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Salariés de la Société Générale, jurez-vous de dire la vérité?

PROCÈS KERVIEL - Une salariée de la banque ne parle plus d'«opérations fictives» mais «techniques», un autre a été licencié...

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Les mots peuvent prendre du poids, un poids excessif. Ça dépend du contexte. Prenez «opérations fictives». Ces deux mots lourds de sens ont été prononcés le 13 mars 2007 dans une réunion à laquelle assistait Martine Auclair, Jérôme Kerviel, Martial Rouyère et Philippe Baboulin, les n+2 et n+3 du trader, pour utiliser le langage DRH qui semble gagner le tribunal.

Des mots clairs... qui s'obscurcissent

Martine Auclair doit garantir la bonne marche des opérations montées par les traders en s'assurant que le résultat économique, la réalité des opérations, et le résultat comptable s'équilibrent. Elle vient d'être alertée sur des opérations suspectes d'un trader qu'elle ne connaît pas et qui jusqu'à présent ne s'est pas fait remarqué: Jérôme Kerviel. A l'époque, nous sommes donc en mars 2007, elle emploie des mots clairs: «opérations fictives». Dans un mail, qualifié d'important, adressé aux managers de Jérôme Kerviel, elle les reprend «noir sur blanc», explique-t-elle aux juges Van Ruymbeke et Besset, au cours de l'instruction. Aujourd'hui, Martine Auclair, devenue chef de projet à la banque rouge et noir, récuse le mot. «Je n'utiliserai pas ces termes aujourd'hui», a-t-elle déclaré ce 17 juin devant la 11e chambre correctionnelle du tribunal de grande instance de Paris. Elle voudrait parler «d'opérations techniques».

Reprenons le calendrier. En mars 2007, au sein même de la banque, il s'agit «d'opérations fictives». Devant les policiers en 2008, elle parle toujours «d'opérations fictives». Les juges Van Ruymbeke et Besset entendent les mêmes mots et les écrivent dans l'ordonnance de renvoi, datée du 31 août 2009:

J'ai écrit noir sur blanc qu'il s'agissait d'opérations fictives bookées pour équilibrer le 2A [Jérôme Kerviel, ndlr] en valo et en analyse de risques. Il s'agissait pour moi d'opérations qui n'étaient pas reconnues par les traders ou ClickOption [la contrepartie, ndlr] et qui n'avaient pas d'existence juridique.

En juin 2010, le témoin voudrait ainsi parler «d'opérations techniques» et assure que les explications données par le trader étaient cohérentes et venaient corroborer les vérifications réalisées par ailleurs.Tout allait pour le mieux, donc. Me Metzner, l'avocat de Jérôme Kerviel, n'entend pas en rester là. «Fictifs», «techniques», il trouve le glissement sémantique un peu gros.

Question: Qu'entendez-vous par fictives? Ça veut dire quoi fictives?
Réponse: Elles n'avaient pas de réalité économique.

On se perd à nouveau dans un «encapsulage de forwards et de futures dans les warrant», à moins que ce ne soit l'inverse. «Je n'utiliserai plus ce mot aujourd'hui», lâche-t-elle pour sortir de l'impasse où elle se trouve. Pour une fois, Me Metzner n'a pas fini son intervention par son «Noouuus sommes d'accord…»

La franchise des profs

Salariée de la Société Générale, Martine Auclair préfère parler aujourd'hui «d'opérations techniques» qui n'avaient donc rien de frauduleux, elles permettaient de palier les défaillances d'un système informatique qui n'arrivait pas à suivre l'évolution des techniques financières. Elle fait face au président, la banque est dans son dos, lourdement présente. Martine Auclair était la première à avoir soulevé un coin du voile. En fait, elle n'avait rien vu.

Taoufik Zizi, trader junior au côté de Jérôme Kerviel en 2007, lui, n'a pas changé de mots. Mardi, le jeune centralien de 23 ans est venu dire ce qu'il avait vu et dit aux policiers et aux magistrats instructeurs. Personne ne pouvait imaginer les positions prises par Kerviel, mais afficher un résultat en 2007 de 55 millions d'euros aurait dû amener sa hiérarchie à s'interroger sur les méthodes du trader. Taoufik Zizi a été licencié en octobre 2008 de la Société Générale, avec un an de salaire à la clé. On lui demande si son témoignage peut expliquer son départ. Sa réponse est faite d'une charmante légèreté: «On peut l'imaginer.» A son âge, il pourrait faire un master de Finance à Paris II Panthéon-Assas. Il y retrouverait deux professeurs qui ont montré que l'indépendance ne nuit pas quand il s'agit de témoigner devant un tribunal.

Catherine Lubochinsky, préfère dévider ses titres universitaires et cacher son âge qu'elle finira par livrer après quelques minauderies. Quand, après un exposé des faits, le président lui demande:

Mais qui est coupable?

Elle lâche ce qu'elle pense être une évidence:

Mais… ils sont tous coupables!

Depuis deux semaines, le président Pauthe, les deux vice-procureurs, la partie civile tiennent à rappeler, à juste titre, que le prévenu s'appelle Jérôme Kerviel. Et voilà, que l'éminente professeur agrégée allume la mèche comme au zing: «Mais… Jeannot, ils sont tous coupables.» Plus docte, mais tenace, Jean-Hubert Blanchet, également professeur de finance, rappelle que souvent les petits arrangements précèdent les grandes catastrophes. Comme un bidouillage technique pour ne pas parler d'opération fictive? La question n'a pas été posée.

Lundi, Eric Cordelle, Martial Rouyère et Philippe Baboulin –les trois managers les plus proches de Jérôme Kerviel– auront l'occasion d'éclairer le tribunal sur la différence, sur cette terminologie et sur ces trafficotages qui ont fait que le 13 mars 2007, «on» n'a pas arrêté le trader en route pour l'Himalaya des positions: 30 milliards puis 50 milliards. Le lendemain, Daniel Bouton se présentera devant le président Pauthe et ses assesseuses. L'histoire de cette comparution vaut d'être rapidement racontée. Elle n'a pas été demandée par la partie civile, la Société Générale, on peut le comprendre. Elle ne l'a pas non plus été par la défense de Jérôme Kerviel. Pourquoi demande-t-on à Me Metzner à son arrivée au Palais: «Chacun fait ce qu'il veut...» Soit. Le PDG de la Société Générale à l'époque des faits doit son rendez-vous avec la justice à Me Frédérik-Karel Canoy, représentant de petits actionnaires. Le président Pauthe a donc décidé de l'entendre. Il viendra.

Philippe Douroux

Photo: Les bâtiments de la Société générale / Reuters

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