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A quoi ressemble une vie d'espion

L'arrestation de 11 espions «russes» ravive nos fantasmes sur ce métier qui, au risque de briser le mythe, est souvent moins trépidant que nous l'imaginons. FAQ.

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Ils rencontraient leurs contacts dans des gares, échangeaient avec eux des messages écrits à l'encre invisible, leur identité était falsifiée ou volée à un mort... L'arrestation dimanche 27 juin, aux États-Unis et à Chypre, de onze personnes soupçonnées d'intelligence avec la Russie a révélé une multitude de détails croustillants qui rappellent les grandes heures de la guerre froide et ravivent nos fantasmes sur ce métier régulièrement alimentés par l'espion le plus connu au monde, «Bond, James Bond». Or 007 n'existe pas. Pas seulement parce qu'il est né de l'imagination de l'écrivain britannique Ian Fleming, pas non plus parce que son nom a été emprunté à un ornithologue...mais parce que son métier d'agent secret tel qu'il est raconté n'a pas d'équivalent IRL.

Personne, dans les services de renseignement, ne combine «Licence To Kill», Aston Martin et Martini Dry avec la bénédiction du patron du service (en l'occurrence M, patron(ne) du MI6, le service de renseignements extérieur du Royaume-Uni). Personne n'est, comme James Bond, agent et officier de renseignement en même temps.

C'est quoi un espion?

Il y a d'un côté les agents et de l'autre les officiers de renseignements. Agents comme officiers de renseignement ont tendance à être qualifiés d'espions, d'où la confusion. Notons par ailleurs que le mot «espion» est «insultant» aux yeux des services de renseignement qui réservent ce terme à l'ennemi.

Les agents fournissent à proprement parler les renseignements, à la demande des officiers traitants, qui les ont recrutés. Les agents ne sont pas membres du service de renseignement. C'est soit pour l'argent, soit par patriotisme qu'ils acceptent la proposition de l'officier traitant.

Les officiers de renseignement sont fonctionnaires, civils ou militaires. Ils appartiennent à l'un des deux services de renseignements français, la DCRI et la DGSE. Le premier ayant pour mission de protéger la France de toute attaque intérieure, le second de toute attaque extérieure. Dans tous les domaines, y compris le secteur économique. L'espionnage industriel, duquel cette activité se distingue, est de plus en plus puni par la loi. 

Les détectives privés, qui s'occupent d'histoires de moeurs, de divorces, quoique de plus en plus de questions économiques, et surtout les spécialistes de l'intelligence économique, pratiquent aussi l'espionnage.

La vie d'espion, c'est l'aventure...?

Les officiers de renseignement sont divisés en trois catégories: les officiers traitants (recruteurs d'agent), les exploitants et les analystes. Dans 95% des cas, leur vie ressemble à celle d'un fonctionnaire de bureau. Seule une élite part sur le terrain, soit pour recruter des agents, soit pour faire de l'observation (photos, filatures...), soit pour des missions «encore plus rocambolesques que celles de James Bond», pour ceux regroupés dans les services «Action» et «Mission». 

Imaginons: l'officier traitant est à Bangkok, sa couverture est le métier d'attaché de presse. Il s'éclipse de temps en temps pour rencontrer une source. A chaque fois, il rédige un rapport. «A 10h05 j'ai rencontré la source n°43, il était en retard, semblait stressé, m'a dit telle et telle chose». Ce rapport est reçu par les exploitants, qui épaulent l'officier de renseignement sur les décisions à prendre depuis leur bureau parisien. «Ce sont des contrôleurs, leurs regards sont extérieurs au terrain». Et enfin il y a les analystes, qui utilisent les infos du terrain, ainsi que les écoutes, font des recherches de contexte, etc.

Les agents prennent les risques à la place des officiers de renseignements. A eux les cascades, les courses poursuites, les opérations commandos... et les fins moins heureuses: «Un échec pour un officier de renseignement, c'est l'expulsion, pour un agent, ça peut être la torture, ou la mort».  Tous les espions russes arrêtés étaient vraisemblablement des officiers de renseignement.

Un espion a t-il les muscles de Daniel Craig?

Si James Bond peut s'improviser tour à tour tireur d'élite, pilote d'avion, expert en explosifs ou en combat rapproché, des biceps aussi mous qu'un mashmallow peuvent suffire à un officier de renseignement pour bien exercer son métier.

Les gros bras constituent les 5% des effectifs de la DGSE dont la vie correspond à notre idée de l'aventure. Ceux-là, seuls à pouvoir mesurer leurs muscles à ceux de Daniel Craig - le dernier interprète en date de 007 - sont surentraînés, harnachés de gadgets et peuvent partir en opération clandestine, avec des méthodes peu orthodoxes et des fausses identités.

Comment recrute t-on un agent?

«On recrute un agent en fonction d'un objectif», explique Eric Denécé. Exemple fictif: le service veut connaître les comptes d'une grande industrie automobile. Il leur faut quelqu'un parmi les employés de la direction financière et de la comptabilité. Cela fait peut faire 40 personnes. «Le service va passer 5 ou 6 mois à les étudier: qui trompe son mari, qui aime son pays...etc. En bref, qui présente un intérêt. Sans doute deux ou trois personnes sur les 40. L'enjeu est qu'il accepte. C'est comme franchir le pas dans une relation amoureuse, on prend le risque du refus».

Si l'agent accepte, c'est un agent recruté. A différencier de l'agent infiltré: dans l'exemple fictif, il s'agirait d'infiltrer quelqu'un dans la direction financière par exemple. «La première méthode, celle de l'agent recruté est la plus efficace. Mais dans la lutte anti-terroriste c'est très dur d'avoir des agents recrutés»
Enfin le mythe de l'universitaire brillant approché parce qu'il parle pachtoune peut-être vrai, mais il concerne une petite minorité de personnes, «une dizaine par an».

Combien gagne un espion?

Si vous voulez faire fortune, il va falloir songer à revoir vos plans de carrière. Un jeune civil entrant à la DGSE gagne 1.400 euros net par mois, comme un jeune lieutenant de police ou des armées... Puis les salaires peuvent aller jusqu'à 4.000 euros. Un énarque aux hautes fonctions peut gagner jusqu'à 10 ou 12.000 euros. Comme beaucoup d'officiers de renseignement comprennent vite que l'enrichissement ne viendra pas de ce métier, certains passent dans le secteur privé, car souvent rémunéré à la journée comme dans un cabinet de conseil: entre 1.000 et 3.000 euros selon les infos demandées et la taille du client. Certaines entreprises paient au résultat, et un gros contrat peut être de 300.000 euros

Si vous êtes recrutés en tant qu'agent, vous pouvez gagner un peu tout et n'importe quoi. Vous pouvez d'abord ne rien gagner du tout, si le service vous fait chanter - très rare dans les services occidentaux - ou si vous vous êtes proposés volontairement. Si l'on vous paie, cela peut même dépendre de vous, si vous un as de la négociation. «Mais ce n'est jamais mirobolant», affirme Eric Denécé. Pas là de quoi atteindre les 29.000 dollars mensuels (23.000 euros) que gagnait James Bond et se nourrir de caviar, langoustes, et vodkas-martini «au shaker, pas à la cuillère». Les officiers de renseignements se contentent de jambon-beurre moins glamours. Les notes de frais d'un officier de renseignement sont scrupuleusement épluchées par les financiers. Toutes ses dépenses doivent être justifiées, tout dépassement des barèmes imposés suppose des sanctions. Argument infaillible: c'est l'argent du contribuable... L'agent peut lui tenter le mode de vie princier de 007, si son salaire lui permet.

Un espion roule t-il en Aston Martin?

James Bond pilote bien une tripotée de voitures de luxe: BMW, Lotus, Alfa Romeo, Ford, Rolls-Royce et la mythique Aston Martin (250.000 euros). Pareil pour tous les espions? Théoriquement rien ne les en empêche. Mais si un officier de renseignement roule en Aston Martin, le service n'y sera pour rien: il aura plutôt gagné au loto ou dévalisé une banque.

Un espion a t-il son Q, célèbre inventeur des gadgets de James Bond?

C'est peut-être un des aspects les moins mensongers de James Bond! Les services de renseignements ont «au moins 5 ans d'avance sur ce qui existe dans le secteur privé». Conçus par des ingénieurs (les Q), produits en toute petite quantité, il peut s'agir de toute sortes de chose: matériels d'écoutes, moyens de transports, de communication, micro-caméra, micro-appareil photo, technique de maquillage, armes non détectables, véhicule spécial! Eric Denécé s'amuse: «Ici la réalité dépasse le cinéma».

Parmi les nombreux «petits métiers» de la DGSE, il y a les «ouvreurs de coffres», capables de venir à bout de n'importe quelle serrure, les couturières qui fabriquent sur mesure des vêtements pour dissimuler du matériel photo ou d'enregistrement, ou encore les imprimeurs qui réalisent de vrais-faux passeports. Certains gadgets, dont une partie est d'ailleurs disponible à la vente bien qu'interdits d'usage, peuvent être finalement assez basiques. Par exemple une des espionnes russes se servait simplement du wifi pour transmettre des informations d'un cybercafé à un ordinateur installé dans une camionnette garée devant.

Un espion a t-il une arme sur lui?

Les officiers de renseignement ne sont généralement pas armés pour ne pas courir le risque (inutile) d'être repéré au premier contrôle de routine. «Ils ne sont pas là pour jouer au cow-boy»... D'ailleurs, les espions russes n'avaient pas d'armes sur eux quand ils ont été arrêtés. Le but étant de prendre le moins de risques possibles. L'agent, en revanche, a tout intérêt à savoir se servir d'une arme...

Un espion a t-il la «Licence to kill»?

Le premier zéro du matricule de James Bond «007» signifie qu'il a l'autorisation de tuer, le second qu'il l'a «déjà fait». Les officiers de renseignements peuvent commander un meutre, mais pas l'exécuter de leurs mains; mission qu'ils réservent à l'agent. En revanche la «licence to kill» n'existe que dans l'imagination de Ian Fleming, le matricule attribué à quiconque fournit des informations au service n'indique rien de tel.

Un espion a t-il affaire à des espionnes aux allures de femmes fatales?

Souvent les James Bond Girls sont elles-mêmes des espionnes qui séduisent 007 pour le manipuler. Rien de tel dans les méthodes de la DGSE: «La Boîte» est très prude, assure un officier. Sauf rares exceptions, une femme ne "traite" jamais un homme et vice versa. Ce n'est pas le cas de certains services concurrents, dit-on dans les services. Les Russes, par exemple, n'hésitent pas à utiliser des Mata Hari pour séduire de possibles sources.

Dans l'affaire des espions russes, Anna Chapman a particulièrement attiré l'attention: rousse flamboyante aux allures de femme fatale, arrivée de Moscou en février dernier en se présentant comme une spécialiste des start-up, elle est décrite par le FBI comme un «hautement entraînée». «Beaucoup y ont vu la confirmation de leur fantasme, mais ce n'est pas vraiment le cas» assure Eric Denécé.

Par ailleurs, si la profession reste très masculine, elle tend à se féminiser, surtout sur le terrain.

Un espion est-il forcément polyglotte?

Anglais, allemand, russes, français, japonais... Dans le roman de Ian Fleming, James Bond maîtrise plusieurs langues et est diplômé de langues orientales. Pour un officier de renseignement, cette connaissance des langues est bien sûr essentielle. Les besoins varient en fonction de l'actualité: l'arabe, le dari et le pachtoune (Afghanistan) le farsi (Iran) et le mandarin (Chine) sont en ce moment particulièrement prisés.

Assez peu de personnes maîtrisent beaucoup de langues, du coup une personne qui parle farsi a toutes les chances de faire partie de la minorité gagnante qui connaîtra les frissons d'aventure.

Pour un agent infiltré dans un pays étranger, la question ne se pose pas. Il doit bien sûr être formé, même s'il peut s'inventer une autre nationalité pour justifier des éventuelles approximations ou son accent. C'était le cas des espions russes qui avaient reçu une formation en anglais, et prétendaient tous être originaires d'autres pays que la Russie.

Peut-on être espion sans avoir le bac?

Oui et non. Difficile d'être officier de renseignement sans le bac en poche. La DGSE recrute tous les profils de personnes par trois concours, A, B, C : le niveau minimal requis pour le concours A est la licence, pour le B, le baccalauréat, et pour le C, la classe de 3e. Voici donc une porte d'entrée pour «La boîte» mais «les chances sont moindres de devenir officier traitant ou analyste». Plutôt des tâches subalternes donc... Pour entrer dans le rangs de la DCRI, il faut passer par le concours de commissaire (niveau master, privilégier une filière droit voire une préparation au concours), celui d'officier (bac + 3, idem et les places sont très chères aussi), ou encore celui de gardien de la paix (niveau bac).

En revanche un agent peut ne pas avoir fait d'études, puisqu'il est recruté pour ce qu'il peut apporter. Pour caricaturer, un Pakistanais analphabète qui a accès à des bureaux importants après 19h parce qu'il y fait le ménage pourrait tout à fait être recruté... «C'est un métier cérébral, pas intello», juge Eric Denécé. Certes, pour certaines missions, il faut avoir une spécialité géopolitique ou autre, mais il faut avant tout faire preuve d'intuition et de gymnastique intellectuelle pour pouvoir s'adapter à toute situation.

Un espion prend-il des vacances? Est-il touché par la réforme des retraites?

Fonctionnaires, les officiers de renseignement peuvent aussi bien souffler pendant leurs vacances que râler parce qu'ils n'échappent pas à notre réforme des retraites. Mais cela reste un métier dans lequel «on ne compte pas ses heures». Quand à l'agent, tout dépend du métier qu'il exerce en plus de son travail au service du renseignement.

Un espion est-il tenu à la confidentialité même au sein de sa famille?

Contrairement à autrefois, dans la grande majorité des cas, le conjoint d'un espion est informé de l'activité de sa moitié. Les employés de la DGSE ne sont pas tenus au secret mais à la discrétion. Quand un officier de renseignement est recruté, une enquête est réalisée sur son conjoint et il existe même des stages de formation de quelques jours pour que celui-ci apprenne par exemple à détecter une filature.

Cela dit, tous les officiers de renseignement sont tenus au strict «secret-défense» et d'ailleurs, avant d'être habilités, ils ont été l'objet d'une enquête personnelle. La plupart des documents qu'ils rédigeront ne pourront être évoqués publiquement. Pour les agents, c'est différent. Certains conjoints d'agents ignorent parfois toute leur vie le véritable métier de leur mari/épouse.

Annabelle Laurent

L'explication remercie des sources qui ont souhaité rester anonymes et Eric Denécé, directeur du centre français de recherche sur le renseignement (CF2R), auteur de Renseignements et Contre-espionnage, 2010.

Photo: Photo officielle du film Casino Royale, Allociné

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