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Rapatriement des familles de djihadistes: bientôt la fin du «Guantanamo français»?

Mardi 5 juillet, plusieurs dizaines de femmes et d'enfants ont été renvoyés vers le sol français. Une opération qui en appelle d'autres.

Un enfant retenu dans le camp de Roj (Syrie), le 4 mars 2021. | Delil Souleiman / AFP
Un enfant retenu dans le camp de Roj (Syrie), le 4 mars 2021. | Delil Souleiman / AFP

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En ordonnant enfin le rapatriement, mardi 5 juillet 2022, de trente-cinq enfants et de leurs mères djihadistes –ou femmes de djihadistes– des camps du Nord syrien, Emmanuel Macron aurait-il décidé d'en finir avec ce «Guantanamo français» où, explique le journaliste Nicolas Hénin, notre pays «sous-traite aux forces armées kurdes la détention de ses ressortissants contre de l'argent, des armes et des conseils»? Ce revirement diplomatique, s'il se poursuit (il y aurait encore 160 enfants et 75 mères à rapatrier), n'avait que trop tardé, et se justifie par la situation juridique et éthique intenable dans laquelle s'était mise la France.

Alors qu'il s'était déplacé en Syrie en juin 2019, Marc[1] n'avait «pu voir ses quatre petits-enfants qu'à travers le grillage, avant d'être chassé par des hommes en armes, tandis que des familles suédoises et autrichiennes sont entrées à l'intérieur du camp pendant une bonne heure». Souvenir d'autant plus douloureux pour Marc que sa belle-fille et ses quatre enfants ne font pas partie du rapatriement du 5 juillet.

De même, voulant se rendre dans le camp de Roj avec un collègue pédopsychiatre, le cofondateur et ex-président de l'organisation humanitaire Médecins du monde Patrick Aeberhard s'est heurté aux «autorités françaises [qui] ont fait pression pour [l']en empêcher». Ce cardiologue se dit «totalement révolté de voir cela à la fin de [sa] carrière, alors que la France a tellement fait de choses pour le droit humanitaire», comme l'illustre son récit autobiographique Dans les fracas du monde (Calmann-Lévy, 2022).

De fait, «la France et les Kurdes de Syrie auraient passé un accord afin qu'aucun visiteur français ne puisse visiter le camp», croit savoir l'ancien consul général de France au Kurdistan irakien, Frédéric Tissot.

Le blocage français

Sans compter leurs enfants, parfois nés «sur zone», 1.450 djihadistes français ou résidents majeurs sont partis en Syrie et en Irak depuis 2012, selon Jean-Charles Brisard, président du Centre d'analyse du terrorisme. Soit le plus gros effectif sur un total de 5.000 Européens. Pourtant, et après avoir rapatrié une trentaine d'enfants en plusieurs opérations, le gouvernement rejetait depuis début 2021 toutes les demandes de retour émanant des familles, alors qu'en juin, la Belgique comme auparavant la Finlandele Danemark et l'Allemagne, menait à son terme une nouvelle opération de rapatriement.

Avocate du collectif des familles unies, qui rassemble les familles de Français partis rejoindre Daech, Marie Dosé a mené une bataille tous azimuts pour alerter l'opinion ainsi que le monde culturel et politique sur cette situation indigne d'un point de vue éthique, où l'on fait porter à des gamins qui n'ont rien demandé la responsabilité des choix de leurs parents.

Enfin, la position de la France qui consiste à laisser des enfants exposés à des traitements inhumains et menacés d'atteinte grave et illégale au droit à la vie est totalement contraire à la Convention internationale des droits de l'enfant.

«Le lavage de cerveau des enfants ça n'existe pas, ni pour les adultes d'ailleurs.»
Guillaume Monod, psychiatre

Bien sûr, ce sont aussi des considérations relevant de la politique intérieure qui expliquent le long immobilisme des autorités. Ayant baigné dans l'idéologie mortifère de Daech, ces enfants, même tout petits, seraient des «bombes à retardement», entend-on souvent. Interviewé par BFMTV en janvier 2022, le coordonateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme, Laurent Nuñez, avait insisté sur la dangerosité et l'endoctrinement de certains enfants, justifiant ainsi la politique du cas par cas, visiblement désormais abandonnée.

Expert psychiatre au tribunal de Bobigny, Serge Hefez a suivi plusieurs des enfants déjà revenus de Syrie: «Ils se sont réinsérés, ils ont récupéré des liens familiaux, certains ont eu des difficultés, mais ce ne sont pas des terroristes en puissance», dit-il. Même analyse de la part du psychiatre Guillaume Monod, qui suit les djihadistes en prison: «Le lavage de cerveau des enfants, ça n'existe pas, ni pour les adultes d'ailleurs. Regardez les jeunesses hitlériennes: à la fin de guerre, elles ont posé leurs armes, il n'y a pas eu un attentat contre les forces d'occupation alliées.»

La Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH), chargée de conseiller les autorités françaises et de contrôler les engagements internationaux de la France a, dans un avis rendu à l'unanimité en assemblée plénière, le 16 décembre 2021, appelé «une fois de plus», dans les termes les plus impératifs, le gouvernement «à procéder au rapatriement sans délai de ces enfants et du parent présent auprès d'eux», position adoptée également par le Défenseur des droits Jacques Toubon puis par celle qui lui a succédé, Claire Hédon.

De son côté, face à la carence des juridictions françaises, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a été saisie et devrait se prononcer bientôt, en «grande chambre», c'est-à-dire de façon très solennelle, sur la légalité de tels refus. Une condamnation serait dévastatrice pour l'image de la France et de son très européen président. Le rapatriement du 5 juillet viserait-il à l'empêcher?

Question de crédibilité

En 2019, 89% des Français se disaient inquiets d'un retour des djihadistes français, et deux tiers d'entre eux souhaitaient que les enfants de ces derniers restent en Irak et en Syrie, comme le révélait un sondage Odoxa-Dentsu Consulting, mené en pleine crise des «gilets jaunes», conduisant le président Macron à annuler un rapatriement imminent à grande échelle, révélait alors Libération.

«Il y a une morale des mots, c'est vrai pour un individu comme c'est vrai pour un État: notre parole nous oblige.»
François Zimeray, ex-ambassadeur français pour les Droits de l'homme

Trois ans et demi plus tard, l'élection présidentielle et les législatives sont passées. Quoiqu'on pense du verdict, le procès dit du 13-Novembre fut d'une qualité exceptionnelle; pour sa tenue, la France n'a pas lésiné sur les moyens, accordant dix mois à des présumés terroristes pour se défendre. Mais à la France de ce «procès exemplaire» risquait de se superposer une autre France, accusée au contraire de bafouer le droit international en refusant de rapatrier 200 petits Français du Nord syrien.

Dans cette affaire, qui relève également du terrorisme, la France n'est plus l'État de droit qu'elle s'est appliquée à être dans le procès du 13-Novembre. Depuis le rapatriement du 5 juillet, les deux images concordent un peu plus. «Au sein de la communauté internationale, des Nations unies, la France s'est engagée fortement et visiblement pour la protection de l'enfance dans les conflits armés. L'adoption de la Convention internationale pour les droits de l'enfant et les textes prohibant le recrutement d'enfants soldats doivent beaucoup à la diplomatie française», justifie l'ancien ambassadeur français pour les droits de l'homme, François Zimeray.

«Nous perdrions toute crédibilité si nous ne respections pas les principes que nous demandons aux autres nations d'appliquer; il y a une morale des mots, c'est vrai pour un individu comme c'est vrai pour un État: notre parole nous oblige», poursuit-il.

Pas d'État de droit sans moyens

Reste la question souvent sous-estimée et peu évoquée des moyens. «Cet acte d'humanité évident demande sans doute un effort de mobilisation important de plusieurs administrations», tweete l'ancien ambassadeur et conseiller spécial à l'institut Montaigne, Michel Duclos.

La justice doit prendre ses responsabilités. À l'issue du procès du 13-Novembre, Jean-François Ricard, du parquet national antiterroriste, considérait d'ailleurs que si la centaine de femmes françaises –djihadistes ou épouses de djihadistes– actuellement détenues par les Kurdes de Syrie étaient rapatriées pour être jugées en France, «nous saurions faire face».

Les victimes du 13-Novembre savent mieux que personne qu'il n'y a pas d'État de droit sans véritables moyens.

S'il ne se situe pas dans le système judiciaire, le maillon faible résiderait-il alors dans le système carcéral? «Les établissements pénitentiaires qui reçoivent les femmes sont peu nombreux et déjà saturés. Donc ajouter 100 femmes, même en détention préventive, aux quelque 2.800 femmes déjà incarcérées, serait ingérable, décrit Guillaume Monod, auteur de En prison, paroles de djihadistes (Gallimard, 2019), à moins que le gouvernement français ne s'en donne vraiment les moyens financiers et matériels.»

De fait, un nouveau quartier d'évaluation de la radicalisation spécifique pour les femmes détenues pour terrorisme vient d'ouvrir à la maison d'arrêt de Rennes. Également nécessaires: des moyens accrus en personnel pour les structures d'aide sociale à l'enfance, pour les familles d'accueil ainsi que pour les associations.

Quant aux Français réticents, peut-être seraient-ils surpris d'apprendre que plusieurs victimes des attentats, donc les individus supposément les moins enclins à appeler au retour de ces familles de djihadistes, soutiennent ces rapatriements. C'est le cas de Philippe Duperron, président de l'association 13onze15 — Fraternité et vérité, et de Georges Salines ou bien encore d'Emmanuel Domenach, entre autres.

Les victimes du 13-Novembre savent en effet mieux que personne qu'il n'y a pas d'État de droit sans véritables moyens, et que celui-ci n'est pas un concept juridique désincarné, mais qu'il se nourrit aussi de la société civile.

 

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