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Jeanne d'Arc, icône LGBT+

Depuis le XVe siècle, la paysanne devenue chevalière puis sainte, fascine. On ne compte plus celles et ceux qui la considèrent comme défenseuse de leurs valeurs. Après l'extrême droite, la communauté LGBT+ tient à le dire: Jeanne est à elle.

Caroline-Eugénie Second-Weber joue les Jeanne d'Arc pour Nadar (1891). | Europeana <a href="https://unsplash.com/photos/oIrkbM35p1A">via Unsplash</a>
Caroline-Eugénie Second-Weber joue les Jeanne d'Arc pour Nadar (1891). | Europeana via Unsplash

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Sainte et hérétique, paysanne et lettrée, pucelle et chevalière… depuis toujours, Jeanne d'Arc est un personnage si baroque, si anticonformiste, si pluriel, qu'il permet à tout un chacun de se l'approprier. Même si elle ne fut canonisée qu'en 1920, soit 500 ans après sa mort, pour l'Église, elle n'est qu'une sainte à qui Dieu a confié une mission, et qui accomplit miracles et croisade.

L'extrême droite y voit une Charles Martel au féminin: une pieuse Française, dévouée à servir son pays en boutant les Anglais hors de France. C'est après s'être recueillis aux pieds de sa statue à Paris, le 1er mai 1995, que des militants du Front national jetèrent Brahim Bouarram dans la Seine.

Quant aux artistes hommes, ils sont nombreux à expliquer son héroïsme par de la pure naïveté (Cecil B. DeMille), à présenter son choix comme stupide (Leonard Cohen) ou comme de la folie pure et simple (Luc Besson): sa posture guerrière ne saurait s'expliquer autrement. Après tout, c'est une femme. Ces voix ont longtemps mobilisé tout l'espace, des petites chapelles aux multiplexes, pour évoquer sa personne.

Une icône féministe et queer

Heureusement, la pucelle de Domrémy existe aussi à travers d'autres voix qui la racontent ou y font référence autrement. Il y a Bruno Dumont, par exemple, qui dans ses deux films Jeannette (2017) et Jeanne (2019), évoque délicatement l'histoire à travers les yeux et la sensibilité d'une fillette chrétienne, butée, forte.

Dans la série Xena, la guerrière (1995), Lucy Lawless incarne une guerrière librement inspirée de la chevalière: la comédienne, qui a d'ailleurs tourné un documentaire où elle part sur les traces de Jeanne d'Arc pour la chaîne Discovery Channel, a estimé sur le tard, et après maintes conjectures des téléspectatrices, que Xena était lesbienne. C'était en 2019, dix-huit ans après la fin de la série.

La même année, Madonna sort un clip pour sa chanson «Dark Ballet», et choisit la rappeuse trans Mykki Blanco pour incarner la sainte. Madonna, icône féministe et iconoclaste des communautés LGBT+ depuis les années 1980, avait déjà fait référence à la sainte dans la chanson «Joan of Arc», dans laquelle elle estimait «ne pas encore être super-héroïque» comme elle, «mais juste une humaine».

 

Si elle lui a consacré ce clip en 2019, c'est sans doute parce que Jeanne reste une figure de résistance face à la haine, une martyre de l'anti-patriarcat: «Jeanne d'Arc s'est battue contre les Anglais et elle a gagné, mais les Français n'étaient toujours pas satisfaits. Ils la jugèrent encore. Ils ont dit qu'elle était un homme, ils ont dit qu'elle était lesbienne, ils ont dit qu'elle était une sorcière et, à la fin, ils l'ont brûlée sur le bûcher. J'admire ça», affirmait Madonna dans un communiqué.

Le clip commence par des mots attribués à Jeanne («Sacrifier ce que vous êtes et vivre sans foi, c'est un destin pire encore que la mort») et se termine avec les paroles de Mykki Blanco: «J'ai marché sur cette terre en étant noire, queer et séropositive, mais aucune transgression à mon encontre n'a été aussi puissante que l'espoir que j'ai en moi.»

Le but de ces deux autrices: montrer avec l'exemple (ou le prétexte) de Jeanne d'Arc que l'histoire ne fut pas seulement hétérosexuelle et cisgenre.

Des paroles qui ne sont pas sans rappeler les prières adressées à Jeanne d'Arc dans les églises LGBT+ américaines, prières souvent psalmodiées lors des Journées internationales du souvenir trans (TDOR), par exemple: «Sainte Jeanne, face à vos ennemis, face au harcèlement, au ridicule, au doute, vous avez gardé la foi. Dans la solitude, seule sans vos amis, vous avez gardé la foi. Contemplant votre mort, vous avez gardé la foi. Je prie pour m'accrocher aussi fermement à mes croyances, Sainte Jeanne. Je vous demande de chevaucher près de moi, dans mes propres batailles. Aidez-moi à garder à l'esprit que les justes combats peuvent être remportés si l'on y croit vraiment. Aidez-moi à garder la foi. Aidez-moi à croire en ma capacité à agir avec justesse et avec sagesse. Amen.»

Réécrire l'histoire

Changer le point de vue porté sur Jeanne d'Arc, transformer la sainte en héroïne, l'icône éthérée en être de chair et de sang qui a changé le cours de l'histoire, plusieurs auteurs et autrices LGBT+ l'ont fait. En 1936, la poétesse Vita Sackville-West (maîtresse de Virginia Woolf) écrit une biographie de Jeanne d'Arc, Saint Joan of Arc, dans laquelle elle considère la sainte comme lesbienne, se basant sur des témoignages de procès expliquant qu'elle partageait sa couche avec les femmes de son entourage, et non avec les hommes comme c'était l'usage pour les chevaliers.

Aux États-Unis, la dramaturge lesbienne Carolyn Gage a consacré en 2008 une performance à Jeanne d'Arc (The Second Coming of Joan of Arc) et part des mêmes conclusions que son auguste prédécesseuse. Déguisée en G.I. Jane, la dramaturge donne à voir la Jeanne d'Arc considérée impie, restée compilée dans les minutes du procès, bien à l'abri des regards. Sa Jeanne s'adresse aux jeunes femmes de 2021: «Jeanne était anorexique, c'était une jeune fugueuse, victime d'un père incestueux et alcoolique. Elle aimait les femmes. Elle est morte parce qu'elle portait des vêtements d'homme. Elle était insolente, irrévérencieuse, plus intelligente que ses juges, elle n'a jamais trahi ses convictions.»

«Quand le père Le Pen crie “Jeanne, au secours!” ce n'est pas possible.»
Guillaume Lebrun, romancier queer

La célèbre autrice butch trans Leslie Feinberg, qui a écrit le classique Stone Butch Blues, a classé Jeanne d'Arc dans un ouvrage listant les plus mémorables guerriers et guerrières transgenres de l'histoire: Transgender Warriors: Making History from Joan of Arc to Marsha P. Johnson and Beyond.

Quant à la spécialiste des questions LGBT+ Sarah Prager, elle a intégré la sainte à un livre d'histoire pour ados intitulé Queer, There, and Everywhere: 23 People Who Changed the World. Le but de ces deux autrices: montrer avec l'exemple (ou le prétexte) de Jeanne d'Arc que l'histoire ne fut pas seulement hétérosexuelle et cisgenre.

Bien qu'il ne s'agisse que de vues de l'esprit, liées à l'identité de leurs autrices, elles permettent de se poser la question des projections qui sont à l'œuvre depuis des siècles, dans la majorité des récits sur Jeanne d'Arc. Surtout que l'histoire a depuis le XVe siècle détricoté bien des fake news sur l'histoire de la sainte, qui tient plus du conte: elle ne fut pas bergère, ni simple paysanne, entre autres.

De Jeanne d'Arc à Brienne de Torth

Dans Fantaisies guerrillères, paru chez Christian Bourgois le 18 août 2022, l'auteur Guillaume Lebrun, 36 ans, qui se revendique queer et gay, offre un tout nouveau regard sur la sainte. Dans son roman, écrit dans une langue où se mélangent l'ancien français, l'anglais et l'argot du XXIe siècle, on lit une histoire de Jeanne d'Arc qu'on ne trouve dans aucun livre d'histoire. C'est une garçonne lesbienne, au corps puissant et massif, peu subtile, qui se retrouve sainte parce que sélectionnée dans le cadre d'un projet mené par Yolande d'Aragon, persuadée qu'il faudrait bien un miracle pour remobiliser des troupes de France en proie à bien des conflits.

«C'est une figure qui, avec Gilles de Rais, me suit depuis l'enfance», nous dit-il. «C'est un personnage mystérieux sur qui l'on peut projeter ce que l'on veut; en tant que jeune homme queer, je me suis construit ma propre Jeanne d'Arc: pour moi elle était comme moi, donc gouine, et grosse car je suis gros. Dans les représentations, elle est toujours soit folle, soit mystique, toujours mince et jolie: c'est absurde. La première Jeanne qui m'a semblé vraisemblable, c'était Brienne de Torth, dans Game of Thrones

 

C'est l'instrumentalisation de Jeanne d'Arc par la droite qui a convaincu l'auteur de lui consacrer un livre: «Quand le père Le Pen crie “Jeanne, au secours!” ce n'est pas possible.» Le jeune homme espère que par son roman, non contents de rire (beaucoup), les lecteurs chausseront d'autres lunettes pour lire l'histoire: «Nous avons toute une histoire à lire depuis le point de vue LGBTQ: oui, Jean Moulin était homo, non, Rosa Bonheur n'a pas vécu vingt ans avec sa colocataire.»

Il espère également que son livre rendra justice au Moyen Âge, encore considéré comme une période barbare de l'histoire: «À l'époque, le français était une langue fourmillante pleine de néologismes, elle n'était pas fixée, s'il existait des tabous liés à la religion il y avait une liberté de création folle. François Villon a écrit ses Ballades en argot homosexuel en 1456 et dans Le Roman de Silence, écrit au XIIIe siècle, on lit l'histoire d'un personnage né femme et élevé garçon qui réfléchit à son genre et à sa sexualité.» C'est sûr, Jeanne d'Arc n'a pas fini de faire couler de l'encre.

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