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Crier au scandale pour plus de clics

Comment des blogs féministes génèrent des pages vues en jouant sur les pires tendances féminines.

Temps de lecture: 6 minutes

Une de mes amies a mis dans son statut Gmail un lien vers un article de Jezebel publié la semaine dernière et intitulé «Le problème féminin du Daily Show», le tout agrémenté d'un «à lire, pour toutes les femmes». Docile, j'ai cliqué, et lu un long billet qui commence en affirmant que le Daily Show est un «club de garçons où les contributions féminines sont souvent ignorées et proscrites». A la fin de ma lecture, j'étais scandalisée! Mais pas, comme la majorité des lecteurs et des commentateurs de Jezebel semblaient l'être, par le Daily Show.

Pas le bon specimen de femme

L'argument de la contributrice de Jezebel, Irin Carmon, est essentiellement celui-ci: «L'ancienne présentatrice d'une émission sur les jeux vidéos» Olivia Munn pourrait devenir la première chroniqueuse féminine à participer au programme depuis sept ans, mais son embauche potentielle n'a rien de glorieux car, même si elle est une femme, elle n'en est pas un bon spécimen. Elle a présenté Attack of the Show sur G4 pendant quatre ans, et a écrit un livre. Mais, pour Carmon, «sa précédente carrière en a poussé certains» –ce qui signifie, je suppose, Carmon et les commentateurs de Jezebel– à «critiquer un Daily Show recrutant une personne plus connue pour sa façon de mettre suggestivement des choses dans sa bouche sur le plateau d'une émission de jeux vidéos...et pour être apparue sur les couvertures de Playboy ou de Maxim, que pour ses ressources comiques». Il y a aussi un lien vers un ancien article de Jezebel où, dans une vidéo, Munn se jetait dans une énorme tarte à la crème déguisée en soubrette.

Le reste de l'article fait la part belle aux paroles de comédiennes ou de responsables du Daily Show ayant été virées, ou n'ayant jamais été engagées par l'émission. Ces femmes se sont entretenues avec Carmon officiellement et –principalement– officieusement. Ce qui laisse l'impression générale d'un environnement de travail inhospitalier pour les femmes, voire carrément hostile. On y parle par exemple d'un patron ayant jeté une fois un «journal ou un script» au visage de la co-créatrice de l'émission et de modalités d'auditions très à cheval sur l'apparence.

Les déclarations d'employées du Daily Show dont les histoires ne collaient pas à ce scénario –comme la chroniqueuse Samantha Bee, depuis très longtemps en poste, et qui a récemment dit à NPR que l'émission était l'endroit rêvé pour des parents d'enfants en bas âge, ou Alison Silverman, rédactrice pour le Daily Show et contributrice à Slate– ont été réduites aux portions congrues. La vidéo de Munn, gobant lascivement un hot-dog, et insérée au milieu de l'article, attirait bien plus l'attention.

Crier au scandale pour des clics

Au moment où j'écris ces lignes, l'article de Carmon a généré près de 1.000 commentaires et quasiment 90.000 pages vues. C'est un excellent exemple de cette tendance qu'a la blogosphère féministe à puiser dans une force de vente que je définirais comme celle d'un «monde du scandale» –ces tempêtes régulières agitant des blogs destinés à un public féminin, populaires et lucratifs, comme Jezebel et, dans une moindre mesure, le XX Factor de Slate et le Broadsheet de Salon.

Elles sont déclenchées par des auteurs qui poussent les lecteurs à ressentir ce qu'ils prétendent être une respectable indignation, mais qui, en réalité, n'est que de la jalousie mesquine habilement vendue comme du féminisme. Ces tempêtes sont du pain béni pour le business des blogs, dopé à la page vue. Mais elles promeuvent l'exact opposé d'une pensée progressiste et d'un discours rationnel, et la guerre des commentaires qu'elles déclenchent dégénère inévitablement en surenchère didactique remplie de clichés simili-féministes.

Le ton est moins celui d'une sororité en armes que d'une guégerre entre clans de pré-ados, et où quiconque se démarquant des définitions tracées à la craie de ce qui fait «l'émancipation» ou «l'anti-féminisme» se verrait inévitablement montré du doigt. Paradoxalement, au milieu de toutes ces préoccupations profondes sur la liberté professionnelle et sexuelle des femmes à paraître ou être qui elles veulent, il semble de rigueur* de critiquer toute personne qui, comme Munn, ose avoir visiblement envie d'attirer les hommes sexuellement.

Des blogs féministes...

Quand Jezebel a été fondé, il se présentait lui-même comme une alternative explicite aux magazines féminins traditionnels. Comme tout débutant en études féministes vous le dira, ces journaux ont fait leur beurre des vulnérabilités féminines. Le contenu éditorial créait des blessures narcissiques («Sentez-vous mauvais? Pourquoi ne veut-il pas de vous?») que les annonceurs soulageaient confortablement en offrant du maquillage et des tampons parfumés. Mais Jezebel doit aussi vendre de l'espace publicitaire, et ses fondateurs savaient qu'ils s'adressaient à une génération consciente des techniques marketing antérieures, ce qui signifiait que ces stratégies papier désuètes n'allaient plus fonctionner. Les pages vues sont générées par des commentateurs désireux de s'exprimer, et qui reviennent ensuite sans cesse sur le fil pour voir comment les gens réagissent à leurs idées. C'est ainsi que les posts les plus provocateurs sont ceux qui ont tendance à générer le plus de pages vues, et la façon la plus simple pour les auteurs de Jezebel d'être provocants est de jouer sur les vulnérabilités des lecteurs –mais d'une autre façon.

...Plus vicieux que les magazines féminins

Au lieu de copier l'ancien modèle directement créateur d'anxiété –en postant par exemple des conseils minceur et des photos de mannequins à la silhouette impossible, comme dans un magazine féminin traditionnel– Jezebel et les «blogs féminins» de Slate et de Salon publient des critiques sur les top-models squelettiques et expliquent en quoi la fascination qu'elles engendrent font du mal aux femmes. Le résultat final est le même que dans la vieille formule –les vulnérabilités des femmes font vendre des pubs. La seule différence tient dans le niveau de double-langage et de manipulation nécessaires pour arriver à ce même résultat. Récemment, Tracy Clark-Flory de Broadsheet a provoqué 32 commentaires, majoritairement lèche-bottes, en terminant un article lu mille fois sur l'âge controversé de certains mannequins en disant que cela lui «donnait la chair de poule» que la mère d'un mannequin de 15 ans dise que «peu importe votre âge si vous êtes belle». Et XX s'est récemment plongé dans le débat sur Olivia Munn avec un post disant que Munn n'était pas assez drôle pour participer au show, citant une interview de Munn mais aucun exemple tiré des 374 épisodes du Attack of the Show que Munn a présenté sur G4 entre 2006 et 2010.

Il est certainement important d'avoir des conversations honnêtes et ouvertes sur les questions qui ratissent à tous les coups des commentaires et des pages vues –le viol, la sexualité des mineurs, et la cruelle tyrannie des standards esthétiques impossibles encouragés par la plupart des publicitaires et des magazines (à part ceux qui sont assez malins pour utiliser des exemples gentiment éclairés, un tout petit peu plus ronds, plus vieux ou plus ethniques, représentant une «vraie beauté»). Mais il est peut-être tout simplement impossible d'avoir ces conversations en ligne. Sur le Web, les rédacteurs ont tendance par leurs allusions à flatter les aspects de la controverse suscitant le plus la jalousie et les sentiments de vulnérabilité, que des commentateurs anonymes –pour qui les conséquences de leurs déclarations n'ont aucune importance– pousseront à leurs extrêmes. C'est tout simplement ainsi qu'Internet fonctionne.

En même temps, de nombreux articles de ces sites ne sont pas écrits consciemment avec cette pagaille d'intentions tordues que je viens tout juste de décrire. La majorité des rédacteurs pensent probablement que leur travail aide les femmes en mettant en lumière du sexisme et en ayant à l'œil des questions féminines de premier ordre. Mais, en particulier pour les rédacteurs de Jezebel, dont les dons pour générer de la page vue relèvent du domaine public, et qui voient leurs carrières dépendre du maintien de leurs stats, la pression pour aller continuellement taper dans des sujets du «monde du scandale» doit se faire cruellement sentir.

Tandis que j'écris cet article, deux des cinq posts les plus lus de Jezebel ont un rapport avec la perte de poids: «N'est-il pas temps d'appeler les "mannequins ronds" simplement des "mannequins"?» et «Le visage de Lily Allen n'est-il pas assez mince pour le Elle britannique?». Dans les commentaires, les lecteurs font part d'une amertume la plus crue: «Les minces et beaux sont comme les riches. On leur donne gratuitement des avantages qu'ils possèdent déjà», déclare sensitivitycop. NewWaveBatMitzvah fait dans le bon mot avec «Je suis  heureux qu'on s'intéresse enfin aux femmes maigres avec des gros seins. Il est grand temps qu'elles sortent des ténèbres où elles s'endorment chaque soir en pleurant des larmes de douleur et de solitude».

Et ainsi de suite, à mesure que les commentateurs cliquent et recliquent sur le même post pour suivre la conversation, générant un trafic permettant aux site de vendre de l'espace publicitaire. En ce moment, la publicité qui longe ces titres est celle de Cheetos**.

Disclaimer : Emily Gould travaillait précédemment pour Gawker Media, propriétaire de Jezebel.

Emily Gould

Traduit par Peggy Sastre

* en français dans le texte

** biscuits apéritifs extrêmement gras, salés et sucrés ressemblant aux Curly, NdT

Photo: capture d'écran du site Jezebel

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