Culture

Brûlures et enchantements au soleil noir de «Ventura»

Le film de Pedro Costa, enfin disponible, chemine par les souterrains d'une mémoire blessée et d'un présent frémissant d'énergies charnelles et de violences contemporaines.

Ventura, comme un fantôme hanté par d'autres frantômes et pourtant si vivant, si présent, si réel. | Capture d'écran Bandes-annonces : Chacun Cherche Son Film <a href="https://www.youtube.com/watch?v=Ft2-pHRRszw">via YouTube</a>
Ventura, comme un fantôme hanté par d'autres frantômes et pourtant si vivant, si présent, si réel. | Capture d'écran Bandes-annonces : Chacun Cherche Son Film via YouTube

Temps de lecture: 5 minutes

Il est noir. Il est nu. Il est vieux. Il marche dans un couloir très sombre. C'est peut-être une prison, ou un très ancien hôpital. Ou c'est peut-être un rêve. Ses mains tremblent, beaucoup.

Il y a lui, Ventura. Et il y a cet univers visuel et sonore. Chaque lumière y semble un trésor, chaque parole et chaque bruit résonne aux échos du passé et des émotions enfouies. Chaque matière –les briques des murs, les parois métalliques, les grilles, le papier des documents officiels, le tissu des draps– paraît griffer ou glacer, peser d'un poids qui vient d'expériences vécues.

 

Alité, malade, soigné, angoissé, il reçoit la visite de ses amis, des ouvriers capverdiens travaillant à Lisbonne comme lui. Ils sont morts, il sont furieux, ils sont très tristes, ils sont des souvenirs, des copains ou des fantômes. Quelqu'un chante une ancienne chanson du pays.

Ventura porte une chemise brodée, il écoute la colère, la douleur et la vigueur de la femme venue trop tard enterrer son mari. Trop tard, ou peut-être pas? Les soldats encerclent l'homme noir dans la rue. Les soldats traquent les hommes noirs dans les bois. Dans l'ascenseur métallisé, le soldat métallisé et figé dialogue avec Ventura, à bouches fermées. D'autres, invisibles, parlent aussi.

Ventura, le huitième long-métrage de Pedro Costa, n'est pas un récit, mais une histoire. Une histoire longue et actuelle, peuplée de multiples figures, d'événements, de souvenirs, d'espoirs et de peurs.

Un songe d'Europe

L'histoire de celles et ceux qui sont esclaves, colonisés, déplacés, exploités, humiliés, et de ceux et celles qui, sciemment ou pas, mettent en place les situations qui engendrent ces souffrances et ces angoisses.

Ventura est un songe d'Europe. Un cauchemar aux visions serties comme des joyaux, ultime hommage à qui est tant démuni. Démuni mais pas victime impuissante. Démuni mais détenteur d'une lettre, d'un chant, d'un savoir de survivant, de fragments de mémoire, de savoir-faire utiles.

Cela se passe au Portugal, qui a mené et perdu les dernières guerres coloniales à l'ancienne et qui a connu, il y aura bientôt cinquante ans, la dernière véritable révolution d'Europe. Celle qui a cru un instant pouvoir tout changer de l'ordre ancien et qui a disparu dans les limbes du passé, avec les espérances et les illusions. Tout cela hante le film comme des démons aux yeux de braise.

«Un grand oiseau noir s'est posé sur mon toit», dit Ventura, maçon à la retraite, qui ne peut plus porter les sacs de ciment. Il répond à l'interrogatoire de l'homme qu'on ne voit pas, médecin, policier ou militaire. Mais pas à toutes les questions. Il a un pyjama maintenant, un pyjama à rayures –eh oui. On va le soigner.

Souvent le film chemine, le long des couloirs, des rues la nuit, dans une usine désaffectée où un jeune ancien ouvrier attend toujours qu'on lui paie le salaire qui lui était dû. Il attend depuis sept ans.

Ventura, le huitième long-métrage de Pedro Costa, n'est pas un récit, mais une histoire. Une histoire longue et actuelle. | Survivance

Parfois, comme si une bourrasque s'était levée, Ventura fait une embardée, dans la forêt au-dessus de la ville, dans un autre temps, dans un espace onirique. Il y a des couteaux, aussi, celui de l'homme à la chemise rouge sang, ceux dans la vitrine grillagée, celui arraché à la main de qui cherchait à échapper aux hommes armés. Arrachée aussi, son alliance.

Les rythmes changent, mais le mouvement est continu, qui emporte et étreint. C'est un film comme un fleuve, parfois furieux, parfois souterrain, parfois paisible. Ventura est une invitation au voyage, beau navire qui est la mémoire de beaucoup, ceux qu'on n'entend jamais, et l'amnésie de tant d'autres.

Un éveil augmenté

Le mot qui vient à l'esprit pour dire ce que fait le film serait: hypnotique. Mais il faut le refuser, puisqu'il ne s'agit ni de s'endormir ni de se soumettre. Plutôt quelque chose comme un éveil augmenté, un truc un peu mystique si on veut, sans rien de religieux. Vitalina a une collection de chapelets, mais pour quoi faire?

Vitalina (Vitalina Varela) et Ventura. | Survivance

Vitalina, c'est la femme venue pour son mari qui l'avait abandonnée en Afrique et qui est mort. Nous la connaissons, elle était le corps et l'âme de cette splendeur qui porte son nom, le film Vitalina Varela, sorti au début de cette année. Ventura est le film précédent du réalisateur, film découvert avec émerveillement au Festival de Locarno 2014, mais resté inédit depuis.

Et le grand homme noir aux allures de prince clochard, Ventura lui-même, était déjà au centre du film réalisé encore avant par Pedro Costa, En avant, jeunesse! (2005), dans un rôle de fiction plus directement inspiré de la véritable existence de celui qui l'interprète et qui porte le même prénom.

En effet, le film qui atteint aujourd'hui enfin nos écrans appartient aussi à une histoire, celle du travail au long cours de son auteur. Il est une pièce essentielle de ce vaste univers, imaginaire saturé de réel, que le réalisateur construit sans relâche.

Mais il importe de d'abord, si possible, rencontrer le film Ventura pour lui-même, dans sa singularité altière et pourtant accueillante, sa charnelle beauté.

Dans les ombres du grand fleuve nommé Costa

Il sera temps ensuite de se souvenir qu'il sort en même temps qu'ont lieu plusieurs manifestations autour du cinéaste portugais. Le musée du Jeu de Paume organise une rétrospective de son œuvre, accompagnée de nombreuses rencontres avec le réalisateur (et de la présentation par lui de trois films repères, Changer de vie de Paulo Rocha, Tràs-o-montes d'Antonio Reis et Margarida Cordeiro, Sicilia! de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet).

Le centre Pompidou présente une exposition réunissant Costa, le photographe Paulo Nozolino et le sculpteur Rui Chafes sous l'intitulé commun emprunté à Pessoa «Le reste est ombre».

Entrant dans l'exposition, on y est accueilli par Ventura, mains vibrantes croisées devant le visage, dans la position qu'il adopte un instant dans le film qui porte son nom pour la sortie française –à l'origine, il s'intitulait Cavalo Dineiro, ce cheval nommé «argent» que l'ouvrier a laissé derrière lui au Cap Vert et qu'ont dévoré les vautours.

Ventura et le soldat de plomb du Mouvement des Forces armées, immobile statue ambigüe de la libération et de l'oppression, également présents dans Sweet Exorcist de Pedro Costa. | Survivance

On trouve, aux côtés notamment des sublimes photos sombres de Nozolino, une vidéo, Sweet Exorcist, composée de deux extraits de Ventura, et une autre, Mino macho, minino fêmea, composée d'images d'un précédent film de Costa, Dans la chambre de Vanda.

Et surtout une médusante merveille, As filhas do fogo, cinq visages de femmes immobiles, qu'on croirait d'abord des photos, avant d'être comme aspiré par tout ce qui y vibre de vie, d'intensité habitée et mystérieuse.

Il faut ajouter la parution de trois ouvrages, Pedro Costa – Les Chambres du cinéaste de Jacques Rancière (Éditions de l'Œil), philosophe qui a beaucoup réfléchi à ce qu'invoque et mobilise le cinéma de Costa, Pedro Costa – Cinéaste de la lisière de l'universitaire Antony Fiant (De L'incidence Éditeur) et le catalogue de l'exposition du centre Pompidou.

Ils viennent augmenter une déjà conséquente littérature au sujet de l'auteur de Casa de lava, ensemble éditorial au sein duquel il importe de rappeler l'ouvrage exceptionnel qu'est Matériaux, paru au début de cette année.

Les critiques cinéma de Jean-Michel Frodon sont à retrouver dans l'émission «Affinités culturelles» de Tewfik Hakem, le samedi de 6h à 7h sur France Culture.

Ventura (Cavalo Dinheiro)

de Pedro Costa

avec Ventura, Vitalina Varela, Tito Furtado

Séances

Durée: 1h45

Sortie le 15 juin 2022

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