Économie

Pourquoi les financiers se suicident

Les Européens, plus que les Américains, ont un sentiment de honte et de responsabilité.

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Le sénateur républicain de l'Iowa Charles Grassley a déclaré à une station de radio de son Etat que les dirigeants d'AIG feraient bien de "suivre l'exemple japonais, se présenter devant le peuple américain, s'incliner et dire : 'je suis désolé.' Et puis... opter pour une chose ou une autre. La démission, ou le suicide."

Ces propos étaient répréhensibles (sans parler de difficile à faire cadrer avec la ferme opposition de Grassley à l'avortement et à la recherche sur les cellules souches embryonnaires). Ils ont déclenché une fureur prévisible, qui a poussé Grassley à s'enliser davantage : "Vous devriez être capable de reconnaître une figure de style quand vous en entendez une." Mais mise à part la recommandation maladroite aux financiers qui ont causé la ruine des autres de se trucider, le commentaire de Grassley pose une question interculturelle intéressante : pourquoi si peu de suicides de financiers impliquent-ils des Américains ?

Voyons le premier paragraphe d'un article du magazine New York du 11 janvier, par Michael Idov : "Are Wall Street Suicide Epidemics Real? (Les épidémies de suicide de Wall Street existent-elles vraiment ?) : "La semaine dernière, l'investisseur allemand Adolf Merckle, multimilliardaire qui a perdu une fortune en spéculant sur les actions de Volkswagen, s'est jeté sous un train. Deux semaines plus tôt, René-Thierry Magon de la Villehuchet, héritier de l'aristocratie française et cofondateur d'un fonds d'investissement dont l'argent a disparu dans la fraude pyramidale présumée de Bernie Madoff, avait demandé à l'équipe de nettoyage de son bureau de Madison Avenue de partir, s'était assis dans son fauteuil et s'était ouvert les veines avec un cutter.

Cinq jours auparavant, à Londres, un employé de l'hôtel Jumeirah Carlton Tower était entré dans une suite à 750 dollars la nuit et avait trouvé Christen Schnor, le responsable assurances de HSBC, pendu avec une ceinture dans un placard. Cette avalanche de suicides de financiers est déjà la deuxième vague en une même année : la première avait débuté le 22 mai avec le plongeon de 29 étages de Barry Fox, responsable de recherches chez Bear Stearns, à Fort Lee, dans le New Jersey, et avait été rapidement suivie d'au moins deux autres cas en juin et juillet."

Pour Idov, ces cas très médiatisés ne reflètent pas une tendance sous-jacente ; aux Etats-Unis, "les banquiers ne sont ni plus ni moins susceptibles de se tuer que quiconque, que les temps soient durs ou pas." Nina Shen Rastogi a démontré aux lecteurs de Slate que la croyance populaire selon laquelle le crash boursier de 1929 a précipité la perte des spéculateurs de Wall Street était erronée : "Entre le Jeudi noir et fin 1929, seuls quatre des cent suicides et tentatives de suicide évoqués par le New York Times ont été liés au krach, et seulement deux ont eu lieu à Wall Street." Idov souligne qu'à New York, il y a eu moins de suicides immédiatement après le krach de 1929 que pendant la même période de 1928, quand l'horizon était bleu et que les cours de la Bourse étaient 350 % plus élevés que cinq années auparavant.

Ce qu'Idov ne dit pas, c'est qu'à une exception près (Barry Fox), tous les financiers suicidaires de sa liste étaient européens. Merkle était allemand. Magon de la Villehuchet était un Français qui partageait son temps entre New York et la Bretagne. Schnor était danois, et vivait en Angleterre. Associer sur Google le mot "suicide" et le mot "financier" fait apparaître la triste histoire de Kirk Stephenson, directeur d'Olivant Advisers, filiale d'une banque d'investissement basée à Tokyo, qui, en septembre, s'est jeté sous un train. Stephenson, natif de Nouvelle-Zélande, vivait et travaillait à Londres. On y trouve aussi l'histoire de Patrick Rocca, magnat de l'immobilier irlandais, qui s'est suicidé à l'arme à feu dans une banlieue de Dublin.

Les noms américains ne sont pas totalement absents. Steven Good, PDG d'une entreprise immobilière géante, s'est donné la mort à Chicago en janvier. Marcus Schrenker, un conseiller financier de l'Indiana impliqué dans un procès pour un demi-million de dollars dans le Maryland, a été arrêté en janvier et accusé d'avoir simulé son suicide en envoyant un appel de détresse de son avion privé qu'il a laissé s'écraser après avoir sauté en parachute. Voilà qui ressemble davantage à une approche typiquement américaine. Bernard Madoff, dont les délits et les pertes financière n'ont été égalés par aucun de ceux mentionnés ici, a plaidé coupable de 11 chefs d'accusation et passera sans doute le reste de sa vie (il aura 71 ans le mois prochain) derrière les barreaux. Reste à savoir ce qu'il adviendra de ses avoirs.

A en juger par ces preuves sans doute superficielles, les Européens ont davantage tendance à intérioriser le déshonneur et/ou l'humiliation. Pour Grassley, c'est une caractéristique japonaise. On peut aussi lui trouver des racines dans la Grèce et la Rome antiques. Dans "Le Dieu Sauvage" texte de référence sur le suicide et sa place dans la culture occidentale, A. Alvarez évoque le "caractère raisonnable calme, bien que légèrement excessif" de l'attitude des stoïques envers l'auto-extermination. En général, explique Alvarez, "plus une société devient sophistiquée et rationnelle, plus elle s'éloigne des peurs superstitieuses et plus le suicide y est facilement toléré."

Les intellectuels avancent souvent que l'Europe occidentale est "plus sophistiquée et rationnelle" que les Etats-Unis. Peut-être cela contribue-t-il à expliquer l'écart dans le domaine des suicides de financiers. Les experts en sciences humaines notent souvent que l'Europe est davantage dépendante des classes sociales. Si l'on est persuadé que sa position dans la société est fixée de façon permanente au sommet, la perspective de tomber tout au fond pourrait être d'autant plus difficile à affronter.

L'ironie est que, toute considération morale et religieuse mise à part, la résistance de plouc des financiers américains face au suicide est bien plus logique que son acceptation par les financiers du vieux continent. Comme le fait remarquer Michael Lewis dans une chronique du 8 janvier dans Bloomberg, l'idée qu'un financier ruiné qui se suicide "assume la responsabilité" de ses actes, comme a été très tristement près de le soutenir un blogger du New York Times, ne résiste pas au test fonctionnel : "Quand un financier se tue, il n'y a aucun déclin notable de la somme totale des responsabilités qu'il faut assumer dans le monde financier. Sa mort ne règle aucun problème, ne recrée aucune richesse, et ne redresse aucun tort."

Les gens dont les affaires ont été perturbées par le financier restent au moins dans le même pétrin que lorsqu'il était en vie -sauf que maintenant, il peuvent se sentir non seulement attristés par leurs pertes, mais complices d'un suicide."
Sénateur Grassley, prenez-en bonne note. La relative incapacité de notre culture à éprouver de la honte a quelques avantages.

Timothy Noah

Traduit par Bérengère Viennot

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