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Qui a tiré sur les journalistes en Thaïlande?

En avril et mai 2010, au moins 90 civils sont morts dans les affrontements à Bangkok, dont deux reporters.

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Près de deux mois après l'assaut final contre le camp retranché des chemises rouges en plein de cœur de Bangkok, les autorités thaïes n'en finissent pas de prolonger l'Etat d'urgence et de réprimer les opposants qui ont fait chanceler le pouvoir. Des enquêtes sérieuses sur les violences commises contre les civils, notamment les journalistes, tardent à venir. Ainsi, le rapport sur le cas du caméraman japonais de Reuters, Hiroyuki Muramoto, tué en avril lors d'un accrochage entre soldats et miliciens rouges armés, n'a toujours pas été rendu public.

La grave crise politique qui divise le pays depuis le coup d'Etat militaire de septembre 2006, a débouché sur un bain de sang. En avril et mai 2010, au moins 90 civils sont morts, dont deux journalistes. Plus de mille personnes ont été blessées. Il faut y ajouter une vague de censure et d'intimidations sans précédent depuis les années 1990.

Mener une enquête indépendante

Le Premier ministre Abhisit Vejjajiva a annoncé la création d'une Commission indépendante pour la vérité et la réconciliation, mais sa composition n'a pas encore été finalisée, et ses pouvoirs d'enquête paraissent bien trop limités. Au contraire, il paraît urgent de mener une enquête indépendante, incluant si nécessaire des experts internationaux, sur les violations commises par les parties prenantes: d'un côté l'armée, les forces spéciales et les paramilitaires, de l'autre, les militants rouges du United Front for Democracy Against Dictatorship (UDD).

Reporters sans frontières vient de publier les résultats d'une enquête sur dix affaires concernant des violences contre la presse pendant les événements. Le choix a été fait de donner la parole aux victimes et aux témoins. Car, beaucoup de questions subsistent sur l'attitude des forces armées pendant les journées sanglantes qui ont précédé l'assaut final du 19 mai 2010. Les témoignages multiples sur des soldats tirant à balles réelles sur des civils désarmés, le mitraillage de journalistes, les intimidations et la militarisation de la répression politique rendent compte de dérives graves.

La Thaïlande présidente du Conseil des droits de l'homme

Les images de violence ont atteint la crédibilité internationale de la Thaïlande, qui, ironie du calendrier, vient d'être élue à la présidence du Conseil des droits de l'homme des Nations unies, il est important que Ban Ki-moon ne reste pas muet sur cette futur enquête qui doit être transparente et exhaustive.

Le gouvernement et les chemises rouges campent sur leur position. Interrogé par Reporters sans frontières, Thani Thongphakdi, le porte-parole du ministère thaï des Affaires étrangères, a affirmé que le Comité chargé de l'enquête sur les violences, serait indépendant. «Le gouvernement considère qu'il est très important de donner une réponse aux questions du public sur les incidents d'avril et mai. Peu importe les résultats de l'enquête, le gouvernement assumera sa responsabilité», a déclaré Thani Thongphakdi.

De son côté, Robert Amsterdam, avocat de l'ancien Premier ministre Thaksin Shinawatra, «les chiffres ne mentent pas. Le nombre de journalistes et de brancardiers tués ou blessés démontre un manque de préoccupation dramatique pour la sécurité des civils. Nous sommes face à une multiplication de cas d'usage indiscriminé de la violence. Et nous avons des témoins qui nous indiquent que des journalistes ont été visés. Nous sommes en train de les confirmer et le gouvernement devra répondre de ces accusations. (...) La majorité des morts et des blessés étaient du côté des rouges, cela montre clairement d'où venait la violence. (...) Et nous n'avons aucune confiance dans la volonté politique d'établir la vérité.» Depuis qu'il a accepté de mener une enquête sur les violences d'avril et mai à Bangkok, cet avocat international est interdit d'entrée sur le territoire thaïlandais.

Qui a tiré sur les journalistes?

Le bilan élevé des reporters tués ou blessés est-il avant tout dû à une conjonction de circonstances malheureuses: un grand nombre de journalistes présents sur les lieux, dont certains pas assez entraînés ou équipés; des affrontements armés très violents dans un environnement urbain; et un manque d'entraînement des soldats thaïs, notamment sur le sort des civils non armés? Ou y a-t-il eu intention de tuer ou de blesser des professionnels des médias, notamment étrangers?

«Dans les derniers jours du conflit, les soldats tiraient à l'arme de guerre sur des civils désarmés, notamment des journalistes. Il n'existait visiblement aucune règle d'engagement pour les soldats livrés à eux-mêmes», a expliqué un journaliste européen présent dans les rues de Bangkok. De son côté, le porte-parole du ministère des Affaires étrangères affirme qu'il existait des règles spécifiques: «Après l'attaque de nos soldats désarmés le 16 avril, l'armée a reçu l'autorisation de tirer à balles réelles contre les fameux 'hommes en noir', les rouges en armes. Les règles ont été annoncées aux soldats. Et en aucune circonstance, l'armée n'a été autorisée à viser des civils.»

Preuve que le gouvernement s'engage mal sur la voix de la réconciliation, le Centre de résolution de l'état d'urgence (CRES) refuse de mettre fin à la censure imposée à plusieurs sites d'informations. Ce climat de peur a poussé de nombreux journalistes thaïs à garder le silence sur les événements de mai dernier, de crainte qu'on les accuse de l'effort de réconciliation nationale.

Vincent Brossel

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Photo: Une membre des «chemises rouges» essuie ses larmes provoquées par les gaz lacrymogènes lors d'une manifestation à Bangkok, le 10 avril 2010., C. SUBPRASOM / REUTERS

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