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L'Argentine se passionne pour ses racines européennes

Un moteur de recherche donnant accès aux informations des migrants européens débarqués en Argentine au croisement des XIXe et XXe siècle passionne les Argentins. Mais comment honorer ce lien sans éclipser les autres racines de ce pays?

Entre 1860 et 1930 environ, pas moins de 6 millions d'Européens ont débarqué en Argentine. | Domaine public <a href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Inmigrantes_europeos_llegando_a_Argentina.jpg">via Wikimedia Commons</a>
Entre 1860 et 1930 environ, pas moins de 6 millions d'Européens ont débarqué en Argentine. | Domaine public via Wikimedia Commons

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À Buenos Aires (Argentine).

«Nous sommes des Européens exilés.» C'est ainsi que le grand écrivain argentin Jorge Luis Borges désignait ses compatriotes, dans un texte intitulé «Pourquoi je me sens européen». Depuis ce diagnostic sans concession délivré en 1985, de l'eau a coulé sous les ponts. De nouvelles générations sont nées et, avec elles, des débats jusqu'ici enfouis dans l'inconscient national. Ainsi, se pose une question: d'où viennent les Argentins? D'où venaient les bateaux desquels ils sont descendus?

Pour y répondre, il faut d'abord se diriger vers le Centre d'études migratoires latino-américain (Cemla), à l'orée du quartier portuaire de Puerto Madero, à Buenos Aires. Depuis sa fondation en 1985, le Cemla est logé dans une grande demeure de la fin du XIXe siècle, servant de refuge aux marins depuis son édification par l'Église presbytérienne britannique.

Créée sous l'impulsion d'un ecclésiastique italien, l'entité s'est d'abord concentrée sur les migrations en provenance de la Botte. Puis, les recherches se sont étendues à l'ensemble des migrants européens arrivés par bateau au port de Buenos Aires. Sur les fiches de renseignements remplies depuis les bateaux et délivrées à l'officier du Bureau des migrations dès l'arrivée au port, on lit des millions de lignes de vies: nationalité, âge, profession, port d'embarquement… Une mine d'informations qui couvre la période allant de 1880 à 1960.

Autant d'histoires familiales numérisées par le Cemla et qui s'offrent aux curieux grâce à un moteur de recherche, mis en ligne par le centre. Les Argentins descendant de ces vagues d'immigration peuvent ainsi retracer le parcours de leurs aïeux en quelques clics, ou poursuivre leurs recherches auprès de la Direction nationale des migrations ou des Archives nationales, où sont stockés les documents originaux.

Le mythe d'une nation exclusivement blanche

¿De dónde sos? D'où viens-tu? L'interpellation quasi obsessionnelle des locaux en direction de tout interlocuteur à l'accent suspicieux trouve ici une résonance socio-historique. Les Argentins, passés maîtres dans l'art des recherches généalogiques, sont nombreux à présenter un lien direct avec «la grande immigration».

Durant cet épisode historique, courant environ de 1860 à 1930, pas moins de 6 millions d'Européens ont débarqué en Argentine. Pour mesurer les effets de cette vague migratoire, il suffit de rappeler que le pays des gauchos comptait seulement 1,88 million d'habitants lors de son premier référencement, en 1869 (contre plus de 45 millions aujourd'hui).

«L'Argentine est le pays qui a reçu la plus importante immigration au regard de sa population, expose Ezequiel Adamovsky, historien du Conseil national de la recherche scientifique et technique (Conicet). En 1914, un tiers de la population argentine était née à l'étranger. Le mythe d'une nation exclusivement blanche et européenne s'est fondé sur cette statistique, cet élément démographique incontestable.»

Au deuxième étage du refuge de marins, retranchée derrière son ordinateur, la bibliothécaire Mónica López revient sur l'article d'Infobae qui a bouleversé la quiétude du Cemla en mai dernier. Son titre accrocheur explique en partie l'agitation provoquée: «Dans quel bateau mes grands-parents sont arrivés en Argentine? Le moteur de recherche qui vous permet de le découvrir en deux étapes».

Durant les jours qui ont suivi la publication de l'article, Mónica López a fait face à un afflux de messages. «Du jour au lendemain, nous nous sommes mis à recevoir 600 mails par jour –quelque chose de tout à fait anormal. D'autant que toutes nos informations sont disponibles à partir du moteur de recherche et que celui-ci fonctionne depuis plusieurs années. Notre site internet n'a pas tenu face aux très nombreuses recherches effectuées», raconte la bibliothécaire.

De l'Europe vers l'Argentine, puis de l'Argentine vers l'Europe?

Un tel enthousiasme est-il vraiment dû à une simple curiosité généalogique? En grande partie, oui, tant les migrations de cette période font figure de boîte noire identitaire du pays austral –une sorte de carbone 14 de l'influence européenne dans le creuset national. Mais au-delà de l'intérêt des familles pour leur passé, le renouement avec ces racines ouvre la porte d'une nouvelle migration, cette fois-ci depuis l'Argentine et vers l'Europe.

Ces dernières années, la dégradation économique en a découragé plus d'un. À chaque crise, l'occasion est donnée de renouer avec ce passé européen, en demandant un passeport –italien ou  espagnol la plupart du temps– pour aller tenter sa chance en Europe. «En 2001, durant notre dernière grande crise, il y avait la queue sur plusieurs blocs de rues devant notre porte. Peut-être qu'aujourd'hui, de nouveau, l'intérêt porté aux registres des bateaux a quelque chose à voir avec cela», suggère Flavio Lauria, actuel directeur du Cemla.

Une immigration souvent idéalisée

Une ligne de fracture s'établirait là entre les Argentins des bateaux –ceux des passeports européens– et les autres. La lorgnette européenne peut conduire à la désunion. Pour le chercheur et essayiste Adamovsky, «s'il est complètement légitime que tout le monde souhaite effectuer des recherches sur ses aïeux, cet intérêt ne doit pas occulter le débat sur les origines diverses du pays». «Les Argentins viennent aussi des bateaux négriers, qui ne sont pas comptabilisés, mais également des populations déjà présentes, et d'autres personnes ne sont descendues d'aucun bateau car arrivées par les frontières terrestres.»

Il n'est pas rare que de grandes discussions existentielles se déclenchent sous le toit de l'Hôtel des migrants, logement d'accueil des arrivants européens au début du XXe siècle, devenu le Musée de l'immigration. L'équipe de ce musée, qui dépend de l'Université nationale de Tres de Febrero, réalise un travail de pédagogie continu.

«Les personnes issues de l'immigration européenne idéalisent bien souvent l'arrivée de leurs aïeux dans le pays. Si ces personnes opèrent une distinction entre les immigrants d'hier et les étrangers d'aujourd'hui, nos médiateurs leur offrent en retour une contextualisation de l'époque et des difficultés de toutes les migrations», témoigne Marcelo Huernos, historien référent du musée.

Les castes ont disparu, mais pas
le racisme

Le mythe de l'Argentine blanche a la peau dure: les représentants politiques ont tout le mal du monde à déconstruire ce lieu commun. Alberto Fernández, l'actuel président argentin, a ainsi lâché, en pleine conférence de presse, aux côtés du président de gouvernement espagnol: «Les Mexicains viennent des Indiens, les Brésiliens de la jungle, mais nous, les Argentins, nous sommes arrivés par bateaux. C'étaient des bateaux venus d'Europe.»

Sur les réseaux sociaux, les internautes ont immédiatement taxé Alberto Fernández de racisme, y compris le président brésilien néo-fasciste Jair Bolsonaro. Malheureusement, Octavio Paz, prix Nobel mexicain de littérature, n'est plus là pour rappeler au président la réelle phrase, plus subtile, qu'on lui attribue: «Les Mexicains descendent des Aztèques, les Péruviens descendent des Incas et les Argentins descendent des bateaux.»

L'invisibilisation des populations déjà présentes au moment de l'immigration et des populations afro est pourtant actuellement remise en question. Reconnaissance de la responsabilité de l'État dans le massacre d'indigènes, impression de billets à l'effigie de María Remedios del Valle, afrodescendante, mère de la patrie oubliée de l'histoire argentine… «Nous avons constaté des avancées significatives ces dix dernières années, mais le chemin est encore long pour vaincre le racisme, remarque Ezequiel Adamovsky. Au sein de la société, ces débats existent depuis des décennies. Les classes populaires remettent en cause le mythe de la nation blanche depuis longtemps. La crise de 2001 a poussé des populations blanches de classe moyenne dans la pauvreté, ce qui a rebattu les cartes.»

Malgré ces avancées, selon le chercheur, le régime de la «pigmentocratie» n'a pas complètement disparu. «Durant la colonisation, les inégalités sociales étaient organisées de manière légale dans un système formel de castes, explique-t-il. En Argentine, ce système de castes a été aboli en 1813 et les Noirs ont obtenu le droit de vote en 1821. Mais les hiérarchies ont persisté dans la pratique sociale au quotidien. Les castes ont disparu, mais pas les mécanismes informels de racisme.»

Premier président du pays, Bernardino Rivadavia avait des origines afro. Mais cette information a largement été ignorée dans le pays, tant l'historiographie officielle s'est entêtée à blanchir son portrait. Alors qu'en réalité les Argentins descendent des bateaux européens, mais aussi «des Indiens», «de la jungle» et même bien souvent d'Afrique.

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