Monde

En Ukraine, les télés ont comme patron les services de sécurité

Le pluralisme de l'information s'est réduit et les violences contre les journalistes ont augmenté de manière sensible, sans que leurs auteurs ne soient punis.

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La liberté d'expression est devenue en quelques mois un enjeu de politique nationale en Ukraine. Depuis l'élection du candidat pro-Russe, Viktor Ianoukovitch à la tête de l'Etat, en février dernier, les conditions de travail des médias sont l'objet de toutes les attentions. Peu de pays ont connu une telle floraison de mouvements de défense de la liberté de la presse. Dernier en date, le collectif Stop Censorship fait parler de lui par tous les moyens: happenings, performances artistiques, pétitions citoyennes, campagnes de presse, etc.

Une dégradation rapide depuis Ianoukovitch

Il faut dire que les journalistes ukrainiens sont très attachés à leur liberté, si chèrement conquise après le départ de Léonid Koutchma. A tel point que désormais, la moindre marque d'irrespect à l'égard d'un journaliste ou la moindre pression sur un rédacteur en chef fait la Une de certains médias. Mais cette vigilance est nécessaire à l'heure où la censure pointe à nouveau le bout de son nez. Ainsi, les chaînes Tvi et 5 Kanal, très critiques vis-à-vis du pouvoir actuel risquent de perdre prochainement les fréquences qu'elles avaient remportées en janvier dernier.

En quelques mois, le pluralisme de l'information s'est réduit et les violences contre les journalistes ont augmenté de manière sensible, sans que leurs auteurs ne soient punis. Les journalistes Serhi Androushko (STB) et Serhi Kutrakov (Novyi Kanal), en ont récemment fait l'expérience, en dépit d'une vidéo où il est évident qu'ils sont empêchés de remplir leur mission de journaliste. Si cette dérive n'est pas enrayée tout de suite, c'est tout un système qui peut se remettre en place. L'appareil politique manœuvre rapidement pour reprendre le contrôle de l'information.

Dans quel autre pays accepterait-on que le patron des services de sécurité (SBU), Valéry Khorochovski, soit également propriétaire de plusieurs chaînes de télévision (via le groupe Inter) ? Les liens entre l'entourage du président de la République et les patrons de presse sont très étroits. Et lorsque le même président n'est pas à son avantage –par exemple lors d'une cérémonie où une couronne de fleur lui tombe sur la tête– la plupart des télés détournent leurs caméras et évitent de le montrer à son désavantage (ce qu'ont dénoncé des journalistes des chaînes STB et 1+1). Plus grave, les critiques de la politique menée par le nouveau gouvernement se font très rares dans les médias de masse. Et les leaders de l'opposition disparaissent peu à peu des écrans.

Le test de l'affaire Gongadze

Certes, comparée à ses voisins immédiats, l'Ukraine n'a pas à rougir de sa situation. La presse y est beaucoup plus dynamique et libre qu'au Bélarus et en Russie. Les journalistes ukrainiens ne vont pas en prison et risquent moins qu'à Moscou de prendre une balle dans la tête en sortant de leur salle de rédaction.

Pourtant, on sent bien un climat d'inquiétude et de peur à Kiev. Beaucoup de journalistes craignent un rétrécissement de leur liberté et un retour à l'ancien régime. Pendant cinq ans, ils ont goûté à une certaine liberté d'expression et rien ne pourrait les en priver désormais. Alors, ils se battent avec leurs armes : une certaine confraternité et la plus grande visibilité accordée à cette question de la liberté de la presse.

En face, les autorités tentent de convaincre et de rassurer. Selon elles, les libertés n'ont jamais été aussi grandes. Elles mettent en avant le nombre important de médias et leur totale liberté d'action.

A cet égard, le procès des assassins de Georgiy Gongadze, prévu pour démarrer avant la fin de l'année, fera office de test. Si les autorités n'ont rien à cacher, elles laisseront la justice faire son travail et juger le général Poukatch, accusé d'avoir personnellement étranglé le journaliste, il y a dix ans. Et nous saurons alors peut être qui avait ordonné au militaire de se débarrasser du reporter. Si le procès se tient à huis clos –pour des questions de «sécurité nationale»– sans que rien ne filtre et aboutit à une simple condamnation des auteurs matériels, la volonté du pouvoir actuel de défendre la liberté de la presse ne convaincra plus grand monde.

Jean-François Julliard

Secrétaire général de Reporters Sans Frontières 

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