Culture

Votre série doit-elle plaire à toute la famille?

Six scénaristes réagissent aux idées reçues sur les séries françaises (5/10 &6/10)

Temps de lecture: 6 minutes

Trop lisses, trop convenues, pas assez politiques, copiées sur les Américains, les séries françaises sont accusées de tous les maux. Où en est la production hexagonale? Les choses ont-elles changé? Que faut-il encore corriger ? Confrontés à 10 idées reçues, vraies ou fausses, six scénaristes réagissent.

Jean-Marc Auclair: créateur de B.R.I.G.A.D (2000-2004 sur France 2) et Mes Amis, Mes Amours, Mes Emmerdes (depuis 2009 sur TF1).

Eric de Barahir: scénariste sur les saisons 2 et 3 d’Engrenages (depuis 2005 sur Canal+) et Les beaux mecs (en tournage pour France 2).

Marc Herpoux: créateur des Oubliées (2007 sur France 3) et Pigalle, la nuit (2009 sur Canal+).

Nicole Jamet: créatrice de Dolmen (2005 sur TF1) et présidente du Festival Scénaristes en Séries (et de l’association éponyme).

Olivier Kohn: créateur de Reporters (2004-2009 sur Canal+).

Frédéric Krivine: créateur de P.J (1997-2009 sur France 2) et Un Village Français (depuis 2008 sur France 3).

Idée reçue n°5: votre série doit plaire à toute la famille.

 Jean-Marc Auclair. Oui, mais ça c'est la télé. Les seules chaînes en France qui financent la fiction sont généralistes, donc les fictions doivent toucher tout le monde. Seulement aux Etats-Unis, le marché est assez grand pour avoir des segments très précis (les citadins masculins entre 30 et 50 ans par exemple pour Nip/Tuck) qui représentent suffisamment de téléspectateurs potentiels pour que la pub soit là et qu'on fasse donc des fictions que pour les citadins de 30 ans ou que les ados. En France, ça existe peu.

 Olivier Kohn. Situation des chaînes généralistes par définition. Il se trouve qu’en France, ce sont les seules qui financent les fictions (Canal+ étant une exception sans en être une: généraliste mais payante). Donc c’est un critère qui compte plus  ici qu’aux Etats-Unis, où le nombre et le type de diffuseurs qui ont les moyens de financer des séries est bien plus important. Sans compter leur capacité d’exportation à l’étranger. En bref : faites une série qui touche un public restreint aux Etats-Unis, même si ce n’est pas un succès d’audience, elle pourra être économiquement rentable et continuer plusieurs saisons (cf. The Wire) ; faites la même chose en France, si elle ne fait pas d’audience, la série ne sera pas rentable et s’arrêtera après la première saison.

 Eric de Barahir. «Ah non, ça ce n’est pas possible, c’est trop segmentant et ça ne plaira pas à la ménagère de moins de 50 ans». Les scénaristes qui m’ont raconté cela m’ont beaucoup fait rire, mais cela ne touche qu’une chaîne que tout le monde reconnaitra… […]

  Nicole Jamet. Il y a une logique à cette demande. Pour une chaîne privée, réunir une large audience aux heures de grande écoute est vital. Mais ce n'est pas l'unique credo aujourd'hui. Cela dit, lorsqu'avec Marie-Anne Le Pezennec nous avons planché sur un feuilleton d'été de 6x90mn (Dolmen), telle était la demande et ça a été un challenge passionnant à relever. […] Concernant les larges audiences,  le public populaire, je rêve parfois que par inadvertance nous ayons un jour une direction de fiction qui ait une réflexion du type de celle à laquelle s'est livré Jean Vilar à la tête du Théâtre national Populaire en un autre temps... C'est une mission magnifique, qui se base avant tout sur le respect du public et la confiance en son potentiel. Je sais, je suis une rêveuse. Ou un dinosaure.

 Marc Herpoux. La télé en France a longtemps été une "grande messe". Il y avait le journal de 20h00… puis le téléfilm du soir. Comme on n'a pas – et qu'on n'aura jamais – les moyens de produire cinquante mille séries par semaine, comme aux Etats Unis, on n'aura jamais les moyens de plaire à tout le monde avec des programmes différents. On essaye donc de plaire à tout le monde… avec le même programme ! Et c'est bien là le problème. Ca bouge, ça aussi… mais les enjeux économiques rendent la chose difficile à surmonter.

 Frédéric Krivine. […] Cela dépend tout simplement de la part de marché recherchée et de la case où le programme sera diffusé. Il est normal qu’un diffuseur hertzien qui veut passer une série à 20h30 souhaite un programme qui puisse plaire à toute la famille, ou au moins être regardé par toute la famille. Le point de vue de l’auteur est différent: il doit se demander à qui peut s’adresser l’univers sériel dont il est porteur. S’il veut faire une série comme La Commune ou Le Chasseur, il faut comprendre dès le départ que ce ne sont pas des séries familiales et chercher le producteur et le diffuseur adaptés. Le côté «familial» est un cadre, qui entraine des restrictions, mais n’empêche nullement la créativité une fois qu’on l’assume. En revanche, il est à la fois bête et méchant de vouloir rendre «familial» un concept qui, par essence, ne l’est pas.

Idée reçue n°6: il ne faudra pas parler de politique dans votre série.

Nicole Jamet. Comme monsieur Jourdain, qui faisait de la prose sans le savoir, quoi qu'on fasse quand on raconte une histoire, le point de vue choisi est une vision politique. […] Quant aux sujets politiciens, c'est vrai qu'ils sont souvent rasoirs car rarement abordés de façon autre que démonstrative, didactique, académique. Ou policière. A ces fictions le public préfère alors les documentaires, plus surprenants, plus humains. Les Anglais savent magnifiquement faire des fictions immergées dans le monde de la politique comme si c'était n'importe quelle autre couche de la société. Les Français n'ont peut-être pas le même rapport au monde politique.
  
Olivier Kohn. Les «fictions politiques» existent mille fois plus aujourd’hui qu’avant-hier ! C’est le centre de la ligne éditoriale de Canal+ pour ses unitaires depuis bientôt dix ans! Et je suis bien placé pour savoir que personne n’a tenté de vider Reporters de son contenu politique. Une fois cela dit, se pose encore la question de l’intérêt du public pour ce genre d’univers. Mais il y a dans le statut de la fiction politique chez nous un problème plus global il me semble. J’ai le sentiment que malheureusement, en France, la fiction (en général, pas uniquement télévisuelle) est tenue pour négligeable; elle n’a pas sa place dans le débat social et citoyen, elle n’est pas considérée comme un révélateur, un facteur digne d’intérêt. On ne lui reconnaît pas la capacité  de poser des questions pertinentes. Sans parler, bien sûr, d’être considérée comme un (modeste) contre-pouvoir. Et c’est dommage.
Sur ce sujet, on prend toujours pour exemple des séries américaines ou anglaises, mais il faudrait s’interroger aussi sur la place que leur réserve les sociétés dans lesquelles elles naissent. Dans le monde anglo-saxon, journalisme et fiction politique sont un peu les deux faces d’une même médaille: le journalisme enquête sur des faits, et la fiction prend le relais en présentant des hypothèses plausibles quand les faits sont inaccessibles. Dans les deux cas, il y a une aspiration à la transparence, la conviction que la fiction a son rôle à jouer dans la vie démocratique. D’où l’interaction là-bas entre la fiction et la vie politique. Souvenez-vous qu’en 2004, Martin Sheen participait  à des manifestations anti-guerre ou pro-démocrates pour peser de tout son poids, celui de Josiah Bartlett, le président fictif de A la Maison Blanche, dans la vie politique de son pays! Quand en France on reconnaîtra à la fiction le droit de cité, les choses évolueront peut-être, et dans la fiction, et dans la société, et dans la politique...

 Eric de Barahir. Les Anglais dans State of Play ont réussi une magnifique série politique. Il n’y a pas de raison que les Français n’y arrivent pas. La première saison de Reporters avait abordé de façon tout à fait convaincante les liens entre journalistes et hommes de pouvoir. J’ai beaucoup aimé cette série même si l’audience n’a pas été tout à fait au rendez vous. Je crois que c’était un peu trop élitiste, que cela manquait de mystère et de tension, choses qu’ont parfaitement réussi les scénaristes de la série anglaise.

Marc Herpoux. Parler de politique, ce n'est pas forcément faire une "série politique" (type A la Maison Blanche). […] Histoire de bien se comprendre, je distinguerais "politique" et "débat politique". Pour moi, ça fait 20 ans qu'on se tape, grosso modo, le même discours "politique" à la télé ! Qu’on ne vienne pas me dire qu'il n'y a pas de politique dans Julie Lescaut ! […] Ce n'est pas : "Évitez de parler de politique, merci", mais "Surtout ayez ce discours politique, et pas un autre !!!!" Je ne vais pas m'étendre sur le contenu de ce discours mais faut bien faire attention : qu'est-ce qu'on entend par "parler de politique"? Une série propose toujours un "angle", un "prisme", une "éthique", donc une "vision politique". "Surtout ayez ce discours politique, et pas un autre!", rime avec "Evitez tout débat politique!" […] Là aussi, les choses changent… bien que ça fasse encore peur. Lancer un débat, ça n'est pas, par définition, très fédérateur. Sur ce terrain, je trouve que nous avons encore de vieux réflexes monarchistes, qui nous empêchent de libérer la parole, surtout quand on regarde ce qui s'écrit outre atlantique.

 Frédéric Krivine. Pour une raison que j’ignore, la quasi-totalité des fictions politiques ont connu des échecs d’audience, quelle que soit leur qualité (Rastignac, La Conseillère, L’Etat de Grâce, mais aussi Reporters ou Sécurité Intérieure, pour prendre des exemples récents). Je n’analyse pas bien le phénomène mais il y a là quelque chose qui dépasse la frilosité des diffuseurs. Ce n’est pas une raison pour ne pas en faire si on est inspiré par ce monde-là.

Pierre Langlais

To be continued .../... A suivre

Retrouvez aussi les idées reçues 1-2, 3-4.

Photo : Watching TV with Daddy / Jenny Cu via Flickr / CC Licence By

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