France

L'apéro saucisson impossible

Un contentieux peut-être plus important qu'on ne le croit existe entre ceux pour qui «tout est bon dans le cochon» et ceux pour qui l'insulte «porc» est la pire qui soit.

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L'affaire de «l'apéro géant saucisson et pinard à la Goutte d'or» agit comme un révélateur des tensions culturelles à l'œuvre dans la France de 2010. L'apéro interdit aura eu au moins un mérite, celui de soulever quelques questions fondamentales de manière bien plus directe et efficace que tous les débats sur l'identité nationale du monde: que sont les Français en 2010? que veulent-ils? sont-ils encore prêts à poursuivre l'histoire de France ensemble, ou sont-ils en voie de libanisation, poussés par des forces centrifuges insurmontables? Les politiques et les élites qui ont en charge la destinée de la République ont-ils conscience de ces phénomènes? Si oui comment entendent-ils agir pour prévenir les conséquences d'une «fracture culturelle», autrement qu'en poussant les cris d'orfraie bisounoursiques et pavloviens de l'antiracisme et du vivre-ensemble?

Ignorées ou minimisées par une grande partie des élites médiatiques et relais d'opinion en France, les différences culturelles entre sphère européenne et mondes islamiques font surface de manière de plus en plus fréquente, et de moins en moins sereine, au travers des débats de société sur la burqa, les mosquées, la polygamie, la violence scolaire, etc. Ces différences rognent largement l'efficacité des médiations officieuses utiles à l'intégration, comme le montre l'impossibilité (réelle ou supposée, peu importe, c'est le ressenti qui compte) de partager un moment convivial et gourmand avec les «musulmans». Nous recensons ici quelques unes de ces grandes différences culturelles en laissant délibérément de côté les considérations économiques, sociales et géopolitiques qui sont largement analysées par ailleurs.

Noël et le halal

La société française, laïque depuis plus d'un siècle, est largement sécularisée. La part des Français se disant catholiques recule, et parmi ces catholiques la part de pratiquants. Or, cette société accueille désormais des populations croyantes, pratiquantes parfois jusqu'à la superstition. Et une part non-négligeable de ces populations pratique une religion, l'islam, qui est un système de croyances et un mode d'organisation sociale, qui s'estime être l'aboutissement et la perfection de tous les monothéismes, et qui est forte de cette conviction. Il y a donc une différence de rapport au sacré et une différence liée à la ferveur religieuse, et, disons-le, à la distance que l'on maintient entre sentiments et croyances religieux et leurs conséquences sur la vie en communauté. Ainsi, comment faire vivre ensemble des gens pour qui les interdits religieux constituent un vieux fond folklorique un peu désuet (Noël, Pâques, galette des rois, poisson du vendredi...) et des gens pour qui les interdits religieux fondent et régissent la vie quotidienne (obligation de manger halal, interdiction du porc, de l'alcool, port du voile...)?

Appliquée à la gastronomie, cette différence culturelle liée aux interdits et permis religieux éclaire l'affaire de l'apéro interdit. Large variété de viandes, des fruits et légumes; aliments passés de l'exotisme à la consommation courante (pâtes, pommes de terre, café, couscous); aliments popularisés par la mondialisation: pizzas, chinois, japonais, kebabs, thaï... D'un point de vue pratique, d'un point de vue moral, l'acte de manger et de boire, en France et en Europe, n'est pas problématique. Cet état de fait a pu être aidé par l'absence d'interdits alimentaires culturels et religieux contraignants et par la sécularisation opérée au XXe siècle: le poisson du vendredi relève de l'anecdotique, le jeûne du Carême n'est plus respecté que dans les congrégations. Au contraire, les immigrés de religion musulmane et leurs descendants se conforment à une série de prescriptions posées fermement: pas d'alcool, pas de porc, et viandes hallal, abattues selon un rite. Il arrive même que ceux qui ne s'y conforment pas subissent la pression du groupe pour le faire, au risque de passer pour des diviseurs, des traîtres à leur communautés, des «mauvais musulmans».

Comment partager un apéro?

Ainsi un contentieux peut-être plus important qu'on ne le croit existe entre ceux pour qui «tout est bon dans le cochon» et ceux pour qui l'insulte «porc» est la pire qui soit. Il suffit d'avoir à l'esprit le nombre de pays européens où la saucisse, le saucisson, font partie du fond culturel alimentaire (Allemagne, Autriche, France, Italie, Espagne, et la plupart des anciens pays de l'Est) pour mesurer le fossé qui sépare les gastronomies européennes et islamiques. Cette différence liée à la nourriture et à un certain hédonisme de la table, a un impact sur le fait social que constituent la préparation des repas, le partage convivial d'un moment important de la vie quotidienne des classes populaires et moyennes... comme peut l'être l'apéro! Schématiquement, on peut penser que si les Français jadis pouvait rejeter a priori les «polaks» et les «ritals», ils les côtoyaient au boulot, à la messe et au bistrot. L'apprivoisement mutuel se réalisait ainsi. Aujourd'hui que l'emploi fait défaut, que les religions sont différentes, l'absence de possibilité de «prendre l'apéro» constitue un levier défaillant supplémentaire pour l'intégration mutuelle dans un corps social apaisé.

A la lumière de ce fossé gastronomique moins accessoire qu'il n'y parait, la question que pose le multiculturalisme à nos sociétés ouvertes est finalement la suivante: comment faire vivre ensemble les membres d'un corps social qui ont sur cette question des vues aussi différentes voire contraires? D'autant que d'autres sujets culturels peuvent également s'ajouter et élargir le fossé: liberté sexuelle et matrimoniale, liberté de croire ou de ne pas croire, de pratiquer ou non quand on croit...

Celles de nos élites qui appellent constamment au «vivre-ensemble», à la tolérance, ont-ils conscience de ces obstacles? Nommer et analyser ces pierres d'achoppement, ensemble, Français historiques, Français récents, étrangers en France, constitueraient une démarche bien plus efficace que les leçons de morale et les procès d'intention. Il est grand temps de remettre la question du multiculturalisme sur le métier du politique, car le danger est grand qu'à force de ne pas aborder les questions qui fâchent, les Français historiques, les Français récents, les immigrés de France, se détournent de plus en plus de toute idée d'avenir commun, en des schismes irréversibles et dangereux pour le contrat social et la paix civile.

Peter Thimbaud

Photo: Saucisson sec, Flickr / TheDeliciousLife / CC licence Attribution

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