Économie

L'Amérique régule, l'Europe recule et la Chine spécule

Qu'y a-t-il de mieux en matière de régulation financière: le volontarisme peu efficace des Américains ou l'immobilisme des Européens? Pendant ce temps-là, la Chine fonce.

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La grande bascule vers l'Asie du centre de gravité de la planète financière s'accélère dans un mouvement irrésistible. L'écart se creuse inexorablement entre deux mondes: l'Asie d'un côté, lancée dans une croissance à tout va, et  l'Europe et les Etats-Unis de l'autre cahotant dans une conjoncture indécise. 

Le paradoxe saute encore plus aux yeux dans le domaine de la finance: à l'heure où les démons de la démesure et de la bulle spéculative viennent hanter Shanghai et Hong Kong, les capitales financières occidentales paraissent continuer à faire du surplace, enlisées dans d'interminables questions de régulation.

Les Etats-Unis ont doublé l'Europe

Pour preuve, la gigantesque introduction en Bourse de l'équivalent chinois puissance dix du Crédit agricole, l'Agricultural Bank of China, qui vient de lever 22,1 milliards de dollars sur les Bourses de Hong Kong et Shanghai. Cela en fait la plus grosse introduction boursière mondiale de l'histoire! Plus fort encore que l'Industrial and Commercial Bank of China, qui avait ramassé 21,9 milliards en 2007. Pékin recapitalise ainsi la troisième banque du pays et conforte ses ratios de solvabilité fragilisés par les masses de crédits distribués à tout va ces derniers mois.

De l'autre côté du monde, on assiste au lancinant va-et-vient politico-financier engagé par Washington et Bruxelles pour tenter d'encadrer les pratiques financières. Dans cette course à la mise en place de mécanismes de surveillance des risques financiers et de dispositifs de sauvetage des banques en difficulté, l'administration Obama a pris cet été une avance décisive. Son texte sur  le renforcement de l'encadrement des banques américaines, la protection des consommateurs et la réglementations des activités de marché les plus risquées vient d'être promulgué, donnant l'assurance, a expliqué le président américain, de ne plus avoir à faire renflouer les banques par le contribuable.

Au même moment, l''Europe continue de tergiverser pour adopter les mêmes règles de surveillance des activités à risques, la taxation des banques, le contrôle des agences de notation. Le Parlement européen a certes adopté une directive sur les rémunérations dans le secteur financier. Mais le chantier de la régulation des produits dérivés est à peine engagé alors que  les Etats-Unis ont déjà programmé la mise en place d'une chambre de compensation afin d'identifier les acheteurs et les vendeurs de ces titres sophistiqués. Les députés européens ont même renoncé à adopter la réforme des fonds spéculatifs et Berlin et Paris se heurtent à l'opposition de Londres sur la question des ventes à découvert. Le volontarisme américain démontrerait donc, une fois de plus,  sa supériorité.

Le prix de la régulation

En fait, à y regarder de plus près, on s'aperçoit que si les Etats-Unis sont en avance sur l'Europe en matière de régulation financière, c'est au prix d'un net assouplissement des mesures retenues par rapport aux ambitions. La réforme de Wall Street, au fil des tractations entre la Maison Blanche et le Congrès, a été expurgée des mesures les plus radicales, laissant aux banques une liberté d'action beaucoup plus grande qu'on ne l'imaginait. Celles-ci pourront continuer à faire du trading de produits dérivés qui a pourtant été l'une des principales raisons de la crise. Les élus du Congrès ont par ailleurs supprimé le prélèvement sur les banques de 19 milliards de dollars qui était destiné à financer la réforme.

Alors, que vaut-il mieux? Le volontarisme à l'américaine, quitte à finalement adopter une réforme largement édulcorée et à laquelle les principales firmes de Wall Street sont déjà en train de s'adapter en se séparant de leurs activités de trading pour compte propre? Ou le surplace des Européens, englués par leurs divisions? Aux Etats-Unis, le lobby bancaire a réussi à faire passer l'argument qu'un surcroît de réglementation et de carcans fiscaux ne ferait que provoquer une hémorragie de toutes ces activités à risques vers des régions et des places financières moins contraignantes, c'est-à-dire vers l'Asie.

En Europe, le même lobby a retenu un autre cheval de bataille consistant à démontrer que l'adoption de mesures unilatérales excessives en matière de ratios de fonds propres, d'encadrement et d'interdiction d'activités ferait peser un risque mortel sur le financement de la relance de l'économie dont les trois quarts sont assurés par les banques. Face aux pressions, le Comité de Bâle a jugé utile d'assouplir certaine solutions qui seront présentées au futur G20 de Séoul en fin d'année et de repousser ses décisions les plus radicales, notamment celles relatives au ratio de liquidité, vers 2017 ou 2018, pour se donner le temps de réfléchir...

Mais à l'heure où les occidentaux paraissent plongés dans d'interminables débats, l'Asie, elle, redouble d'activisme en s'appuyant sur des places financières dynamiques, à l'environnement réglementaire beaucoup moins contraignant tout en utilisant des technologies qui n'ont plus rien à envier aux grandes places occidentales. Singapour, Shanghai, Hong Kong, et en Amérique latine Sao Paulo, soutenues par des économies beaucoup plus réactives, ont toutes les chances de prendre définitivement de solides parts de marché à l'occasion de ce grand mouvement de reréglementation financière. Près des deux tiers des capitaux levés sur les marchés au premier semestre 2010 l'ont été à travers des introductions en Bourse en Asie. Les trois plus grosses mises sur le marché (à commencer par celle de l'Agricultural Bank of China) cette années ont eu ou auront lieu en Chine...

Philippe Reclus

Photo: Une salle de trading de la Bourse de Hong Kong. Bobby Yip / Reuters

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