Monde / Économie

Aéroports: les vraies raisons du chaos

D'autres facteurs sont venus alourdir une situation post-Covid déjà bien compliquée.

À l'aéroport d'Amsterdam-Schiphol, le 29 juillet 2022. | Freek van den Bergh / ANP / AFP
À l'aéroport d'Amsterdam-Schiphol, le 29 juillet 2022. | Freek van den Bergh / ANP / AFP

Temps de lecture: 7 minutes

Des milliers de vols annulés et des dizaines de milliers de bagages égarés. Des heures d'attente pour le contrôle des passeports et le passage des portiques de sécurité. D'innombrables projets de vacances tombés à l'eau, et même pas à cause d'un test Covid oublié. À Manchester, un pilote a lui-même dû mettre les sacs en soute sous peine de rester à terre.

On sait que le transport aérien traverse une période chaotique. Principalement à cause du problème partagé par l'ensemble des secteurs économiques: une main-d'œuvre en sous-effectif, résultat d'un marché du travail tendu et d'un rebond rapide à la suite de la pandémie de Covid.

Mais l'explication ne s'arrête pas là. Plusieurs facteurs viennent compliquer une situation déjà fragile, et le fait qu'aucun aspect ne semble échapper à cette crise estivale (des douanes à l'enregistrement, en passant par la formation des pilotes, aussi bien à Amsterdam qu'à Los Angeles) en est la parfaite illustration. «C'est un tout», explique l'analyste et ancien cadre de compagnie aérienne R.W. Mann. «Il est inhabituel de voir l'ensemble de l'industrie touchée, et ce à l'échelle internationale. En quarante-cinq ans de carrière, c'est la première fois que je rencontre pareil cas de figure.»

Effets domino

Le secteur du transport aérien n'est pas complètement étranger aux crises, évidemment: la dernière fois que je me suis entretenu avec Mann, en 2018, une tempête hivernale semait une pagaille sans fin à l'aéroport JFK. C'est un système coordonné avec la plus grande précision; il se compose de nombreuses parties, chacune étant dotée de son propre mode de fonctionnement, le tout particulièrement cadré pendant la période intense des vacances estivales. Orages, pénurie de personnel, ou simples erreurs peuvent entraîner un effet domino susceptible d'impacter des milliers de voyageurs.

À cet égard, c'est une industrie plus interconnectée et par conséquent plus vulnérable face à cette pénurie de main-d'œuvre que d'autres peuvent l'être. Personne ne se verra forcé de passer la nuit au pied de la machine à soda si la moitié du staff de Chipotle se retrouve en congé maladie.

Les Américains de retour au bureau, et la menace du Covid s'éloignant, tout indiquait que la saison estivale serait placée sous le signe du voyage.

De l'avis général, les problèmes ont commencé lorsque le monde est entré en confinement et que le secteur a dû mettre en place des mesures drastiques pour éviter la propagation du virus.

Les effectifs ont donc été réduits (les employés proches de la retraite ont profité de plans de licenciements incitatifs) et les vols plus encore. Toutes les entreprises soutenant l'activité corollaire au voyage aérien, garantes de la vie quotidienne de l'aéroport (elles sont plus de 800 à Paris-Charles-de-Gaulle) ont massivement licencié leurs employés; le personnel des aéroports a réduit comme peau de chagrin, tout comme les employés des restaurants ou boutiques.

Même si le nombre de passagers a connu un rebond grâce aux campagnes de vaccination, le trafic constaté aux portiques de sécurité TSA [Transportation Security Administration, l'agence nationale américaine de sécurité dans les transports, créée après les événements du 11-Septembre, ndlr] reste encore inférieur de 25% à celui de 2019. Mais, soutenues par des milliards de dollars d'aide fédérale, les compagnies aériennes ont misé sur un ambitieux programme pour l'été 2022. Les Américains étant de retour au bureau et la menace du Covid s'éloignant, tout indiquait que la saison estivale serait placée sous le signe du voyage.

Ajustements et conséquences

Mais la réalité s'est avérée brutale, entre chaos immédiat et longue période d'ajustement. Prenons l'exemple du week-end férié de Memorial Day: plus de 7.000 vols ont été annulés dans le monde. Des compagnies aériennes comme Alaska Airlines ou Delta ont décidé d'élaguer leurs calendriers de vols, Southwest en supprimant 20.000. La compagnie JetBlue a annulé un vol sur 10, laissant nombre de possesseurs de billets sur le carreau: même remboursés, ils étaient forcés de racheter un billet à la dernière minute, au prix fort. Une situation que n'aurait pu imaginer R.W. Mann: «Si un planificateur me disait un jour “J'ai tranché dans le vif, moins 10%”, je lui demanderais de partir. C'est particulièrement dommageable pour l'image de responsabilité et de fiabilité d'une compagnie aérienne.»

La raison de ces ajustements à long terme état claire: le manque de main-d'œuvre qualifiée –et plus particulièrement de pilotes. American Airlines a dû laisser 100 avions au sol à cause de ce problème. Les syndicats de pilotes se sont plaints du nombre d'heures travaillées –les pilotes de Delta prévoient que l'année 2022 sera plus chargée pour eux que 2018 et 2019 réunies. Les compagnies aériennes souhaitent embaucher 13.000 pilotes cette année –et autant en 2023– mais le PDG de United Airlines, Scott Kirby, assure qu'il faudra cinq ans pour venir à bout de cette pénurie. Cela concerne même la US Air Force! Un troisième volet de Top Gun sera peut-être nécessaire pour qu'elle s'en remette.

Les aéroports ont bien du mal à pourvoir d'autres postes, des bagagistes aux mécaniciens.

Les compagnies aériennes [américaines] ont leur part de responsabilité: elles ont reçu 54 milliards de dollars d'aides fédérales en soutien au rôle vital de leurs infrastructures nationales, ce qui ne les a pas empêchées de pousser simultanément un nombre important de leurs employés les plus expérimentés vers la sortie. Delta a encouragé 2.000 des siens à accepter un plan de licenciement dans le courant de l'été 2020. Mais beaucoup d'autres métiers sont touchés: la pandémie a mis fin aux programmes d'apprentissage, ce qui a asséché le vivier de talents.

Les pilotes ne représentent qu'une partie du problème, quoi qu'il en soit. «Ils sont la partie visible de l'iceberg, mais en réalité ce n'est pas ce qui affecte plus le quotidien», explique Ned Russell, journaliste spécialisé dans le secteur aérien pour le magazine Skift. Les aéroports ont bien du mal à pourvoir d'autres postes, des bagagistes aux mécaniciens. Si la pénurie de pilotes a forcé les compagnies à réduire le nombre de vols, c'est celle qui touche toutes les autres professions qui est la cause du chaos quotidien.

La Transportation Security Administration, qui offre les plus bas salaires de l'administration fédérale, fournit une bonne illustration du problème. Même en agitant la carotte de bonus et avantages variés, elle peine à attirer la main d'œuvre. D'après le site Government Executive, l'agence fonctionne actuellement à 30% en dessous de ses effectifs habituels, et demande à certains de ses employés de travailler six jours sur sept.

Formation longue

Alors que les aéroports, compagnies aériennes et prestataires indépendants augmentent leurs salaires et déploient de nouvelles ressources pour embaucher, ils ne peuvent y parvenir aussi rapidement qu'Amazon –tout simplement parce que de nombreux postes nécessitent une habilitation de sécurité. Et comme tout le monde s'est engagé dans la même course, les organismes chargés de vérifier les profils sont débordés. En conséquence, une procédure qui ne nécessitait que quelques jours peut aujourd'hui prendre plusieurs semaines.

Une fois votre personnel de bord, vos agents de centres d'appels et vos avitailleurs (j'ai appris un mot!) embauchés, vous devez leur apprendre les ficelles du métier. Et la situation se complique un peu plus. Prenons l'exemple de Delta, qui a embauché plus de 18.000 personnes depuis le début de l'année dernière. La compagnie est à 95% de ses effectifs pre-Covid, mais ne fonctionne qu'avec 85% à cause des ralentissements engendrés par les délais de formations.

«Notre souci principal n'est pas l'emploi, mais la formation et l'expérience», confie le PDG de la compagnie aérienne. À une époque plus heureuse, quand il se vantait de remplacer des employés expérimentés et bien rémunérés par de nouveaux venus sans expérience, il désignait les économies ainsi réalisées comme «le bénéfice juniorité». Visiblement, cette «juniorité» a aussi un coût.

En Europe, les aéroports ont dû se résoudre à demander aux compagnies d'aviation de réduire leurs ventes de billets.

Chez Alaska Airlines, même son de cloche. «Les pilotes étaient coincés en formation», expliquait son PDG Ben Minicucci en avril. Et il arrive qu'ils soient vraiment coincés: le journaliste Ned Russell m'a confié qu'un de ses amis, pilote, a dû attendre six mois qu'un créneau se libère afin de suivre une formation obligatoire pour American Airlines.

Après avoir été fustigés par Pete Buttigieg, le secrétaire américain aux Transports, certaines compagnies se sont groupées pour à leur tour montrer du doigt la Federal Aviation Administration [l'organisme gouvernemental chargé des réglementations et des contrôles dans l'aviation civile, ndlr].

La FAA a expliqué faire face au même dilemme: le personnel des tours de contrôle subit les conséquences de ce même goulot d'étranglement lié aux formations –tout en précisant que la majorité des cas de retard était le fait de dysfonctionnements au sein des compagnies aériennes elles-mêmes.

Le problème d'infrastructure est encore pire en Europe, où les aéroports ont dû se résoudre à demander aux compagnies d'aviation de réduire leurs ventes de billets. L'aéroport londonien d'Heathrow a annoncé limiter les départs à 100.000 voyageurs par jour jusqu'à la mi-septembre. La société Airline Coordination Limited (qui aide les aéroports à gérer le trafic) a dû coordonner l'annulation de 250.000 billets répartis entre des dizaines de compagnies aériennes émettrices.

Comme un Black Friday

Récemment, Delta a fait la une des journaux en faisant voler un A330 de Londres à Detroit qui ne contenait à son bord que 1.000 bagages égarés. Sans doute un problème de juniorité… Mais Delta a en partie dû faire voler cet avion sans voyageurs à cause des restrictions imposées par Heathrow, qui avait fait annuler les billets.

«L'été est aux compagnies aériennes ce que le Black Friday est aux commerçants.» Scott Keyes est le fondateur de Scott's Cheap Flights. «Voir les aéroports demander aux compagnies d'accepter un calendrier de vols réduit est comparable à entendre Walmart dire “Nous n'allons pas ouvrir pour Black Friday.” C'est inimaginable.»

Les aéroports s'emplissent de voyageurs parfois inexpérimentés ou qui ont oublié comment procéder.

Mais la décision a aussi été prise en réponse aux scènes aperçues cet été, avec de longues files de voyageurs devant patienter des heures avant de pouvoir déposer leurs bagages ou passer les portiques de sécurité. Dublin et Amsterdam ont aussi connu pléthore de soucis. En règle générale, les pays européens n'ont pas offert d'aides substantielles aux compagnies aériennes en 2020; le processus de réembauche ou de recrutement n'en a été que plus long et plus lent.

Se confiant au Wall Street Journal, le directeur de Menzies Aviation, une entreprise chargée de la manutention des bagages, confirme que la plus importante source de ralentissement était la vérification des profils, qui peut prendre deux à trois mois pour chaque employé. En Grande-Bretagne, d'après les estimations de l'International Air Transport Association, il faut compter trois mois pour obtenir un badge de sécurité.

Il y a un autre aspect à prendre en compte. Les compagnies aériennes américaines n'ont reçu que des demandes sporadiques de la part des syndicats; mais en Europe la tension était à son comble et les grèves du personnel ont déclenché des annulations en série, de Paris à Hambourg.

Enfin, peut-être sommes-nous, les voyageurs, tout aussi responsables de la situation… Bien que la menace des disputes autour du port du masque s'éloigne, les aéroports s'emplissent de voyageurs parfois inexpérimentés ou qui ont oublié comment procéder. Ceux qui voyageaient pour le business ont cédé la place aux vacanciers moins familiarisés avec les exigences de la TSA. Chaque personne qui envoie son sac dans le détecteur de métaux en y oubliant sa bouteille d'eau retarde le processus. Sans compter les incivilités, ajoute la journaliste Christine Negroni, autrice de The Crash Detectives. «Les gens ont oublié comment se comporter.»

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