Culture

A bout de souffle, un film français?

Godard jongle entre styles hollywoodien et européen. C'est là toute la force de son premier film.

Temps de lecture: 7 minutes

Jean-Luc Godard, le doyen de la Nouvelle vague dont les films sont encore projetés dans tous les cinémas où on ne trouve ni soda ni pop-corn, a appris à faire du cinéma comme beaucoup d'artistes apprennent à peindre, en étudiant les chefs-d'œuvre accrochés dans les musées puis en essayant de les reproduire à la lumière de son atelier. Pour Godard cependant, les modèles les plus marquants n'étaient pas des génies du Vieux continent, mais des réalisateurs de films grand public américains. «Les Américains, qui sont assez stupides lorsqu'il s'agit d'analyser un film, créent d'instinct d'excellents scénarios», observait Godard en 1962. «Les Américains sont vrais et naturels. Mais leur attitude a du sens, là-bas. Nous aussi, en France, nous devons trouver quelque chose qui ait du sens, trouver l'attitude française comme ils ont trouvé l'attitude américaine.»

Des deux mondes

Cette injonction est certainement à l'origine d'A bout de souffle, le premier long métrage de Godard sorti il y a 50 ans et qui, avec Les 400 coups de Truffaut, propulsa la Nouvelle vague sur le devant de la scène. Le style rythmé et désinvolte du film, qui frappa le public de l'époque par son originalité, est toujours aussi fascinant. Mais peut-on vraiment dire qu'il s'agit d'un film français? Godard s'est en effet largement inspiré de la grande tradition hollywoodienne, au point que l'intrigue et les personnages semblent tirés d'un film de genre des années 1930 ou 40. Depuis sa sortie, A bout de souffle a été tantôt compris comme un hommage à une esthétique américaine qui, déjà à l'époque, était un peu surannée, tantôt comme l'expression d'un style original et profondément européen. Bien sûr, les deux analyses sont justes. A bout de souffle est un dialogue soigneusement orchestré entre deux mondes, celui du romantisme hollywoodien le plus artificiel et celui du quotidien français le plus banal. C'est l'habileté avec laquelle Godard évolue entre ces deux mondes, et ces deux styles, qui donne au film son énergie caractéristique, et qui a permis à son auteur de définir une nouvelle «attitude française».

Cette énergie est plus palpable que jamais dans la version restaurée qui ressort en salles à l'occasion du cinquantième anniversaire du film. Les images des nouvelles copies, nettoyées sous la direction de Raoul Coutard, le chef opérateur de Godard, sont limpides, baignées de lumière et révèlent une foule de détails auparavant invisibles. Ainsi, lorsque Coutard cadre Jean Seberg dans un des gros plans les plus célèbres de l'histoire du cinéma, on découvre une fine couche de fond de teint sur la peau de la comédienne, déconstruction de l'illusion cinématographique qui, venant de Godard, ne pouvait qu'être volontaire. Dans A bout de souffle, tous les personnages, et Paris lui-même, échappent à la monotonie du quotidien et se teintent d'un exotisme vivifiant.

Contre le «cinéma de papa»

Au début du film, Michel Poiccard (Jean-Paul Belmondo), un petit voyou qui se prend pour Humphrey Bogart, vole une voiture américaine à Marseille. En route vers Paris, il commet une infraction et est arrêté par deux motards. Coincé, il trouve un pistolet dans la boîte à gant et abat un des policiers. De retour dans la capitale, en quête d'argent autant que d'amour (libre), Michel retrouve deux jeunes femmes de sa connaissance. Sa préférée s'appelle Patricia Franchini (Jean Seberg), une ravissante new-yorkaise qui vend le Herald Tribune sur les Champs-Élysées. Elle veut devenir écrivain. Elle pense aussi qu'elle attend un enfant de lui. Tandis que Michel parcourt la ville, volant des voitures ou cherchant à retrouver des amis douteux qui lui doivent de l'argent, la nasse du filet se resserre autour de lui. Quelques minutes avant la fin du film, Patricia le dénonce à la police pour lui prouver qu'elle n'est pas amoureuse de lui. Mais au lieu de s'enfuir, Michel reste avec elle en attendant qu'on vienne l'arrêter, version ironique de l'histoire de Roméo et Juliette qu'elle aime tant. Il meurt. Elle s'en sort. Fin.

Ce ton de comédie noire nous semble éminemment godardien aujourd'hui, mais il faut être conscient du fait qu'A bout de souffle, aussi bien dans son intrigue quand dans sa sensibilité, est un pastiche de produit standardisé hollywoodien. Comme la plupart des réalisateurs de la Nouvelle vague, Godard a commencé par écrire des critiques pour les Cahiers du Cinéma, dont le credo fondateur était que les films grand public américains devaient être analysés comme des tableaux abstraits. Ce magazine entretenait une passion quasi fétichiste pour les grands noms de l'âge d'or des studios (Cukor, Hawks, Hitchcock), que la génération des Cahiers avait découverts grâce à un accord commercial qui avait ouvert nos frontières au cinéma américain après la Deuxième guerre mondiale. Nos jeunes critiques s'étaient trouvés, et unis, dans la détestation du «cinéma de papa», une expression désignant le cinéma pesant et moralisateur qui dominait alors la production française. Godard était particulièrement amateur de westerns et de films Noirs. A bout de souffle, dans lequel il s'était lancé aiguillonné par la jalousie, suite au succès rencontré par son ami Truffaut à Cannes, était sa version d'un film de gangsters de série B transplanté dans les rues de Paris.

Belmondo copie Bogart

Le film assume pleinement son héritage hollywoodien. Par son sujet, bien sûr, une histoire d'amour entre un Français et une Américaine, qui, en plus, se passe pendant le séjour que fit Eisenhower à Paris pour rencontrer De Gaulle. Mais aussi par sa fascination avouée pour le culte très américain de la voiture et de la route. Dans la tradition de The Big Sleep ou de In a Lonely Place la caméra de Godard erre à travers le Paris d'après-guerre comme les anti-héros d'Howard Hawks et Nicholas Ray parcouraient les boulevards crépusculaires de Los Angeles. Aujourd'hui encore, A bout de souffle frappe par ses travellings qui mettent si bien en valeur les dimensions et la beauté des grandes artères parisiennes.

Mais malgré tous ses clins d'œil à Hollywood, A bout de souffle ne parvient jamais à nous faire vraiment croire à son Paris américanisé. Tout semble un peu faux, et cet effet de distanciation est peut-être l'élément le plus important de l'esthétique du film. La manière dont Michel imite Bogart devient vite absurde. Il fonce sur l'autoroute en brandissant son pistolet mais finit par se retrouver coincé par des travaux. De même, lorsque le film lorgne vers le Noir, il bascule souvent dans le comique, comme dans la séquence où monsieur Tolmatchoff, un gangster, est arrêté par des policiers qui cherchent Michel. Dans un film de Hawks, la scène serait grave et oppressante, une discussion musclée entre de vrais durs installés dans un bar rempli de femmes fatales. Mais dans A bout de souffle, tout se passe dans la vitrine bien éclairée d'une banale agence de voyage, les flics sont rondouillards et pas très futés, et Tolmatchoff est nonchalamment appuyé au comptoir, en train de tripoter un petit avion, un sourire décadent aux lèvres. Ce qui était audacieux et impressionnant sous les tropiques de Floride ou de Californie devient, dans la lumière gaie des boulevards parisiens, un peu ridicule.

Impro-filmé

Comme la plupart des qualités du film, ce petit soupçon d'absurde est apparu au moment du tournage. «On ne fait jamais ce qu'on comptait faire au départ. Parfois, on fait même le contraire», a déclaré Godard. «J'ai compris qu'A bout de souffle n'allait pas devenir le film que j'avais imaginé. Je croyais faire un film réaliste, comme Pushover, de Richard Quine, mais j'en étais loin». Selon le cinéaste, le réalisme inspiré du film Noir dont il rêvait s'est mis à sonner faux parce qu'il «n'avait pas le niveau sur le plan technique». Un aveu qui laisse entrevoir la connaissance du métier qu'avait Godard (à part les critiques des Cahiers, il n'y avait pas grand monde à l'époque pour penser qu'il fallait être un génie pour tourner un film de gangsters) et montre comment les faiblesses du film sont devenues ses points forts. Là où Quine et Hawks partaient d'un style très écrit et standardisé pour mettre en scène des situations touchantes et humaines, Godard filme avec spontanéité la vie ordinaire et anonyme puis l'orne de gestes cinématographiques stéréotypés. A bout de souffle a été tourné avec une petite équipe et peu de matériel, et Godard écrivait chaque scène le jour même où il la tournait, en s'inspirant simplement de quelques notes. Sa réussite n'est pas tant dans l'aspect documentaire du film (le cinéma vérité existait bien avant les débuts de Godard) que dans les dissonances, dans le conflit permanent entre ce qu'A bout de souffle veut être (un film Noir envoûtant) et la matière première dont il dispose (des images d'un Paris ordinaire).

Et ce sont ces dissonances qui font le ton si particulier du film. A bout de souffle se présente comme un film de gangster (le côté plus romantique du titre anglais, Breathless, trahit un peu cette intention). Mais le milieu du film montre Patricia et Michel dans l'appartement de la jeune femme, en train de faire leur toilette, de parler de musique, de se chamailler, bref, de passer le temps comme le font de jeunes amants par un beau matin tranquille. Le réalisme de la séquence est saisissant. La caméra bouge et vacille en suivant les deux personnages qui évoluent dans le petit studio. Les cendres de cigarette tombent au hasard, sur le lit, par terre, sur son torse. Puis le montage coupe de manière abrupte sur un plan figé, très composé, des deux amants qui s'embrassent en lunettes noires. Comparée à la séquence dans son ensemble, cette image apparaît vraiment irréelle et stylisée, reproduction Pop et distanciée de l'imagerie classique hollywoodienne. Pour renforcer l'effet, la bande son passe brusquement d'un jazz sensuel et romantique au simple bruit de la rue.

Dos à la caméra

En oscillant entre ces deux styles, l'un décousu et ordinaire, l'autre, glamour et artificiel, Godard n'essayait pas de se moquer du style hollywoodien ou des attentes du public ordinaire (ça, ça viendra plus tard). Il essayait de faire un film qui, à chaque occasion, briserait le carcan esthétique et culturel définissant alors ce que devait être un film français. Là où le cinéma français était moralisateur, A bout de souffle est joyeusement amoral. Du moins avant sa conclusion. Là où le scénario régnait en maître, le film de Godard repose presque entièrement sur la mise en scène et le montage. Et malgré les clins d'œil au film Noir, les passages les plus poignants sont tournés de manière délibérément neutre. Ainsi, de nombreuses scènes sont filmées de derrière, point de vue qui transforme les héros un peu poseurs en passants anonymes, noyés dans l'agitation ordinaire de la rue. A la fin de la dernière séquence, Patricia tourne complètement le dos à la caméra puis s'éloigne et se perd, comme l'a fait le film, dans l'incessant mouvement d'un Paris irrémédiablement moderne.

Bien avant que Michel, et ses poses de gangsters, ne meurent à un carrefour anonyme, il est devenu évident que Godard n'essaie pas de se conformer au modèle hollywoodien, mais au contraire de le briser lui aussi. Les images banales et quotidiennes du film vous restent en mémoire longtemps après le générique. Patricia et Michel qui marchent tranquillement le long du boulevard, ou en train de discuter, à moitié habillés, dans le studio, entrant dans un café puis sortant à toute vitesse avant même d'avoir bu leur café. Comparé au réalisme et à la simplicité de ces scènes, les scènes mimant le film de gangster apparaissent maladroites. L'énergie du film, aussi palpable aujourd'hui qu'à sa sortie, vient au contraire de ces images d'un nouveau Paris, sexy, impatient et, pour la jeunesse indocile, rempli de lumière.

Nathan Heller

Traduit par Sylvestre Meininger

Photo: Jean-Paul Belmondo et Jean Seberg dans A bout de souffle.

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