Monde

Cameron-Clegg: l'accord (presque) parfait

Contre toute attente, les deux chefs du gouvernement britannique mènent de conserve leurs politiques. Leur entente fait même sourire dans les rangs conservateurs, qui parlent de «brokeback coalition».

Temps de lecture: 6 minutes

Après 100 jours de gouvernement de coalition «Lib-Con» (libérale-conservatrice), le Royaume-Uni semble avoir vécu une transition en douceur. Grâce à un style certes aristocratique mais décontracté et à l’écoute, David Cameron a donné un coup de jeune aux Tories et est parvenu à faire oublier l’image du «nasty party» des années 1980. Malgré quelques gaffes en matière de politique étrangère, le nouveau Premier ministre s’est forgé une image d’homme d’Etat en reconnaissant la responsabilité du Royaume-Uni dans le massacre du Bloody Sunday de 1973. Inspiré peut-être par des expériences d’outre-Manche et profitant du vide de leadership de l’opposition, il a habilement peaufiné son image d’homme d’ouverture et de consensus en confiant des missions à quelques ténors de l’aile blairiste du Parti travailliste. Enfin et surtout, la coalition baroque imposée par les urnes entre les Tories et les Lib Dems, les deux ennemis héréditaires –même si ces derniers, longtemps les gardiens d’une grande tradition politique à vocation majoritaire, font surtout figure depuis quelques décennies déjà d’éternel recours des déçus de la bipolarisation– s’est solidement installée. De façon surprenante, le premier gouvernement de coalition de l’après-guerre, dans un pays dont le système politique même se définissait par son bipartisme indépassable, a ainsi les allures d’une révolution tranquille.

Une union libérale

Il y a quelques mois, bien peu nombreux étaient ceux qui croyaient à la longévité de cette alliance de la carpe et du lapin. Et pourtant, David Cameron et Nick Clegg affichent aujourd’hui une entente parfaite. Après 13 années dominées par des affrontements névrotiques entre les deux ténors du New Labour, Tony Blair et Gordon Brown, dont les mémoires de Peter Mandelson, le troisième larron, viennent de révéler la férocité –proprement ahurissante– aussi bien que l’étendue des conséquences politiques, le contraste au sommet de l’Etat ne pouvait être plus marqué. Au point que les membres du gouvernement eux-mêmes plaisantent désormais, avec un sens de l’autodérision très british, sur cette idylle inattendue. Lord Ashcroft, le très traditionnaliste financeur des Tories, a quant à lui lancé en forme de boutade qu’il ne voulait sans doute pas flatteuse, la formule de «brokeback coalition». On ne saurait mieux résumer le bonheur inattendu de ces deux tourtereaux en plein état de grâce, portés par l’enthousiasme du public telles les stars d’une superproduction oscarisée.

Et comme un western mélo gay réalisé à Hollywood par un cinéaste taïwanais, la coalition Lib-Con déjoue toutes les attentes. Certains, notamment les déçus du travaillisme,  espéraient une sorte de réédition du New Labour des premières années adapté au contexte post-crise, un mélange du conservatisme à visage humain et doté d’une conscience sociale affiché par David Cameron –et son fameux projet de «Big society», où chacun se serrerait les coudes– et du volontarisme social-démocrate des Lib Dems, qui se voulaient le seul parti prêt à en découdre avec les injustices fiscales et à résister à l’influence des lobbies de la City. Pourtant, au terme de ces cent jours où un nombre impressionnant de chantiers ont été lancés, le tableau qui se dessine est tout autre. S’il fallait trouver un dénominateur commun à la synthèse politique qui émerge, c’est sans doute, tout simplement, le libéralisme, conçu au sens le plus large du terme, qui la définirait le mieux.

Chacun leur part

D’un côté en effet, les Lib Dems ont obtenu de vraies avancées sur le plan de la protection des libertés civiles: l’abandon du projet de cartes d’identité, une réforme de la justice pour réduire le recours à des peines de prison pour les crimes les moins graves, ou encore le lancement d’une enquête sur la complicité des Britanniques avec les tortures pratiquées par la CIA. Il y a là une forme de rupture avec l’autoritarisme traditionnel que Margaret Thatcher avait remis au goût du jour après les gouvernements –de gauche comme de droite– jugés trop «permissifs» des années 1950 à 1970. Un changement de cap qui reste toutefois à confirmer, les désaccords entre Tories et Lib Dems sur les sujets de société, et tout particulièrement sur l’immigration «zéro» prônée par les conservateurs, restant très nombreux. Quant aux ardeurs nationalistes instinctives des Tories, dont l’Europe est le terrain de jeu de prédilection, elles sont pour le moment nettement réfrénées par les libéraux, qui ont tout de même accepté que la ligne gouvernementale concernant l’UE soit le statu quo pur et simple: pas de nouvelle avancée de l’intégration, donc, jusqu’en 2015.

D’autre part, au grand désespoir des économistes keynésiens, le gouvernement a choisi sans ambiguïté de donner la priorité absolue à une réduction très rapide du déficit public, avec, pour l’heure du moins, l’assentiment de l’opinion. La cure d’austérité prévue par la coalition Lib-Con est sans précédent et, cette fois, pourrait bien dépasser les réalisations les plus radicales de la Dame de Fer. L’objectif du gouvernement est de passer d’un déficit public de 11% pour l’année budgétaire 2009-2010 à l’équilibre structurel en 2014-2015. La TVA augmentera de 2,5 points dès janvier –les Lib Dems ayant obtenu en compensation une réduction de l’impôt sur le revenu de 800.000 contribuables modestes– et devra continuer à augmenter au cours des années suivantes. Mais la consolidation sera surtout supportée par l’amaigrissement de l’Etat. 6,2 milliards de livres sterling (7,6 milliards d’euros) d’économies budgétaires sont déjà engagées pour l’exercice 2009-2010 et, au total, une cinquantaine de milliards (soit une soixantaine de milliards d’euros) d’économies sur les postes du budget de l’Etat devront être trouvés d’ici 2014-2015.

Le gouvernement Cameron-Clegg avait promis, selon sa propre formule, des coupes «au scalpel» plutôt qu’à «la tronçonneuse». Mais là où le New Labour avait réalisé les investissements financiers les plus importants dans les services publics de l’histoire du pays, les Lib Cons s’apprêtent bien à leur appliquer le programme de rabotage le plus important depuis 1945. Si le gouvernement a promis d’épargner, relativement s’entend, le budget de la santé (toujours sanctuarisé en 2009-2010) et de l’éducation (déjà touché), l’ensemble des ministères devront couper leurs dépenses d’environ un tiers. Les économies frapperont fortement, bien sûr, les aides aux travailleurs et familles pauvres qui constituaient la priorité du Labour. Au-delà, les annonces dans les domaines les plus divers se sont multipliées: arrêt de projets de construction et de rénovation d’écoles, suppression de tribunaux, abolition progressive des «child trust funds» (ces fonds attribués par le gouvernement à tout nouveau né et disponibles à l’âge de 18 ans, emblématiques de la politique sociale du New Labour), suppression du UK Film Council finançant la production cinématographique nationale, etc. Le gouvernement a même envisagé, avant de se raviser, de cesser la distribution gratuite du lait aux élèves des écoles le matin, tradition britannique que seule… Margaret Thatcher elle-même (alors qu’elle était simple ministre) avait osé remettre en cause. Cet acte avait alors été vu comme une transgression telle qu’il était devenu le symbole même de son intransigeance sans pitié.

Encore plus radical que Blair

Mais le nouveau gouvernement britannique ne se contente pas de vouloir amaigrir l’Etat. Il a aussi lancé des réformes de structure qui, si elles se situent, à la différence du financement, nettement dans la lignée de certaines orientations du New Labour, dépassent de très loin en radicalité tout ce que Tony Blair a jamais osé entreprendre. Dans le domaine de l’éducation, les rectorats perdront progressivement leur pouvoir au profit d’établissements pleinement autonomes dont les fonds seront attribués «par élève» et non plus sur un budget global. S’ils ne sont pas satisfaits des écoles existantes, les parents d’élèves auront la possibilité de créer de leur propre initiative de nouvelles écoles en bénéficiant pour cela du financement public. Dans le domaine de la santé, surtout, la réforme prévue est la plus importante depuis la création du National Health Service en 1948. Son budget ne sera en effet plus géré par les autorités régionales de santé mais par… les médecins généralistes eux-mêmes (lesquels en Grande-Bretagne ne sont pas payés à l’acte comme en France mais en fonction du nombre de patients qu’ils suivent régulièrement). Ceux-ci auront une grande liberté pour «commander» pour le compte de leurs patients des soins à divers prestataires –praticiens spécialistes, hôpitaux– publics mais aussi, et de plus en plus, du secteur privé.

Une révolution d’apparence tranquille, donc, mais une vraie révolution tout de même, qui n’est pas tout à fait celle qui était promise. Où est passée, en effet, la régénération du lien social par le tiers secteur, le volontariat civique et la démocratie locale, pierre angulaire du projet de Cameron? Les services publics n’auront plus beaucoup d’argent à dépenser, même pour sous-traiter une partie de leurs activités aux associations et autres fondations caritatives... Quant aux collectivités, elles sont sans surprise les premières frappées par les mesures d’économie budgétaire. Quant aux électeurs Lib Dems, dont une grande partie venait de la gauche désireuse de sanctionner le gouvernement Brown, ils ont de quoi se sentir déboussolés. Alors que les conservateurs se portent à merveille, ce parti est d’ailleurs en chute libre dans les sondages, tombé à 12% (loin des 23% des voix en mai 2010). Parmi les parlementaires, qui peuvent approuver l’élan modernisateur du gouvernement, mais pas son choix de la «thérapie de choc» en matière de dépenses publiques, les dissensions internes voire les rumeurs de défection commencent à se faire jour. Car en Grande-Bretagne, au contraire de la France, le libéralisme n’est pas synonyme du «libre marché», même si tel est le credo de l’un de ses courants incarné aujourd’hui par Nick Clegg lui-même. C’est aussi le parti de Lloyd George, de Keynes et de Beveridge, architectes d’une politique sociale progressiste.

Les frères Miliband, qui se disputent aujourd’hui le leadership du Labour Party, l’ont bien compris, qui multiplient les clins d’œil à l’héritage intellectuel et politique du libéralisme, trahi selon eux par Nick Clegg. S’ils sont parvenus à convaincre la majorité des Britanniques de la nécessité de l’austérité, David Cameron et Nick Clegg oublient peut-être trop vite qu’ils n’ont gagné les élections qu’en «gauchissant» (sur certains aspects) leur discours et en persuadant les électeurs qu’ils préserveraient aussi bien le welfare state que les travaillistes. Il n’est pas certain que les Britanniques aient réellement voulu répudier la synthèse blairiste pour revenir au néolibéralisme radical d’antan. Si tel n’est pas le cas, un Labour party qui exercerait un véritable «droit d’inventaire» sur la période 1997-2010 pourrait refaire surface plus vite qu’on ne le croit…

Robert Landy

Photo: David Cameron et Nick Clegg dans les jardins du 10 Downing Street, le 10 juin 2010. REUTERS/Andrew Winning

 

cover
-
/
cover

Liste de lecture