Culture

Pourquoi l'ebook ne remplacera jamais les vrais livres

Parce que nous ne percevons pas les médias imprimés et électroniques de la même façon. Parce que sous certains aspects, Marshall McLuhan avait raison.

Temps de lecture: 9 minutes

Au cas où vous auriez oublié l'un des intellectuels les plus influents de la fin du XXe siècle, McLuhan était un universitaire, théoricien des médias, surnommé «le grand prêtre de la culture populaire». Il était assez connu pour faire l'objet d'un gag répétitif dans [l'émission humoristique] Laugh-InMarshall McLuhan, vous faites quoi?»), pour faire une brève apparition dans Annie Hall et être interviewé par Playboy. L'une des vérités fondamentales énoncées par McLuhan est que les nouveaux médias nous changent et changent le monde. Ce principe est visible dans toutes les sortes de technologies. Quand les films ont été sonorisés, nous nous sommes mis à parler en copiant leurs expressions et leurs rythmes. Quand la notation musicale a été inventée, elle a transporté la musique dans de nouvelles sphères de complexité et de durée. Quand les ordinateurs ont commencé à être reliés entre eux grâce à Internet...vous avez saisi l'idée.

Pour McLuhan, l'un des deux développements culturels à faire date au cours du dernier millénaire fut l'invention des caractères mobiles au XVe siècle, qui déboucha sur la multiplication des données imprimées et sortit l'humanité de sa culture tribale primitive (culture qui avait déjà été secouée, mille ans auparavant, par l'invention de l'écriture). Ensuite, le changement décisif des deux derniers siècles fut l'avènement des moyens de communication électriques, à commencer par le télégraphe. À partir de ce moment-là, les informations ont commencé à sillonner la planète à une vitesse proche de celle de la lumière.

Relativement peu de prophéties se réalisent, et beaucoup de celles de McLuhan sont restées lettre morte. Son «village mondial» pacifique néo-tribal n'a pas si bien fonctionné. Il avait prédit la fin de la politique, des partis et des élections. C'est cela, oui. Et pourtant, il fut le premier à se rendre compte de la transformation que la télévision allait apporter à la politique. Des débats novateurs entre Kennedy et Nixon aux campagnes publicitaires télévisées omniprésentes, en passant par les actualités en continu, la télévision est devenue la plus grande force de la vie politique. On sait depuis longtemps que si Kennedy battit Nixon aux élections présidentielles, c'est en grande partie parce qu'il était le plus télégénique des deux. Aujourd'hui, l'image d'un politicien prime ses idées –prime jusqu'à sa politique. Ce qui est exactement ce qu'avait prédit McLuhan: la télévision est une affaire de tripes, pas de raison.

Média chaud / Média froid

L'un des concepts centraux de McLuhan reste tout à fait d'actualité à l'âge d'Internet et de l'e-book: c'est sa dichotomie entre média chaud et média froid. «Un média chaud est celui qui ne prolonge qu'un seul des sens et lui fournit une "haute définition"» jugeait-il. Moins nous avons besoin de fournir nous-mêmes d'informations audiovisuelles, plus le média est chaud. Les livres et les films sont «chauds» car ils procurent à l'œil un haut niveau d'informations. Le téléphone et la télévision sont «froids» car le téléphone ne donne à l'oreille «qu'une maigre quantité d'informations» et qu'une télévision est moins haute définition qu'un écran de cinéma. L'image vidéo, contrairement au film, est constamment redessinée à mesure que nous la regardons. Dans le média froid qu'est la télévision, notre œil et notre cerveau doivent créer l'illusion d'une image complète; ce processus nous absorbe dès le niveau des synapses.

Naturellement, la télévision haute définition, que McLuhan avait anticipée et sur laquelle il avait médité, complique la distinction entre médias froids et chauds. Mais j'estime que cette dichotomie perdure. Il existe une différence entre notre manière de percevoir les choses imprimées et sur un écran électronique. Regarder la télévision a un effet intrinsèquement hypnotisant qui va au-delà de ce qu'il y a à regarder. La télévision crée une dépendance, comme une drogue, contrairement au cinéma et au texte imprimé. Souvenez-vous de l'aphorisme le plus célèbre de McLuhan: «Le message, c'est le medium». Dans une grande mesure, nous réagissons à tout medium en tant que medium, de façon tout à fait distincte du contenu. J'ajoute que la langue s'en fait le reflet: Nous «allons au cinéma»; nous «regardons la télévision»; nous «lisons un livre». Si vous aimez les livres, c'est la lecture qui vous intéresse plus qu'un livre en particulier.

McLuhan ne jugeait pas le contenu sans importance, mais il croyait que la technologie qui délivre l'information est ce qui, au final, nous engage et nous fait évoluer. «Le "message" de tout medium ou technologie est le changement d'échelle, de rythme ou de motif qu'il introduit dans les affaires des hommes». La télévision a changé le monde, de bonnes et de mauvaises façons. Et un écran d'ordinateur n'est rien d'autre qu'une télévision. Avez-vous remarqué l'air à la fois absorbé et vide des téléspectateurs (excepté évidemment quand il s'agit de sport ou de politique)? C'est à peu près le même que celui des gens qui regardent un écran d'ordinateur.

(Les prophéties sibyllines de McLuhan sur les médias de masse lui ont valu son statut de gourou de la culture pop, qui a largement contribué à le faire comprendre de travers. TV is cool! [la télé est un média froid, qui peut se comprendre également comme la télé, c'est cool!] proclamait-il. Toute une génération s'en est repaît sans avoir la moindre idée de ce qu'il entendait par «cool». De même, le message, c'est le médium. Trop cool! La télé vous assomme! Qu'importe ce qui y passe? Dans son interview pour Playboy, McLuhan, consommateur vorace de texte imprimé et amoureux de littérature, confessa sa consternation devant la révolution qu'il avait prophétisée: «En voyant la reprimitivisation de notre culture (...) je vois de telles perturbations avec une répugnance personnelle et une insatisfaction totale»).

On voit mieux sur papier

McLuhan a entrevu les premières lueurs d'Internet et a semblé pressentir ce qui allait arriver. Il évoquait un «monde en mosaïques, dans lequel l'espace et le temps sont vaincus par la télévision, les jets et les ordinateurs-un monde simultané, du "tout en même temps", dans lequel toutes choses résonnent avec toutes les autres dans un champ électrique total». Mais il n'a peut-être jamais imaginé que des millions de personnes regarderaient un écran, non pas plongées dans une émission de télévision mais pour lire des mots sur leur ordinateur, comme vous en ce moment. Voilà qui trouble encore un peu plus sa dichotomie froid/chaud. Mais je le répète: nous percevons les mots sur écran de manière différente de ceux qui sont imprimés. Lorsque j'écris et que j'enseigne l'écriture, je fais régulièrement des expériences pour éprouver cette théorie.

Voici comment cela fonctionne, pour moi comme pour la plupart des auteurs de ma connaissance (parce que je leur ai demandé). Cela fait plus de 25 ans que j'utilise des ordinateurs. Je fais un brouillon sur écran, je travaille dessus jusqu'à ce qu'il me paraisse correct, je double les interlignes et je l'imprime. C'est à ce moment-là que je le vois tel qu'il est, c'est-à-dire en général flou, démesuré et fade. Sur écran ça avait l'air pas mal, mais en fait ça ne vaut pas tripette. Mes premiers jets sur papier, après l'équivalent de plusieurs brouillons sur ordinateur, ressemblent à un champ de bataille. Voici par exemple une photo de la première version imprimée du début de cet article.

 

 

J'ai longtemps donné des cours d'écriture à l'université, et après l'arrivée des ordinateurs, j'ai commencé à voir apparaître sur les devoirs des trucs bizarres que je n'y avais jamais vus auparavant: une absence flagrante de certaines virgules et apostrophes, alors que je savais que la plupart des étudiants étaient capables de mieux faire. Je me suis rendu compte qu'ils faisaient tout leur travail sur écran, où la ponctuation n'est pas toujours très visible. Je leur ai recommandé de relire leurs travaux sur papier, sans grand succès au début. Ils n'avaient pas l'habitude de se servir du papier avant la version finale, et on leur avait enseigné de ne jamais apporter de corrections manuelles sur la version imprimée. Ils corrigeaient sur écran et rendaient la version papier sans la regarder.

«Vous pouvez écrire à la main! J'adore voir des corrections manuelles!» leur ai-je déclaré. Puis j'ai remarqué dans les devoirs de mes étudiants des défauts qui dérivaient aussi du fait qu'ils corrigeaient sur écran: des répétitions de mots et d'expressions qui sautaient aux yeux, des phrases corrigées non effacées, des passages qui ne tenaient pas debout. Je me suis lancé dans un sermon que je leur sers encore: «On voit différemment, et souvent mieux, sur papier que sur ordinateur. Votre version est meilleure sur papier. Essayez et vous verrez si j'ai raison. Vous aurez une meilleure note». Cette dernière précision a attiré leur attention. Les étudiants étaient perplexes et sceptiques au départ, mais ceux qui ont essayé ont souvent fini par être d'accord avec moi.

Pourtant, rien de cela n'est tout noir ou tout blanc. Pendant des années après que je me suis mis à l'ordinateur, je me suis cramponné à mon attachement aux premiers jets écrits à la main sur de longues feuilles. Un jour, à mi-chemin dans l'écriture d'un livre que l'on m'avait commandé, j'ai eu des problèmes de délais et j'ai été obligé, pour gagner du temps, de me mettre à écrire directement sur ordinateur. J'ai découvert à mon grand dam que mon premier jet sur ordinateur était meilleur qu'à la main. Il était souvent plus net et plus précis. Et pourtant, la suite m'a révélé que le papier restait le maître. Le lustre final, les nuances, les expressions piquantes, la clarté et la logique-tout cela ressortait en grande partie de la révision sur la version papier.

L'avenir de l'e-média

Mon sujet n'est pas de faire un laïus contre les e-médias et leur potentiel. Les lecteurs aiment les liens dans les articles de Slate, et moi aussi d'ailleurs. Mon prochain livre, sur Beethoven, est prévu pour paraître d'une part sous forme de texte traditionnel entre deux couvertures, avec des notes analytiques à la fin, et d'autre part sous forme de «livre tridimensionnel». Le texte sera complété par les notes de fin et prolongé par un site Internet, qui ajoutera d'autres idées et informations, des exemples musicaux audio et sous forme de partition, un blog et le reste. Dans la version e-book, les notes de bas de page seront transformées en liens, dirigeant soit vers le site Internet, soit vers un contenu téléchargé en même temps que le texte.

J'imagine que ce genre d'e-média sera l'avenir de l'histoire, des biographies, du savoir. Entre autres choses, cela rend possible la fabrication d'un livre, sur la musique par exemple, théoriquement accessible à tous: le texte aux lecteurs génériques, les liens fournissant des illustrations musicales instantanées pour les non-musiciens, et d'autres liens ajoutant du matériel technique et explicatif pour les spécialistes et les musiciens. Les possibilités sont si nombreuses qu'elles en sont éblouissantes. Elles sont cool, dans tous les sens du terme.

Coexistence

L'e-book de Beethoven sera évidemment très différent de son homologue relié. Garrison Keillor a dit: «Sur Internet, nous sommes tous des oiseaux-mouches». Nous voletons par monts et par vaux, sirotant un peu ici et là. C'est super, mais ce n'est pas comme ça qu'on lit Austen, Yeats et Joyce. Mon livre sur un iPad ou autre support sera bien plus riche sous de nombreux aspects très valables, mais il sera moins absorbant et suscitera probablement moins d'émotions (je vais faire une autre prophétie, celle que l'iPad, qui est un écran de télé, va supplanter le Kindle et son «e-encre» parce que l'iPad et ses clones seront bien plus flexibles).

Les vrais livres et les e-books vont donc coexister. Ce phénomène s'est déjà produit de nombreuses fois avec d'autres nouvelles technologies censées éradiquer les anciennes. Les automobiles n'ont pas fait disparaître les chevaux. Les films n'ont pas tué le théâtre. La télévision n'a pas signé l'arrêt de mort du cinéma. L'e-book ne détruira pas le papier et l'encre. Internet et les e-books vont peut-être nuire aux matériaux imprimés pendant un certain temps, et ils finiront sans doute par avoir un public plus vaste. Mais beaucoup de gens qui aiment la lecture voudront sentir la texture, la chaleur, la plus grande profondeur de l'engagement intellectuel, émotionnel et spirituel du texte imprimé.

Le message suprême de Marshall McLuhan est une autre de ses idées qui résiste à l'épreuve du temps. Les nouveaux médias nous changent; pas seulement nos idées et nos styles de vie, mais nos systèmes nerveux. «L'élément de base dont il faut se souvenir sur les médias est qu'ils transforment inexorablement chaque rapport de nos sens et par conséquent reconditionnent et restructurent toutes nos valeurs et nos institutions». C'est peut-être un peu exagéré, mais il y a du vrai. Nous ne devrions pas nous cacher ce genre de changements. «La compréhension est la moitié du combat» disait McLuhan. Comprendre les médias revient à les maîtriser, à les diriger mieux, tant de façon personnelle que publique. Quand un nouveau média apparaît sur la scène, nous devons en être conscient et rester aux aguets.

P.S. D'accord, ceci est un article sur Internet, donc il faut qu'il y ait des liens. Je ne les ai pas mis plus haut parce que je voulais que vous lisiez l'article d'abord sans distractions. Une foule d'articles sont parus sur le sujet récemment, dont beaucoup ont été motivés par la défense passionnée du texte imprimé par Nicholas Carr et son nouveau livre The Shallows: What the Internet Is Doing to Our Brains. Vous pouvez consulter le blog de Carr. Dans le Wall Street Journal, Carr et Clay Shirky ont un échange sur «Internet nous rend-il plus bête ou plus intelligent?» La chercheuse en littérature Maryanne Wolf, de l'université de Tufts, évoque ses inquiétudes au sujet des enfants et des ordinateurs ici. Aucun ne mentionne McLuhan, mais il doit glousser dans sa tombe, car une bonne partie des idées et de la recherche qui les étaie fait écho à ce qu'il avait dit.

Voilà. Pfiou! Toute cette lecture et cette écriture ont mis mes capacités de concentration à rude épreuve. Je vais me faire un café et me googleliser un brin.

Jan Swafford

Traduit par Bérengère Viennot

Photo: The Books Room / Photos8.com via Flickr CC License By

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