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Procès Kerviel, procès inhumain

PROCÈS KERVIEL - Jargon boursier, montages financiers... tout a été abordé durant le procès sauf le principal: la personnalité du prévenu.

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Tout avait pourtant si bien commencé. Le 8 juin, premier jour du procès de l'ancien trader de la Société Générale, le président de la 11e chambre du tribunal correctionnel de Paris avait posé une question simple mais évidente au prévenu. «Qui êtes-vous, monsieur Kerviel?», avait demandé Dominique Pauthe. Alors que démarre lundi la troisième et dernière semaine d'audience, on n'a toujours pas eu –hélas– le moindre début de réponse.

Au fil des jours, le procès de Jérôme Kerviel s'est prudemment enfermé dans une bataille de mots tous plus jargonesques et excluants les uns que les autres. Une lutte entre spécialistes de la spéculation financière où les warrants, turbowarrants, futures, forwards, market making, barrière désactivante, front office, spiel, put, call... ont remplacé les principes de base d'une audience correctionnelle: tenter de cerner, en plus des faits, la personnalité du prévenu, son parcours et son profil.

Tout procès comporte normalement cet examen de la personnalité de celui qui est jugé: ses origines familiales, son enfance, sa jeunesse, sa vie affective... Tout est passé au crible. Ici, ce travail a été balayé dès les premières minutes en un ratissage éclair du seul CV professionnel de Kerviel. Pas un mot sur son enfance dans le village breton de Pont-L'Abbé, sur sa mère coiffeuse, sur la mort de son père en 2006. Dommage, alors même que Jérôme Kerviel y consacre plusieurs pages de son autobiographieL'engrenage– parue juste avant le procès. C'est dans ses racines très France moyenne que «Mister Nobody», comme il se surnomme lui-même, justifie sa banalité. Il avoue aussi le traumatisme qu'a été pour lui la disparition de son père et comment il a choisi de surmonter sa douleur en se plongeant à fond et sans doute à perte dans son travail. Un aspect psychologique qui aurait pu être intéressant pour éclairer la «spirale» dans laquelle le trader avoue avoir été emporté.

Des témoins aveugles

Aucun de ses proches n'a été cité à la barre. Sa petite amie à l'époque des faits, entre 2006 et 2008, qui a vécu au plus près ces événements, a été totalement absente des débats. On ne saura donc pas comment ce trentenaire passé du bocage breton aux hautes sphères de la finance mondiale se comportait dans l'intimité, comment il parlait de son métier. Comment le fils de la coiffeuse vivait cette toute-puissance spéculative.

La faute sans doute au tribunal, mais aussi à Jérôme Kerviel. Le prévenu n'a fait jusqu'à présent aucun effort pour se livrer à ses juges. Tendu, nerveux, volontiers arrogant, il ne sait pas trouver les mots au micro. Il parle trop vite, trop technique surtout quand il se sent en difficulté. Le sabir boursicouteur se pointe aussitôt pour brouiller les cartes et embrouiller l'auditoire. Un seul exemple: au président Pauthe qui le questionne une fois de plus sur ses activités dans la salle des marchés de la Société Générale dans les tours jumelles de La Défense, le trader répond, en langage crypté:

J'ai commencé à faire des spec côté Eliott pour pouvoir flaguer le produit en out.

Ici Radio-Bourse, les financiers parlent aux financiers...

Rare également sont les témoins –anciens collègues, supérieurs hiérarchiques de Kerviel– qui ont été interrogés sur la personnalité du prévenu. Des hommes qui souvent ont passé près de dix heures par jour, cinq jours sur sept, à ses côtés, incapables de décrire comment Kerviel se comportait. Etait-il discret ou volubile? Calme ou excité? Introverti ou vantard? Sympathique ou cassant? La plupart parviennent péniblement à dépeindre un salarié «un peu stressé». Seul Taoufik Zizi, qui a été son assistant trader, a livré quelques éléments de portrait. Le jeune homme de 26 ans se souvient d'un Kerviel «très impressionnant», considéré comme «un trader star» car il «n'était pas comme tout le monde». Zizi a été licencié par la SocGen pour «insuffisances professionnelles» quelques mois après l'éclatement de «l'affaire Kerviel».

Le procès de «2A»

Rarement l'humanité a fait son entrée dans la salle des criées du palais de justice. Sauf le 14 juin, jour de la déposition de Valérie Rolland. «Déontologue» à la Société Générale, cette mère de deux enfants se présente comme une «amie» de Kerviel. «Tous les matins, on prenait un café ensemble, on se racontait les dernières nouvelles, comme des amis... Jérôme était quelqu'un de normal, pas flambeur», explique la jeune femme. Preuve de cette intimité, Kerviel devait être le témoin de son mariage, mais «l'affaire» a tout brisé. Au bord des larmes, la témoin raconte comment, à partir du 18 janvier 2008, elle n'a plus eu aucune nouvelle de son «ami». Pas un mot, pas un coup de fil, pas une explication. «J'ai encore du mal à comprendre, c'est irréel pour moi», regrette-t-elle, bouleversée à la barre. Kerviel expliquera simplement:

J'ai voulu la protéger, je ne voulais pas qu'elle soit embêtée par la suite, qu'on l'accuse de collusion avec moi.

«Qui êtes-vous, monsieur Kerviel?» La partie civile s'échine à décrire le prévenu comme un «criminel», un «autiste» ou un «funambule dans un champ de tir», mais au final, ce procès aura davantage été celui du trader «2A» –son nom de code dans les listings de la banque– que celui de l'homme Kerviel.

Bastien Bonnefous

Photo: Jérôme Kerviel, le 9 juin 2010. REUTERS/Gonzalo Fuentes

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