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«La proposition de loi Kaine-Collins ne codifie pas Roe.» Pour la sénatrice démocrate Elizabeth Warren, c'est un non ferme et définitif: elle votera contre la proposition de loi bipartisane destinée à créer un droit fédéral à l'interruption volontaire de grossesse.
Pour le sénateur démocrate Tim Kaine, ancien colistier de Hillary Clinton, épaulé par l'inénarrable Kyrsten Sinema et les Républicaines modérées Lisa Murkowski et Susan Collins, cette proposition de loi est censée «inscrire dans la loi les protections fournies par Roe et Casey». En vérité, la sénatrice Warren a raison: cette proposition de loi tient plus de l'arrêt Casey que de l'arrêt Roe. C'est un problème majeur.
Une loi qui mine Roe v. Wade
Le quatuor composé de Kaine, Sinema, Collins et Murkowski, dans sa volonté de parvenir à un consensus bipartisan, a probablement cru judicieux de revenir au strict statu quo ante qui était celui de l'arrêt majeur Planned Parenthood of Southeastern Pennsylvania v. Casey. Il est néanmoins difficile de parler des «protections» de Casey, puisque cette jurisprudence n'a en vérité réaffirmé que le principe central de Roe v. Wade: le droit à l'interruption volontaire de grossesse.
Si l'on dit parfois que l'arrêt Casey a partiellement renversé Roe, c'est parce que tout ce qu'il y a autour de son principe central a été considérablement dégradé: le degré de contrôle juridictionnel a été nettement affaibli par le truchement d'un standard opaque, la charge de la preuve a été inversée, et le cadre trimestriel, qui permettait une certaine prédictibilité du droit, a été supprimé, ouvrant la voie à des restrictions à l'IVG dès le premier trimestre.
C'est pourtant cette jurisprudence qui a servi de modèle pour cette proposition de loi bipartisane. Pire, l'alliance bipartisane ne semble pas avoir daigné travailler de manière à gommer les nombreux défauts de cet arrêt, à commencer par l'absence de méthodologie. La loi est censée autoriser les restrictions à l'IVG seulement si ces dernières ne constituent pas un «fardeau indu», c'est-à-dire «un obstacle substantiel sur le chemin d'une femme cherchant à interrompre une grossesse avant la viabilité du fœtus».
Cependant, le quatuor sénatorial ne se donne pas la peine de préciser ce qui constitue ou non un obstacle substantiel. Il s'agit là d'un écueil longtemps reproché à la jurisprudence Casey. De même, la proposition de loi reprend tel quel le critère de viabilité, flou et jugé arbitraire.
Surtout, et c'est surprenant pour un texte désirant «inscrire dans la loi les protections fournies par Roe», il n'y a pas la moindre trace du cadre trimestriel, composant majeur de la jurisprudence de 1973 qui permettait de définir de manière claire les possibilités de restrictions.
Le Reproductive Freedom for All Act reprend donc à l'identique une jurisprudence pourtant conspuée par le juge Samuel Alito dans l'affaire Dobbs, qui vient de mettre fin à un droit protégé depuis près de cinquante ans. Affirmant que Casey était inapplicable en raison des points mentionnés ci-dessus, le magistrat assénait que «le maintien de cette norme compromettrait, au lieu de le favoriser, le “développement équitable, prévisible et cohérent des principes juridiques”». Pourquoi ne pas avoir essayé de gommer les trop nombreuses imperfections de cet arrêt? Il n'y a pour l'instant pas de réponse.
Par ailleurs, les quatre mains qui ont écrit cette proposition n'ont pas non plus pris soin d'y incorporer certains apports importants, tels que le rapport entre bénéfice et coût issu de la jurisprudence Whole Woman's Health v. Hellerstedt (2016) –à laquelle la jurisprudence June Medical Services de 2020 a mis fin. Enfin, ce texte, bien qu'ayant réussi à réunir certaines figures du Parti républicain, pourrait ne pas survivre devant les tribunaux.
L'épineuse question de la constitutionnalité
Dans une note publiée presque au lendemain de la décision Dobbs v. Jackson Women's Health Organization, le Congressional Research Service (Service de recherche du Congrès, CRS) est revenu sur l'autorité du Congrès s'agissant du droit à l'avortement. Sans surprise, le texte écrit par Kaine, Sinema, Collins et Murkowski s'appuie sur la «Commerce Clause», une clause de la Constitution autorisant le Congrès à agir sur les affaires commerciales inter-États et réputée pour sa grande «élasticité», ainsi que sur la section 5 du 14e amendement, qui donne pouvoir au Congrès pour agir de manière à faire respecter les dispositions de cet amendement.
À la lumière de la note du CRS, les écueils sont nombreux. S'agissant de la «Commerce Clause», bien que les auteurs soulignent que «plusieurs cours d'appel fédérales ont conclu que la fourniture de services de santé génésique est une activité commerciale que le Congrès peut largement réglementer en vertu de la clause sur le commerce», ils nuancent en rappelant que cela peut ne pas être suffisant, «particulièrement lorsque l'objet de la réglementation est non économique et relève historiquement du pouvoir de police de l'État».
Ainsi, il convient de rappeler que lors de l'affaire Gonzales v. Carhart de 2007, les juges Scalia et Thomas s'étaient interrogés sur la constitutionnalité d'une loi interdisant une certaine procédure abortive votée en vertu de cette clause.
L'autorité du Congrès apparaît comme encore plus fragile s'agissant du 14e amendement. Dans Dobbs, la Cour a affirmé que ni la clause de procédure régulière ni la clause d'égale protection inscrites dans cet amendement ne consacrent un droit à l'interruption volontaire de grossesse.
Par conséquent, le CRS souligne que «même si le Congrès n'était pas d'accord avec les déterminations constitutionnelles de la Cour, la section 5 ne permet pas au Congrès de “définir ses propres pouvoirs en modifiant la signification du 14e amendement” par le biais d'une loi». Des critiques à lire à l'aune de l'actuelle composition de la Cour suprême, forte d'une majorité favorable à un gouvernement fédéral limité…
Une évolution du texte?
Est-ce que les remontrances d'Elizabeth Warren suffiront à faire évoluer cette proposition de loi? Personne ne le sait. Cependant, l'ex-professeure de droit à Harvard a judicieusement souligné que ce texte ne codifie pas Roe v. Wade: il codifie essentiellement Casey, reprenant avec une étonnante méticulosité les éléments qui ont pourtant conduit récemment à son renversement par la Cour suprême. Si l'on fait abstraction du délicat sujet de sa constitutionnalité, ce texte devrait être revu, surtout s'il prétend porter l'ambition d'inscrire Roe v. Wade dans la loi fédérale.