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Agression sexuelle: le pape François cherche-t-il à étouffer l'affaire Ouellet?

En refusant d'ouvrir une enquête canonique à l'encontre de son potentiel successeur, le pape écorne un peu plus la tolérance zéro prônée par le Vatican.

Le pape François et le cardinal Marc Ouellet au Vatican, le 17 février 2022. | Tiziana Fabi / AFP
Le pape François et le cardinal Marc Ouellet au Vatican, le 17 février 2022. | Tiziana Fabi / AFP

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À la mi-août, le cardinal québécois Marc Ouellet, préfet du dicastère pour les évêques depuis 2010, a été publiquement accusé d'«attouchements de nature sexuelle non consentis» sur la personne d'une femme majeure, dans une action judiciaire collective incriminant près de quatre-vingts ecclésiastiques. Mais le pape François a décidé de ne pas engager une enquête canonique, sur la base d'un rapport dont on peut douter du sérieux.

Marc Ouellet, 78 ans, est un prélat sulpicien, au lourd passif, dont le rêve fut probablement de devenir pape. Considéré comme conservateur et intrigant, il fut promu archevêque de Québec en 2002, créé cardinal en 2003 et nommé préfet de la Congrégation (devenu «dicastère») pour les évêques en 2010. Au Canada, il était proche du nonce de l'époque à Ottawa, Luigi Ventura, par la suite nonce apostolique en France, condamné en 2020 pour agressions sexuelles.

À en croire la «demande introductive d'instance en action collective» déposée à la Cour supérieure du district de Québec, le procédé semble être le même chez les deux hommes. Entre 2008 et 2010, la plaignante de celui qui était alors archevêque de Québec parle de «massage», de «caresse» jusqu'aux fesses et évoque Marc Ouellet l'embrassant «avec familiarité», sous le prétexte qu'«il n'y a pas de mal à se gâter un peu».

C'est dix ans plus tard qu'elle saisit le Comité-conseil pour les abus sexuels envers mineurs et personnes vulnérables de l'Église catholique de Québec. Il semble qu'elle ne soit pas la seule femme ayant subi les mêmes gestes de Marc Ouellet et il lui est conseillé, fin janvier 2021, d'écrire au pape François. Dans cette lettre, elle indique au pape qu'il lui fallait «fuir le plus possible» l'archevêque de Québec.

Moins d'un mois plus tard, cette femme reçoit un courriel l'informant que le pape argentin a décidé d'une enquête sur le cardinal Ouellet confiée à un jésuite belge: Jacques Servais, qui vit à Rome depuis 1985. Il a enseigné à l'Université pontificale grégorienne et travaillé avec Josef Ratzinger, futur Benoît XVI, alors préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi (ex-Saint-Office).

Une enquête biaisée d'avance

Ce jésuite est un spécialiste du théologien suisse Hans Urs von Balthasar (1905-1988) qui contribua à faire redécouvrir l'œuvre des Pères de l'Église, notamment Origène (IIe-IIIe siècle). Favorable au Concile Vatican II auquel il ne participa pas, Balthasar fut en revanche très sévère sur les suites du Concile et il est aujourd'hui très repris dans les milieux conservateurs.

Or, Jacques Servais est directeur de la Casa Balthasar, «maison internationale de discernement et de formation à la vie chrétienne», qui perpétue l'œuvre du théologien suisse alors que Marc Ouellet est membre du Conseil d'administration de cette même maison. En effet, le prélat québécois se sent très proche, lui aussi, de Balthasar. En 2021, il expliquait que le théologien suisse «avait marqué [sa] vocation sacerdotale».

La proximité du cardinal avec son enquêteur a mis d'emblée en lumière le manque d'indépendance que la plaignante était en droit d'attendre.
 

Jacques Servais et Marc Ouellet ont travaillé ensemble, publié ensemble, notamment dans la revue conservatrice cofondée par Balthasar Communio, ils ont conçu ensemble à la fin 2020 le Centre de recherche d'anthropologie et des vocations. C'est cette structure qui a organisé sous la houlette de Marc Ouellet le symposium sur le sacerdoce en février dernier auquel a participé Jacques Servais.

Compte tenu des liens entre Jacques Servais et Marc Ouellet, le choix, par François, du premier pour enquêter sur le second, était donc une erreur, voire une faute avant même que Jacques Servais (ou François) décide qu'il n'y avait pas lieu d'engager une enquête canonique.

Jacques Servais rencontre virtuellement la plaignante en mars 2021 et, d'après le média religieux indépendant Présence-info, lui confie «qu'il ne sait pas trop quoi faire avec [sa] plainte». Il va même jusqu'à demander à l'accompagnateur de la victime ce qu'il ferait à sa place. Alors qu'il doit lui transmettre son rapport dans les 90 jours, la femme ne reçoit rien et ce n'est que le 18 août dernier qu'elle apprend, dans une déclaration de la Salle de presse du Saint-Siège, qu'il n'y aura pas d'enquête car elle «n'a porté [aucune] accusation qui fournirait matière à une telle enquête». Le pape classe le dossier alors que la justice canadienne entend poursuivre au civil le cardinal Ouellet.

Une approche à géométrie variable?

Personne ne comprend la décision du pape, lequel outrepasse même, en l'espèce, ses propres décisions. En effet, en mai 2019, François a promulgué un motu proprio intitulé Vos estis lux mundi («Vous êtes la lumière du monde»), une lettre apostolique indiquant qu'un évêque peut faire l'objet de mesures disciplinaires en cas d'inconduites ou d'agressions sexuelles ou de couvertures. Elle indique aussi les procédures à suivre, notamment s'agissant de l'enquête.

Dans le cas de l'affaire Ouellet, rien ne fut respecté: la proximité du cardinal avec son enquêteur mettait d'emblée en lumière le conflit d'intérêts ainsi que le manque d'indépendance que la plaignante était en droit d'attendre. Le rapport sur lequel le pape jésuite s'appuie pour disculper Marc Ouellet était biaisé dès le départ.

Par ailleurs, comme le relève Solange Lefebvre, professeure à l'Institut d'études religieuses de l'Université de Montréal, si beaucoup a été fait vis-à-vis des personnes mineures et vulnérables dans l'Église, les personnes majeures demeurent le point aveugle des textes pontificaux en matière d'agressions. C'est la raison pour laquelle le cardinal Ouellet «nie fermement» les accusations portées contre lui qu'il juge «diffamatoires». À ses yeux, c'est sa parole contre celle de la plaignante, majeure.

Cette affaire embarrasse le pape pour divers motifs. Marc Ouellet, d'après les éléments aujourd'hui connus, aurait obtenu un certain nombre de voix lors du conclave de 2013 et c'est une des raisons pour laquelle François l'aurait maintenu dans ses fonctions de préfet après son élection. Il s'agissait de ne pas faire une mauvaise manière à son concurrent et de ne pas apparaître comme un «mauvais joueur».

Un concurrent qui pèse encore aujourd'hui en raison de son réseau Balthasar-Communio qui regroupe des orthodoxes de la doctrine et de la discipline, des fidèles des pontifes romains prêts à réformer l'Église à la marge sans trop toucher à la structure. Pour eux, l'Église doit demeurer le pôle de résistance face à ce monde sécularisé, parti à la dérive.

Cette vision de la justice décrédibilise l'Église et les discours de François sur les agressions et viols commis par des ecclésiastiques.
 

Dans ce réseau figurent du reste des signataires du contre-rapport Sauvé envoyé à Rome par des membres de l'Académie catholique de France, lesquels rejettent, entre autres, le caractère systémique des agressions et viols cléricaux. Ils estiment aussi qu'une structure extérieure n'a pas à proposer des pistes de réformes. Parmi ces signataires de l'Académie catholique de France, certains ont participé au symposium sur le sacerdoce et écrivent dans Communio.

François a manifestement écouté cette influente école de pensée et n'a toujours pas reçu les membres de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l'Église (Ciase), preuve de son poids dans le dispositif romain, en dépit de la démission de nombreux membres de l'Académie catholique de France.

Il faut ajouter que ce courant, s'il est clairement conservateur, n'est pas «traditionaliste». Au contraire, le prélat québécois est apparu comme un fervent opposant à l'ancienne messe et dans la «guerre» contre les traditionalistes menée par François, il est un allié. Pourtant, c'est ce réseau qui est aujourd'hui, à travers Marc Ouellet, fragilisé.

Le cas Zanchetta

Mais cette décision est surtout emblématique de la manière dont François peut traiter certaines affaires, en passant outre la justice. Un autre dossier illustre parfaitement cette approche à géométrie variable, qui ne laisse pas de questionner: le cas Zanchetta.

Gustavo Zanchetta est argentin et proche du pape qu'il connaît bien depuis Buenos Aires. Peu de temps après son élection, François l'a nommé évêque d'Orán, en Argentine. Rapidement, des prêtres de ce diocèse se sont plaints à Rome de l'attitude de leur évêque, par la suite accusé d'abus sur des séminaristes et d'irrégularités financières.

Le prélat démissionnera en 2017 pour «raisons de santé» mais recasé au Vatican à un poste spécialement créé pour lui, à l'Administration du patrimoine du Siège apostolique (APSA). La justice argentine l'a condamné il y a quelques semaines à quatre ans et demi de prison et il purge sa peine dans un monastère de son ancien diocèse.

Tant que l'exemplarité en matière d'enquête et de traitement de ces dossiers ne sera pas la règle, l'Église devra affronter d'autres scandales.
 

En représailles, François a diligenté une enquête canonique contre les clercs et séminaristes ayant déposé contre l'évêque Zanchetta, enquête confiée… à l'avocat canonique de Gustavo Zanchetta, Javier Belda Iniesta. L'an dernier, ce prêtre a été, par ailleurs, «démis de ses fonctions de doyen de la faculté des sciences humaines, canoniques et religieuses de l'Université de Murcie» (Espagne) car il a falsifié son curriculum vitae et bidouillé ses diplômes.

Ces deux affaires ne plaident pas en faveur de François, lequel laisse penser que la tolérance zéro prônée par le Vatican s'applique en fonction des postes occupées à la Curie, de l'influence exercée sur la vie de l'Église et de l'amitié avec le pape. Cette vision de la justice décrédibilise l'Église et les discours de François sur les agressions et viols commis par des ecclésiastiques. Elle met en lumière une certaine hypocrisie révélée par les différents rapports indépendants et la presse. Ainsi, en Espagne El País vient de révéler les noms de 39 évêques (dont 14 toujours en vie) ayant couvert des abus sous prétexte que «le linge sale est lavé à la maison».

Tant que l'exemplarité en matière d'enquête et de traitement de ces dossiers ne sera pas la règle, l'Église devra affronter d'autres scandales. François, s'il ne veut pas voir l'affaire Ouellet prendre une tournure plus sérieuse, a donc tout intérêt à relancer une enquête canonique et réfléchir à des mesures énergiques pour les agressions à l'endroit des personnes majeures. Il doit aussi convertir ses propres méthodes, peu compatibles avec la charge qu'il exerce, et qui relèvent davantage du fait du prince que de l'évêque de Rome.

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