Économie

La moralisation du capitalisme? Tu parles (1/3)

La saison du populisme. La crise trois ans après (1/3).

Temps de lecture: 4 minutes

Cet article est le premier d'une série de trois écrits par Eric Le Boucher intitulée la Saison du populisme. Les deux suivants qui seront publiés dans les prochains jours ont pour titre: La coordination du G20, Tu parles et Une reprise? Tu parles.

Davos. Mercredi 27 janvier 2010. L’immense salle est pleine à craquer. Nicolas Sarkozy est le premier président français à se rendre au Forum économique mondial dans les Alpes suisses. Beaucoup des «Davosiens», investisseurs, banquiers, industriels venus comme chaque hiver des Etats-Unis, d’Inde, du Brésil et de Chine, sont là. « C'est notre vision du monde qui a été défaillante », commence le président. En pleine crise, il est venu dire ce qu’il pense aux «global leaders». «Le capitalisme a toujours été inséparable d'un système de valeurs, d'un projet de civilisation, d'une certaine idée de l'homme (…) La mondialisation a dérapé à partir du moment où il a été admis que le marché avait toujours raison sans condition, sans réserve et sans limite et aucune autre raison ne pouvait lui être opposée (…) La crise que nous traversons n'est pas une crise du capitalisme. C'est une crise de la dénaturation du capitalisme (…) Nous sauverons le capitalisme et l'économie de marché, en le refondant, oserai-je le mot, en le moralisant».

Nicolas Sarkozy n’est pas seul. Sans doute, pour beaucoup de Davosiens le président français est-il exagérément «politique», étatiste, nationaliste: il est Français! Et son discours n’a reçu finalement qu’un accueil frais. Mais il n’est pas seul. Barak Obama, Angela Merkel et même l’Anglais Gordon Brown… tous sont sur la même longueur d’onde. Le capitalisme financier a dérapé gravement. Le libéralisme est allé trop loin. Les marchés livrés à eux-mêmes ont conduit le monde dans le décor. Il est temps que les Etats reprennent le pouvoir, fixent des règles, des interdits et imposent des valeurs morales. La première est que les casseurs devraient être les payeurs. Or, le système financier qui a foncé dans le gouffre, n’a su ensuite que tendre la main aux contribuables. Une fois, le 15 septembre 2008, un gouvernement, celui des Etats-Unis, a voulu «faire un exemple» et il a laissé mourir une banque, Lehman Brothers. Mal lui en a pris. Tout s’est écroulé. Le monde est entré dans la pire récession depuis 50 ans. Il a fallu payer! La banque est un animal particulier qui tient l’économie au cou. Le contribuable n’a pas le choix que de renflouer les banquiers mêmes les plus coupables. Mais qu’au minimum disent Obama, Sarkozy et alii «que cela soit  la dernière fois» !

Nicolas Sarkozy, le Français, va un pont plus loin. Il dénonce «un monde où tout était donné au capital financier, tout, et presque rien au travail», il  critique les gains faciles et rapides «sans effort et souvent sans aucune création de richesses»,  défend l’industrie et les investissements d’avenir. Concrètement, il liste les réformes à mener: limiter les bonus des traders, introduire une taxe sur les banques, réviser les normes comptables, mettre au pas les agences de notation, stabiliser les cours des matières premières, rabaisser les exigences de la finance de rendement «absolument exorbitantes» et, enfin, mettre en place un nouveau système pour gérer les monnaies mondiales, «un nouveau Bretton Woods».

L’idée générale est qu’après trente ans de suprématie, le libéralisme doit céder devant ce que Nicolas Sarkozy  nomme «une autre vision du monde». Il reste défenseur du capitalisme et de l’économie de marché mais promet «une moralisation», c’est-à-dire des changements majeurs, une nouvelle ère.

Septembre 2010, neuf mois plus tard, qu’a-t-il été fait? Sur les bonus, une mascarade. Les banques continuent d’attirer les meilleurs en les payant des montagnes cash ou tout comme. La banque Citi,  N° 1 aux Etats-Unis, leur verse immédiatement 25% du bonus et 75% en actions. Si les traders sont intéressés par l’avenir de leur banque, voilà n’est-ce pas, qui devrait élargir leur horizon et arrêter de les pousser dans les spéculations de court terme. Sauf qu’ils ont le droit de revendre ces actions au bout de cinq jours… ce qui ne change donc rien.

Des taxes ont été instaurées sur les banques, mais «provisoires», la concurrence des places financières entre elles empêche d’avancer. Sur les normes comptables, les discussions ne sont même pas ouvertes.  Sur les cours des matières premières, aucun moyen n’a été trouvé. Sur les agences de notation, on attend. Sur l’exigence de rendement, personne n’en parle plus. Sur Bretton Woods, le FMI a été renforcé, rien d’autre. Les Etats nations n’ont en réalité rien voulu céder de leurs prérogatives. Réguler les banques? Les corseter? C’est risquer de les voir partir et de perdre des emplois.  Commencez donc ailleurs que chez moi…

Entre temps, le monde occidental compte 34 millions de chômeurs supplémentaires dont 8 millions de jeunes qui sont les premiers affectés. Leur taux de chômage atteint 13% contre 7% pour l’ensemble de la population active. Entre-temps, les  banques ont retrouvé des profits dès 2009, en gros la moitié du niveau d’avant crise. Les grandes entreprises ont, elles, rattrapé complètement ce niveau et leurs dividendes (l’exigence de rentabilité!) aussi. Entre-temps il y a eu la crise grecque, au printemps, dont la signification a été claire: les marchés ont menacé les Etats endettés de les punir s’ils ne leur obéissaient pas en adoptant des mesures d’austérité. Les gouvernements européens ont tous obtempéré. «Il est temps que les Etats reprennent la main», disaient les politiques… On voit: c’est l’inverse qui s’est passé. Athènes, Dublin, Lisbonne, Madrid, Rome, Paris ont la trouille des agences de notation

Le libéralisme est toujours là, inchangé ou presque. L’ «autre vision» n’a toujours pas de contenu concret à la fois audacieux et réaliste. Cette idée de moralisation du capitalisme est à ranger dans l’armoire de «l’autre politique», défendue en France par les anti-Maastricht dans les années 1990 et avec «le gouvernement économique européen» défendu par les Français face aux Allemands, l’armoire des idées vides. Non qu’un jour quelqu’un puisse trouver une proposition intéressante, il y en a d’ailleurs, mais globalement l’économie mondiale n’a subi aucun «changement majeur» de ses principes. La finance est là, les rendements aussi, la mondialisation impose toujours ses conséquences. Il n’y a pas de plan B. Faute d’idées de rechange et faute de courage collectif des Etats-nations. Divisés face au «marché mondialisé», ils se condamnent au chacun pour soi.

Conséquence: l’économie reste et restera dure. Il n’y a pas de libéralisme «tempéré». L’instabilité, caractéristique première du monde actuel, l’instabilité des emplois, l’instabilité technologique, l’instabilité financière, demeureront. Le mieux qu’il soit possible d’espérer des timides régulations en cours d ‘élaboration est que les futures bulles, quand elles exploseront, feront moins de dégâts.

Toutes ces promesses, tous ces emplois perdus, tous ces déficits qu’il va falloir rembourser pour çà? Pour rien? Pas de «changements»? Les gouvernements ont évité que la crise ne tourne à la Grande Dépression type années 30, ils n’éviteront pas qu’elle débouche sur une Grande désillusion. «Ou bien nous serons capables par la coopération, par la régulation, par la gouvernance de répondre à la demande de protection, de justice, de loyauté, annonçait Nicolas Sarkozy à Davos, ou bien nous aurons le protectionnisme, la fermeture et le chacun pour soi». Nous y voilà: en cet automne des désillusions, les sirènes populistes vont chanter fort.

Eric Le Boucher

Photo: Devant la Bourse de New York.  ERIC THAYER / Reuters

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