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Ces Ukrainiens qui vivent dans la peur d'être appelés au combat

Plus de cinq mois après le début de l'invasion russe, il est nécessaire pour Kiev de continuer à recruter des soldats aptes au combat. Mais entre rumeurs et dysfonctionnements, la conscription n'est pas toujours chose aisée.

Un entraînement au maniement des armes au centre de recrutement des forces armées ukrainiennes de Kharkiv, le 14 avril 2022.  | Sergey Bobok / AFP
Un entraînement au maniement des armes au centre de recrutement des forces armées ukrainiennes de Kharkiv, le 14 avril 2022.  | Sergey Bobok / AFP

Temps de lecture: 4 minutes

À Kiev et Lviv (Ukraine).

Nous roulons à toute vitesse sur les routes désolées et vides du nord de Kiev. Nous ne ralentissons qu'aux checkpoints, aux ponts détruits, à tous les stigmates de la guerre. Cheveux au vent, Oleksii* pousse à fond sa muscle car. Il regarde fermement l'horizon, un soleil couchant sur Kiev. Avant le 24 février, date du début de l'invasion russe, il travaillait dans le milieu du cinéma. Il conduit maintenant pour d'autres.

«Il y a des rumeurs. Et, depuis, les gens ont peur, commence-t-il. En Ukraine nous avons Diia. Une application du gouvernement qui centralise, en format numérique, tous nos documents administratifs. Tous les Ukrainiens l'ont et depuis le début de la guerre, elle a été très utile: beaucoup de réfugiés, ceux qui ont dû tout abandonner en quelques secondes, ont ainsi pu retrouver l'essentiel [de leurs papiers]. Maintenant, le problème, c'est que cette application géolocalise…»

Oleksii marque une pause, avant de reprendre: «Certains disent que le gouvernement utilisera cette application pour mobiliser massivement, puis pour localiser précisément, immédiatement, les appelés... Aucune chance d'échapper à la conscription, donc.» Cette rumeur reste infondée pour l'instant: le gouvernement ukrainien n'utilise pas Diia pour former ses troupes et la géolocalisation de l'application peut être bloquée depuis les paramètres.

La peur de la mobilisation

En revanche, cette rumeur traduit bien une vraie peur en Ukraine: que se durcissent encore plus la mobilisation et toutes les restrictions qui lui sont inhérentes –mobiliser, ce n'est pas seulement imposer un engagement militaire, c'est aussi faciliter une potentielle levée en masse. Depuis le 24 février, la première et la plus dure de ces restrictions est instaurée: désormais, tout homme ukrainien entre 18 et 60 ans ne peut plus quitter le territoire.

Le 5 juillet, l'armée a brutalement annoncé que plus aucun homme ne pourrait quitter sa région de résidence. Le tollé a été tel que, le soir même, Volodymyr Zelensky a dû rétablir la situation –et, par ailleurs, son autorité. La libre circulation en Ukraine est depuis restaurée, à condition de pouvoir justifier ses déplacements.

Oleksii relativise: «C'est la façon dont l'armée a annoncé cette restriction qui a suscité le scandale. En pratique, rien ne changeait. Nous ne pouvons pas fuir la conscription et, surtout, nous y sommes tous sujets.»

De nombreux dysfonctionnements

Alexei* travaillait dans un centre de recrutement à Lviv, dans l'ouest du pays. «Je fais désormais partie d'un bataillon plus proche du front», précise-t-il. Ce dont Alexei a été témoin du temps où il travaillait au recrutement, c'est principalement des dysfonctionnements de la mobilisation: «Avant leurs 18 ans, tous les jeunes hommes ukrainiens doivent aller au centre de recrutement. Ils passent des examens médicaux, ils donnent aussi leurs coordonnées… S'ils sont déclarés aptes, ils sont mis sur la liste des mobilisables», explique-t-il.

«Cependant, en Ukraine, on ne veut pas mobiliser massivement les trop jeunes, ceux qui ont entre 18 et 27 ans. On vise donc en priorité des vétérans, des hommes qui sont passés par l'académie militaire ou qui ont juste fait leur service. Puis, ensuite, des hommes volontaires pas trop jeunes donc, mais toujours dans la force de l'âge. Le problème, c'est que nos listes de mobilisables ne sont plus valides. Les données ne sont plus actualisées: untel peut avoir changé son numéro de téléphone, un autre a peut-être déménagé… Je dirais que 80% des données de la liste des mobilisables n'est pas à jour.»

La conclusion d'Alexei est amère: «Maintenant, si vous avez une situation urgente, un commandant qui a vite besoin de gars, mais que nous n'avons personne d'adéquat selon les critères que je viens de mentionner… Eh bien on prend des mecs sans expérience, les premiers qu'on peut prendre, qu'importe.»

La conscription comme punition

Ces défaillances sont d'autant plus accrues que les vieux démons de l'Ukraine ne veillent jamais trop loin. Sur le plan répressif, la conscription est devenue une nouvelle punition: à celui qui ne respecte pas la loi, plutôt que la case prison, ou une amende, on impose désormais un passage au centre de recrutement –qui peut légalement mobiliser immédiatement n'importe quel Ukrainien.

Sur le plan de la corruption, la conscription est aussi un terrain fertile. En Moldavie, on parle beaucoup de ces douaniers achetés plusieurs milliers de dollars par des hommes ukrainiens cherchant à fuir le pays. En Ukraine, la corruption prend encore une autre forme. Alexei confirme: «Évidemment. Contre des milliers de dollars, un faux certificat médical peut être fait, par exemple… On a beau être en guerre, ça reste l'Ukraine.»

Outre ces réels dysfonctionnements, la machine mobilisatrice reste principalement mise en branle par la guerre elle-même: les pertes à remplacer sur le front et des lignes longues sur des milliers de kilomètres à tenir.

«Bordel bureaucratique»

Yegen*, qui vient de Lviv, était dans la musique. Il a la trentaine et pas la moindre expérience militaire. Pas bien grand, assez maigre...  Au vu de son apparence, nul ne le prédestinerait à une carrière dans l'armée. Du jour au lendemain, il a été mobilisé. Il raconte: «Un samedi soir, je dîne avec ma femme. Un militaire sonne à la porte. Avant qu'il ouvre la bouche, je sais pourquoi il est là. Il est poli. Me voilà mobilisé, c'est tout, je n'essaie pas de resquiller. Le militaire me dit que le centre de recrutement est ouvert 24/24h, 7/7j, puis il s'en va. Je veux en finir vite, planifier mon futur du mieux que je peux encore: j'y vais dès le lendemain.»

Yegen enchaîne ensuite les rendez-vous médicaux et passe d'un centre à l'autre. Les défaillances se multiplient: c'était «le bordel bureaucratique par excellence. La commission s'en fout et ne demande que des papiers qu'on ne nous donne pas... Un jeune militaire m'a même menacé, m'a dit que je terminerai dans une tranchée si je ne suis pas plus motivé que ça».

Néanmoins, l'armée finit bien par tenter d'incorporer Yegen dans un corps où ses aptitudes spécifiques seront utiles au mieux: «À la fin, deux hommes, polis, normaux, me demandent ce que je fais dans la vie, mes talents... Ils disent de moi que je suis un cerveau, pas du muscle. Je parle anglais aussi, alors peut-être que je pourrais partir m'entraîner à l'étranger. Peut-être, sinon, que je finirai avec de l'artillerie, à utiliser des ordinateurs, des drones... J'ai dix jours pour rassembler mes affaires, puis je pars m'entraîner.»

Irina*, la femme de Yegen, résume à sa façon: «Quand le premier militaire est venu nous voir, il est parti en s'excusant: “Désolé d'avoir gâché votre soirée.”»

 

*Les prénoms ont été changés.

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