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En mémoire de l'horloge parlante

Orange a annoncé qu'à partir du 1er juillet, ce service historique ne serait plus disponible. Il fallait bien lui rendre un dernier hommage.

Dans l'une des salles de contrôle de l'Observatoire de Paris. | Jacques Demarthon / AFP
Dans l'une des salles de contrôle de l'Observatoire de Paris. | Jacques Demarthon / AFP

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Le jeudi 30 juin 2022 à 23h57, vous étiez peut-être en train de dormir, comme font les honnêtes gens à une heure pareille. Ou bien vous regardiez une série sur votre canapé, en solitaire, avec une personne aimée, ou avec une personne jadis aimée. Peut-être étiez-vous en train d'avoir un rapport sexuel, peut-être prépariez-vous votre gamelle pour le repas du lendemain midi. Quelle que soit votre activité, je ne juge pas. Elle était forcément plus exaltante que la mienne.

Le jeudi 30 juin 2022 à 23h57, moi, j'ai appelé l'horloge parlante. J'ai composé le 3699 sur mon combiné de téléphone fixe –je connais ce numéro par cœur depuis une trentaine d'années– et j'ai écouté attentivement parce qu'après, ça ne serait plus possible. Dès le lendemain, 1er juillet absolument meurtrier, l'horloge parlante ne serait plus. Au début du printemps, Orange a en effet annoncé que son service cesserait d'émettre à cette date. Ça m'avait fait comme un pincement.

Le pincement fut encore plus gros lorsqu'au quatrième top indiquant minuit, une petite musique prit le relais, bientôt suivie du message suivant: «Orange vous informe que l'horloge parlante est définitivement fermée.» Pas de message d'adieu, pas de discours de remerciements, pas le moindre pot de départ. L'horloge parlante s'était carapatée pour de bon, filant à l'anglaise en me laissant seul avec mes souvenirs. J'ai essayé de rappeler le 3699, mais ce furent la même musique et le même message, avec en prime la mention «Cet appel ne vous sera pas facturé». Et pas un mot de plus.

Je me suis dit que j'étais vraiment devenu vieux, nostalgique d'un truc aussi archaïque, triste à cause de la fin d'un service téléphonique que je n'avais pas appelé depuis au moins dix ans. Et pas donné, le service, qui plus est. 1 euro 50 l'appel. 150 centimes. Tout ça pour entendre alternativement un homme et une femme annoncer distinctement l'heure toutes les dix secondes, puis terminer leur service d'une minute en rappelant la date et le moment précis où l'on passerait à la minute suivante.

Une affaire de famille

Je sais d'où je tiens mon affection pour l'horloge parlante. C'est un virus que m'a refilé mon père. Mon père adore les montres. Pas les montres exorbitantes, non, juste les belles montres, si possible avec plusieurs mini-cadrans dans le cadran principal. Pour mon père, c'était fondamental de posséder une montre qui indique l'heure exacte. Il n'était ni chef de gare ni chronométreur aux Jeux olympiques; c'était juste une question d'exactitude et de rigueur. Se sentir en décalage avec la marche du monde, il n'aurait pas supporté ça bien longtemps.

Alors régulièrement, il appelait l'horloge parlante. Trente-six quatre-vingt-dix-neuf. Il ôtait sa montre de son poignet, il tirait sur le petit bouton permettant de bloquer la trotteuse, et puis il attendait que soit annoncée la minute suivante. Et paf, en une pression sur le petit bouton, la montre repartait de plus belle, alignée avec ce que la voix (du monsieur ou de la madame) venait d'annoncer.

En grandissant, j'ai acquis le droit d'appeler ce numéro pour lui. J'en profitais pour régler ma propre montre à mon tour. J'aimais bien les montres. À cette époque, il me semblait que c'était fondamental. Maintenant –attention parole de vieux schnock– avec les téléphones mobiles, ça n'est plus très utile. Mais avant, sans montre, je me sentais tout nu. Et sans une montre parfaitement réglée, je me sentais mal à l'aise. En décalage. Cette sensation, je savais parfaitement à qui je la devais.

Mon père ne s'arrêtait pas là. Deux fois par an, pour lui, c'était fête. Un rendez-vous à ne pas manquer. Le passage de l'heure d'hiver vers l'heure d'été, le passage de l'heure d'été vers l'heure d'hiver: deux raisons d'appeler l'horloge parlante afin de bien régler tout pile les différents appareils donnant l'heure à la maison.

Il y avait tout un tas de petites ou de grosses horloges à faire avancer ou reculer d'une heure, car aucune ne faisait ça de façon automatique: celle du four, celle du micro-ondes, celle de la petite radio de la cuisine, celle de la petite radio de la salle de bains, celle de la voiture familiale, celle de la télévision (pour les enregistrements sur VHS c'était fondamental), celle du thermostat, celle de nos montres diverses et variées, celle de chacun de nos radios-réveils. Un sacré boulot.

L'horloge parlante continue à survivre dans de nombreux pays. Mais pour encore combien de temps?

Souvent, il s'occupait de ça tout seul. C'était lui, le vrai maître des horloges, et pas un autre. Comme c'était du travail, comme il n'aurait pas supporté de se lever un dimanche matin et de constater que les horloges de la maison n'étaient pas à l'heure, et comme il était beaucoup trop sage pour se lever à 2h (ou à 3h) afin de tout décaler au moment opportun, il procédait au changement horaire dès la veille au soir. Le samedi, vers 17 ou 18h, il lui arrivait de commencer à modifier l'heure sur quelques appareils, l'horloge parlante l'accompagnant dans ses œuvres. Si bien que pendant un certain temps, personne sauf lui ne savait plus quelle heure il était.

Je me souviens qu'une année, un week-end de passage à l'heure d'été, j'avais fini par appeler moi aussi l'horloge parlante parce que je ne savais plus si mon horloger de père s'était déjà chargé de tout modifier dans la maison. À force, la facture de téléphone devait s'en ressentir –mais elle restait forcément moins salée que lorsque j'avais passé des après-midi entières à jouer en cachette sur le Minitel familial.

Tuée par la technologie

Désormais, la plupart des appareils se règlent tout seuls, et ils ont le bon goût de rester à l'heure. Nos smartphones et nos ordinateurs sont parfaitement alignés, à la seconde près (et même mieux que ça). Lorsque nous changeons d'horaire, il n'y a quasiment plus rien à faire, et les seules modifications à effectuer se font en prenant appui sur les appareils donnant l'heure exacte. C'est un fait: à force de donner l'heure de façon exacte et gratuite, nos smartphones ont tué l'horloge parlante. En tout cas en France.

La France fut d'ailleurs le berceau de l'horloge parlante, qui y a vu le jour en 1933. Fruit d'un partenariat entre France Télécom (devenue Orange en 2013) et l'Observatoire de Paris, elle rencontre un franc succès, à tel point que l'idée est ensuite reprise dans le monde entier. L'horloge parlante continue à survivre dans de nombreux pays. Mais pour encore combien de temps?

En Belgique, en 2017, le service ne recevait plus que 584 appels par jour en moyenne. Cela peut sembler beaucoup, mais ce n'est rien par rapport aux 10.000 appels journaliers de 2001. Reste que lors du week-end de passage de l'heure d'été à l'heure d'hiver (ou réciproquement), on frôle encore les 8.000 appels en à peine trois jours.

Tout le monde croit connaître quelqu'un qui connaît quelqu'un [...] qui a exercé une vengeance par le biais de l'horloge parlante.

Mais voilà. C'est terminé. Bientôt l'horloge parlante ne sera plus qu'un souvenir, une référence pour vieillards que je ne manquerai pas d'évoquer auprès de mes éventuels petits-enfants. Sans nul doute, ça les passionnera. J'imagine déjà le discours que je leur tiendrai. «Eh bien quand j'étais jeune, on avait une orange à Noël, on lisait des vrais livres en papier, et en plus, on pouvait appeler un numéro de téléphone surtaxé quand on voulait avoir l'heure exacte.» Insuccès garanti.

Je leur raconterai aussi que le grand Ian McKellen prêta un temps sa voix à l'horloge parlante britannique. «Mais si, vous savez, le type qui a joué Gandalf, Magneto et Richard III.» Là encore, pas sûr que je fasse un carton.

Légende urbaine

Il restera quelques souvenirs, mais aussi quelques histoires. Tout le monde croit connaître quelqu'un qui connaît quelqu'un [...] qui a exercé une vengeance par le biais de l'horloge parlante. En résumé, ce serait l'histoire d'une personne qui, par pure malveillance, est un jour entrée chez son pire ennemi à son insu, a composé le numéro de l'horloge parlante d'un pays situé à l'autre bout de la Terre, puis a quitté les lieux sans avoir raccroché. Résultat: lorsque la victime est rentrée de vacances deux semaines plus tard, l'automate était toujours en train de poursuivre son monologue, et la facture de téléphone a explosé.

Cette histoire est-elle vraie? On a beau avoir débunké, décodé, factchecké, rien ne le prouve. Il s'agit possiblement d'une légende urbaine, le genre d'histoire amusante qu'on se raconte en la déformant et qu'on finit par s'approprier parce que ça rend les anecdotes tellement plus fun à raconter. D'ailleurs, le film Shooting fish, excellente et méconnue comédie britannique sur fond de petites arnaques et de grands sentiments, recycle joliment cette idée.

 

On y voit le play-boy fauché au grand cœur joué par Dan Futterman (qui devint ensuite scénariste, de Truman Capote en Foxcatcher) s'y introduire au domicile d'un sale type très riche qui vient de partir en vacances. Après avoir dérobé ce qu'il y avait à dérober, il appelle l'horloge parlante au Brésil, laisse le combiné pendre dans le vide, et déguerpit. Et voilà comment relancer une vieille histoire pour vingt-cinq années supplémentaires.

L'horloge parlante me manquera. Sa voix féminine (qui, en France, appartient à Marie-Sylvie Behr, tandis que l'identité du propriétaire de la voix masculine est restée inconnue) a même fait l'objet de l'une des chansons que j'ai écrites, ado. Certaines ont été chantées par des groupes de ska-punk-rock sur des scènes régionales (tellement de fierté), mais celle-ci n'a jamais été retenue.

Pourtant, «La fille de l'horloge parlante» me semblait être une bonne chanson, qui restera à jamais inchantée et incomprise. Ça parlait de cette femme avec laquelle j'aurais aimé pouvoir passer plus d'une minute d'affilée, mais qui était sans cesse éclipsée par l'homme avec qui elle vivait. Beau joueur, je leur souhaite à tous les deux une retraite heureuse.

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