Culture

«Elvis», rock star luxueusement statufiée mais aplatie

Baz Luhrmann déploie toutes les ressources de son savoir-faire d'homme de spectacle pour composer une évocation énergique mais millimétrée et simplificatrice.

Le narrateur-manipulateur colonel Parker (Tom Hanks) et sa créature, Elvis Presley (Austin Butler). | Warner Bros. France
Le narrateur-manipulateur colonel Parker (Tom Hanks) et sa créature, Elvis Presley (Austin Butler). | Warner Bros. France

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Rare privilège, Baz Luhrmann a pu modifier le logo de la multinationale qui le produit (Warner), et qui apparaît serti d'or et de pierres précieuses. De quoi afficher immédiatement le ton et l'esprit du film: l'excès de clinquant, la déferlante de kitsch.

Aussitôt après apparaît celui qui est supposé raconter l'histoire (bien qu'on puisse douter qu'il l'aurait racontée ainsi), le colonel Parker, imprésario démiurge de la star du rock, que Tom Hanks se régale à surjouer en Raminagrobis visionnaire et cynique.

 

Elvis, le film, est porteur d'une question à plusieurs centaines de millions de dollars: dans quelle mesure un public âgé de moins de 50 ans est-il susceptible d'être passionné par un phénomène totalement inscrit dans un monde disparu avec les années 1950-1960?

Pour les autres, plus âgés, il n'y a guère de suspense: ceux pour qui le chanteur de «Blue Suede Shoes» a été une figure importante de leur jeunesse pourront piocher à loisir dans le luxueux éventail de colifichets-souvenirs offerts par le film. Et ceux qui lui portent peu ou pas d'intérêt ne risquent pas de changer d'avis.

Deux atouts et deux ressorts

Sur une trame classique de biopic qui se garde bien de toute interrogation sur la mécanique de ce genre, Baz Luhrmann déploie les plus évidents, les plus assurés de ses atouts, qui sont au nombre de deux. L'un, plus technique qu'artistique, tient au réalisateur; l'autre, la musique, tient à son sujet.

Le signataire de Roméo + Juliette et de Moulin rouge! est un expert incontesté pour ce qui est de rendre spectaculaire, à force d'effets visuels tape-à-l'œil et de sens du tempo, des clichés de la culture populaire.

Et il dispose en l'occurrence du renfort considérable d'une poignée de morceaux musicaux historiques, chargés d'une puissance qui, même s'ils ne modélisent plus depuis longtemps les compositions à succès d'aujourd'hui, conservent une indéniable efficacité.

Comme il est si fréquent, ils ne seront d'ailleurs évoqués qu'à ce titre de citation-clin d'œil, sans avoir jamais le droit d'être joués et chantés pour eux-mêmes –il fallait un Clint Eastwood, cinéaste vraiment amoureux de la musique dont il évoquait une grande figure, pour faire entendre en entier les morceaux de Charlie Parker dans Bird.

Côté bande-son, le film bénéficie d'ailleurs, outre les multiples fragments de chansons chantées par Presley, de très nombreuses contributions d'artistes d'aujourd'hui, convoqués pour évoquer l'univers musical au sein duquel le phénomène a émergé au milieu des années 1950. Parmi les plus mémorables figure l'apparition de Shonka Dukureh en Big Mama Thornton pour un fragment de la version originale de «Hound Dog».

À ces ressources s'ajoutent deux ressorts typiques d'Hollywood –l'un du Hollywood de toujours, l'autre du Hollywood de maintenant.

Le premier repose sur l'opposition entre deux figures contrastées, le méchant et le gentil (qui est en l'occurrence une gentille), autour du personnage central dont tout est fait pour ne pas trop montrer qu'il n'est guère qu'une marionnette, jouet de forces et d'intérêts qui le dépassent.

 

Le colonel Parker en figure maléfique. | Warner Bros. France

Le méchant est donc le colonel Parker, margoulin surdoué et enfumeur de première; pour ça, il n'y a guère de débat. La ruse (de Luhrmann, pas de Parker) est ici de faire de lui le narrateur, en tirant parti de l'abattage de Tom Hanks, quitte à l'abandonner en chemin –un Elvis vraiment raconté du point de vue de Parker jusqu'au bout aurait été autrement surprenant, mais ici il s'agit surtout de ne surprendre personne.

Entre ironie et cynisme

Mais en effet, la figure du mentor manipulateur au passé opaque a bien des raisons d'être assignée au rôle de méchant. Plus discutable est la définition de la gentille sous les traits de Priscilla, l'épouse du rockeur. Que la veuve d'Elvis soit aussi toujours une figure centrale de l'entreprise qui porte son nom, figure sans le soutien de laquelle un tel film est impossible, n'est clairement pas étranger à la manière dont elle est décrite.

Entre ironie et pur cynisme, une des séquences les plus singulières est celle où le colonel Parker est supposé inventer littéralement le merchandising, qui lui permettra d'accumuler des fortunes en vendant tout et n'importe quoi à l'effigie d'Elvis, processus dont relève également un film qui fait mine de critiquer semblable avidité.

Le procédé hollywoodien contemporain se place sous le signe de la correction politique, en faisant quasiment d'Elvis un héros de la lutte pour les droits civiques, ce qui est assez osé pour le personnage ultraconservateur et conformiste que fut le chanteur, au-delà de la transgression décisive qu'a constitué son jeu de scène hypersexué.

 

La mémorable irruption d'un des morceaux phares du rockeur, «Hound Dog», d'abord chanté par Big Mama Thornton (Shonka Dukureh) au Handy Club de Beale Street à Memphis. | Warner Bros. France

Cette lénifiante torsion vers le politiquement correct a son revers évident: s'il souligne la bien réelle passion du jeune Presley pour les musiques noires ghettoïsées dans les églises et les bordels à la fin des années 1940, le film esquive toute question concernant l'évident processus d'appropriation culturelle sur lequel se sont bâties la gloire et la fortune de l'interprète de «Heartbreak Hotel».

Et si des archives filmées de l'époque viennent rappeler les formes extrêmement violentes, répandues et fières d'elles-mêmes du racisme anti-Noirs aux États-Unis dans les années 1940, 1950 et 1960, la construction de la carrière d'Elvis semble se faire en pleine connivence avec les grandes figures du rhythm 'n' blues, ce qui est pour le moins simpliste.

L'évocation des mutations violentes de l'Amérique est d'ailleurs un des aspects intéressants du film, même si celui-ci prend soin d'exempter son personnage central des multiples horreurs dont aura accouché cette société.

Le visage et le corps

Au crédit du film, il faut porter, fut-ce de manière paradoxale, le choix de l'acteur principal, Austin Butler, qui a ce côté lisse, comme déjà plastifié en sa propre statue, qui était un des aspects les plus bizarres du véritable Elvis tel que l'attestent toutes les images de lui dont on dispose.

L'image numérique désincarnée (et de possibles injections ayant modifié l'apparence de l'acteur) rencontrent ainsi, de manière presque fortuite, une vérité un peu mystérieuse, un peu trouble.

 

Un visage si lisse qu'il semble artificiel, paradoxal point de contact entre le personnage du film et son modèle. | Warner Bros. France

Ce côté figé du visage, qui contraste si violemment avec la mobilité bien au-delà du suggestif des mouvements corporels en scène, est d'ailleurs sans doute une des raisons de l'échec absolu de la carrière de Presley comme acteur, malgré les trente-et-un films, tous nuls, dans lesquels il a tourné –phénomène si massif qu'il aurait mérité de s'y arrêter un peu dans le cadre d'un film.

Avec la marchandisation du spectacle et le racisme, le troisième sujet (mal)traité par le film porte sur l'explosion sexuelle qu'a représenté l'apparition sur scène d'«Elvis le pelvis» au sein de l'Amérique puritaine.

Cet événement de société appelé à se répandre dans le monde entier, véritable rupture générationnelle, n'apparaît dans le film que sur un mode amusant, mais mécanique et très simplificateur –en particulier en laissant croire que, si toutes les filles se transforment immédiatement en bacchantes déchaînées dès l'apparition du chanteur, les garçons y seraient insensibles et hostiles.

Plus le film avance, plus il apparaît ainsi combien raconter Elvis pouvait être l'occasion d'une aventure de compréhension, presque systématiquement sacrifiée sur le désir de capitaliser sur des effets spectaculaires sans profondeur, y compris à propos du kitsch tapageur des concerts –on est loin de la finesse à plusieurs niveaux de Ma vie avec Liberace de Steven Soderbergh.

Au terme du rutilant manège mené avec savoir-faire par Baz Luhrmann se trouve donc un nouvel avatar de ce modèle du film à grand spectacle qui prétend montrer les aspects négatifs du spectacle tout en en tirant le plus de bénéfice. Scintillant et plat, Elvis Presley n'aura jamais réellement habité le monde tel que décrit par le film, monde dont il était pourtant à la fois le produit et une ressource particulièrement riche pour l'éclairer.

Les critiques cinéma de Jean-Michel Frodon sont à retrouver dans l'émission «Affinités culturelles» de Tewfik Hakem, le samedi de 6h à 7h sur France Culture.

Elvis

de Baz Luhrmann

avec Austin Butler, Tom Hanks, Olivia DeJonge

Séances

Durée: 2h39

Sortie le 22 juin 2022

 

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