Monde

L'Irakien qui en savait trop

Pourquoi le ministre du pétrole de Saddam Hussein est toujours en prison?

Temps de lecture: 7 minutes

Preuve que l'occupation américaine en Irak touche à sa fin, le contrôle de la dernière prison militaire du pays, Camp Cropper, a été transféré en juillet au gouvernement irakien, désormais responsable des centaines de détenus qui y séjournent; terroristes d'al Quaida, miliciens shiites et anciens fonctionnaires baasistes –dont certains furent complices des crimes perpétrés par le régime de Saddam Hussein.

Mais l'un de ces détenus n'est pas tout-à-fait comme les autres: il s'agit d'Amer Mohamed Rachid al-Obeidi, l'ancien ministre du pétrole de Saddam. Son maintien en détention apporte plutôt la preuve de la corruption et de la politisation du système judiciaire mis en place par le nouveau gouvernement irakien.

Rachid, aujourd'hui âgé de 70 ans, fut appréhendé par les forces américaines en avril 2003. Au lendemain de l'invasion de l'Irak, l'armée américaine a produit sa liste noire des membres du régime à capturer à tout prix, et le nom de Rachid y figurait en bonne position, pour son rôle dans le programme irakien de développement d'armes de destruction massive (ADM) dans les années 1980.

Toutefois, la raison pour laquelle il continue de moisir en prison n'a rien à voir avec les ADM: son ancien poste de ministre du pétrole fait de lui l'homme à abattre, puisqu'il n'ignore rien de la corruption qui règne parmi les acteurs du nouveau gouvernement irakien assoiffés de pouvoir, mais également chez certains très hauts fonctionnaires russes.

En 2004, à la tête de l'Iraq Survey Group de la CIA (Agence centrale de renseignement), je dirigeais l'enquête finale du programme sur les ADM. J'ai inclus dans mon dernier rapport une annexe où j'insistais sur le fait qu'il n'y avait plus aucune raison de retenir ces Irakiens qui avaient été capturés en raison de leur lien avec ces programmes. Nous avions trouvé les réponses que nous cherchions, et ces individus ne représentaient plus de risque pour la société irakienne –la plupart étaient même extrêmement brillants et pouvaient aider à la reconstruction de leur pays.

Alors pourquoi cinq ans après Rachid est-il toujours emprisonné? La réponse a beaucoup à voir avec la lutte entre les différents centres du pouvoir irakien qui ont vu le jour après la chute de Saddam. Si l'Irak a obtenu l'autorité sur les détenus de la liste noire américaine en juin 2004 après le transfert officiel de souveraineté, les prisonniers de Camp Cropper étaient eux en revanche toujours sous la coupe de l'armée américaine. Saddam lui-même était un de ses plus célèbres pensionnaires avant d'être remis aux autorités irakiennes pour être pendu en décembre 2006.

 C'est en 2005 que le «système judiciaire» irakien naissant a jeté les bases du maintien en détention de Rachid. Un tribunal a délivré un mandant l'accusant de «gaspiller la richesse du pays en tirant profit de sa position, ce qui a conduit à d'énormes pertes financières et celle de la richesse nationale irakienne». Depuis, il compte les jours en prison.

Rachid était en fait un des bureaucrates les plus prudents lorsqu'il s'agissait d'établir la comptabilité des ressources. Après avoir interrogé Rachid et d'autres fonctionnaires de l'ancien ministère du pétrole, nous en avons déduit que le ministère –avec à sa tête Rachid– avait conduit ses opérations de manière tout-à-fait appropriée. C'est seulement lorsque la clique de Saddam a décidé d'y mettre son nez que les contrats pétroliers ont été attribués à ceux qui se pliaient à la volonté du chef de l'état.

Ma propre expérience avec Rachid remonte au déubt des années 90, lorsque j'occupais le poste de vice-président exécutif de l'UNSCOM, la commission de l'ONU chargée de vérifier que Saddam avait bel et bien détruit ses anciens stocks d'armes chimiques et bactériologiques et stoppé la production d'ADM plus avancées. Rachid était alors un des technocrates désignés par Saddam pour traiter avec les inspecteurs de l'ONU. Ancien général de l'armée irakienne, Rachid était quelqu'un de brillant –bien que parfois gueulard et difficile– et travaillait en tant que responsable sur le programme technique de développement militaire le plus avancé d'Irak.

Le régime, reconnaissant ses compétences, lui donna rapidement de plus grosses responsabilités. Il était particulièrement fier du Pont du 14 juillet bâti au-dessus du fleuve Tigre, qu'il a fallu construire en un temps record pour remplacer ceux qui avaient été détruits pendant la première Guerre du Golfe.

En 1995, Saddam nomma Rachid ministre du pétrole, un poste qu'il occupa jusqu'à la fin du régime, y compris pendant la période critique durant laquelle les Nations-Unies permirent à l'Irak d'exporter du pétrole sous couvert du soi-disant programme alimentaire «Oil-for-Food» (Pétrole contre nourriture).

Saddam voulait se débarrasser de ces sanctions coûte que coûte; il fallait soit convaincre le Conseil de Sécurité de l'ONU du désarmement de l'Irak, soit sapper l'efficacité de ces sanctions de manière illicite jusqu'à les rendre sans objet. C'est cette dernière solution qui fut favorisée jusqu'à l'invasion américaine en 2003, et son succès fut le résultat d'allocations de barils de pétrole destinés à ceux qui se montreraient capables d'influencer les sanctions qui pesaient sur l'Irak.

Dans mon rapport de 2004 je publiai la liste complète des bénéficiaires, dont certains très hauts fonctionnaires français et russes –y compris des employés du bureau présidentiel russe et du ministère des affaires étrangères, allocataires de 43 millions de barils. Parmi les personnes impliquées, on trouvait même le fils de l'ambassadeur de Russie en Irak. A noter qu'à l'époque, l'ambassadeur de la Russie auprès de l'ONU n'était autre que Sergei Lavrov, actuel ministre des affaires étrangères russe et sans aucun doute le plus finaud de tous les représentants du Conseil de Sécurité de l'époque. Parmi les bénéficiaires français, un ex-ambassadeur de l'ONU. Les deux pays, mais plus particulièrement la Russie, ont toujours milité pour un relâchement des sanctions vis-à-vis du régime de Saddam. Brillante stratégie de la part de ce dernier donc, de distribuer bons points ou punitions afin d'assurer sa survie.

Après plusieurs années au service de l'ONU et d'innombrables sessions avec Rachid, j'en suis venu à apprécier ce côté franc qu'il a presque malgré lui. En 1998, au cours de l'inspection d'un des palais de Saddam, le secrétaire du président Abid Hamid Mahmud al-Tikriti déclara de façon totalement arbitraire certaines zones comme hors-site. En apprenant cela, Rachid, plus intelligent et rigoureux mais frustré, s'emporta, criant qu'Abi ne savait même pas lire une carte, alors qu'est-ce qu'il pouvait bien en savoir. Rachid avait peut-être raison, mais ce n'était pas une chose à dire au deuxième homme le plus puissant d'Irak.

Il faut reconnaître la qualité du travail accompli par Rachid qui devait défendre le cas de l'Irak auprès d'experts de l'ONU plus que sceptiques. On a pu constater qu'il y avait beaucoup de vérité dans ce qu'il présentait; pendant des années, Rachid affirmait aux inspecteurs de l'ONU que le programme des ADM n'était plus actif depuis novembre 1991. Ce qui s'est avéré vrai bien que le gouvernement irakien a continué pendant longtemps à dissimuler au public l'étendue de ses programmes.

Après l'invasion américaine, j'ai revu Rachid dans des circonstances très différentes. Il était tombé bien bas, de ministre du pétrole d'un des plus gros pays producteurs du monde à détenu n'ayant pour seule possession que sa combinaison orange. Contrairement à de nombreux hauts fonctionnaires du régime de Saddam, Rachid lui n'a pas l'air d'avoir caché quelque richesse hors du pays lors de son mandat au ministère. Au contraire, il vivait de manière relativement modeste à Bagdad.

Ainsi pouvait-il parler encore plus franchement. Lorsque nous avons essayé de comprendre l'étendue des programmes d'AMD du régime, mon équipe et moi-même avons examiné les revenus provenant d'exportations approuvées par l'ONU mais également de celles qui ne l'étaient pas. En plus d'étudier les documents très bien conservés du ministère du pétrole, nous avons discuté de ces transactions avec tous les hauts dignitaires du régime, y compris Rachid. Je l'ai revu très peu de temps après son arrestation, et il s'est tout de suite montré très franc.

Notre rapport final –ainsi que l'enquête ultérieure de l'ONU sur la corruption au sein du programme Oil-for-Food– montrait la distribution soigneusement calculée de «bons pour pétrole» que Saddam remettait à certains chefs d'états en échange de leur soutien. Les poursuites de hauts fonctionnaires ont déjà eu lieu en Australie, en France, en Inde, aux Etats-Unis et dans quelques autres pays. A noter l'immobilisme de la justice russe, un pays où la liste des allocataires touchait pourtant les plus hauts fonctionnaires du gouvernement.

Toutefois, l'ONU n'a pas examiné les sommes détournées par le régime de Saddam au profit des Irakiens eux-mêmes, et plus particulièrement des dirigeants des zones kurdes du nord du pays, qui faisaient passer du pétrole en Turquie et en Iran pendant les années 90. Selon d'anciens hauts fonctionnaires du régime de Saddam, la contrebande de pétrole représentait une source de revenus régulière pour les Kurdes et leurs dirigeants. Dans mon rapport, je note que l'un des principaux acheteurs de contrats pétroliers irakiens était l'Asia Company, avec presque 11 millions de barils achetés entre mai 1999 et janvier 2003, ce qui représente 174 millions de dollars (environ 135 millions d'euros). Rachid nous avait indiqué que c'était Massoud Barzani, leader du Parti Démocratique du Kurdistan, qui contrôlait la société.

En sa qualité de ministre du pétrole, Rachid exécutait ces accords, mais les décisions étaient prises par Saddam ou par l'un des ses quatre principaux lieutenants qui formaient alors «le Quartet»: Izzat Ibrahim al-Douri, Ali Hassan al-Majid, Taha Yassin Ramadan, et Tariq Aziz. Parfois, Oudaï, le fils de Saddam, avait également son mot à dire.

Cela mettait Rachid dans une position des plus précaires, puisqu'il savait parfaitement qui était impliqué dans ces exportations pétrolières illégales, au niveau national comme international.

En bref, il sait qui parmi les dirigeants actuels de l'Irak a profité de cette manière du régime de Saddam. Il sait également quels hauts fonctionnaires étrangers –russes, par exemple– étaient payés par celui-ci. Mais ceux-ci aimeraient sans doute continuer à profiter des marchés irakiens. Rachid a été jeté en prison depuis sept ans sans autre forme de procès. Il semblerait qu'il soit coupable d'être témoin, et le régime irakien actuel ne veut rien entendre de son témoignage.

Les nouveaux dirigeants du pays se sont toujours enorgueillis d'une rupture radicale avec la répression qui caractérisait l'ère Saddam, bien qu'à la tête d'un pays que Transparency International a récemment classé quatrième pays le plus corrompu de la planète, à égalité avec le Soudan. En détenant Rachid indéfiniment soi-disant pour enquêter sur le gaspillage des ressources du pays, ce nouveau régime prouve qu'il a échoué à tenir ses promesses. Si la nouvelle démocratie irakienne souhaite se distinguer des régimes précédents, elle doit commencer par libérer Rachid.

Charles Duelfer - Foreign Policy

Traduit par Nora Bouazzouni

Photo: Saddam Hussein lors de son procès à Bagdad en février 2006 Reuters

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