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Entre la Moldavie et l'Ukraine, la Transnistrie dans un brouillard menaçant

Dans la région séparatiste moldave, l'écho de la guerre en Ukraine érode le sentiment d'appartenance à la Russie. Pour une partie de la jeunesse, la pauvreté et la lassitude ont fait naître des désirs d'ailleurs.

À Tiraspol, les blindés côtoient les églises. Photo prise le 23 mai 2022. | Pierre Polard
À Tiraspol, les blindés côtoient les églises. Photo prise le 23 mai 2022. | Pierre Polard

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À Tiraspol (Transnistrie).

Des soldats moldaves tiennent le premier checkpoint. La voiture accélère. Les Moldaves laissent passer. Le second checkpoint est tenu par des Russes. Plus nombreux, mieux armés. Mais, de nouveau, le véhicule passe sans ralentir. C'est à la frontière de la Transnistrie, au checkpoint gardé par des militaires transnistriens, que tout s'arrête. Des hommes en armes et un blindé sont derrière des sacs de sable. Yeux et canons pointent en direction de la Moldavie.

Pas de vent ni même une brise. Un soleil gris écrase tout de sa chaleur moite. Un officier suspicieux pose des questions: «Que faites-vous là? Que venez-vous voir? Êtes-vous journaliste?» Au premier abord, on pense entrer en zone de guerre. Pourtant, au même endroit, au même moment, des hommes reviennent à pied de la pêche.

Une vielle femme passe avec des courses qu'elle fait chaque jour en Transnistrie. «Tout y est moins cher... Alors qu'en Moldavie les prix explosent», marmonne-t-elle. Avant même qu'on leur demande, les passants tendent machinalement des passeports usés, fripés, à ces soldats qu'ils ne regardent même plus. La guerre gelée entre la Moldavie et la Transnistrie est un paysage comme un autre. À l'est du Dniestr, rien de nouveau.

Un territoire perdu

Étriquée entre la Moldavie et l'Ukraine, la Transnistrie est une étroite bande de terre où vivent 470.000 habitants. Son histoire est un classique de l'ex-URSS. Majoritairement peuplée par des russophones, la Transnistrie se soulève en 1991 quand la Moldavie, à majorité roumanophone, veut imposer le roumain comme langue officielle.

La suite semble être une variante du Donbass en Ukraine: Moscou arme et soutient les séparatistes; les frères et camarades d'hier s'entretuent; et quand la guerre prend fin, le 21 juillet 1992, la Transnistrie, territoire dès lors perdu pour la Moldavie, ne voit pas pour autant son «indépendance» être reconnue par la communauté internationale.

Des dépendances entretenues

En 2006, 97,1% de sa population vote le rattachement à la Russie. Si Vladimir Poutine s'est gardé d'officialiser ce rattachement, ou même de reconnaître l'indépendance transnistrienne, il a fait de ce territoire un avant-poste: près de 1.400 soldats russes y sont stationnés, et 22.000 tonnes de munitions entreposées. Dans les rues de Tiraspol, la mode est au treillis militaire. Quand on demande pourquoi à un passant, il répond: «Non je ne suis pas militaire, ni même vétéran. C'est seulement la mode d'aujourd'hui.»

Contrôler la Transnistrie, c'est aussi contrôler la Moldavie. La seule centrale moldave se trouve en Transnistrie. Cette dépendance moldave est accrue par le gaz naturel exclusivement procuré par la Russie. Gaz que la Transnistrie achemine, tout aussi exclusivement. Moscou se montre particulièrement généreuse avec l'enclave séparatiste: la majorité des voitures transnistriennes roulent aujourd'hui grâce à un gaz acheté à prix modique. La transformation du gaz en électricité est si peu coûteuse que les fermes à bitcoinsparticulièrement gourmandes en énergie– essaiment aujourd'hui la Transnistrie.

Outre la question énergétique, la Moldavie reste paralysée à l'international par le conflit larvé avec ses séparatistes. Alors que la Finlande et la Suède ont demandé à rejoindre l'OTAN, la Moldavie ne peut se protéger d'une potentielle agression russe tant la volatilité de la situation effraie les différentes organisations, européennes ou atlantistes.

L'influence russe en Transnistrie peut se transformer en action conventionnelle et directe. Depuis le début de l'invasion russe de l'Ukraine, le scénario d'une Ukraine prise en tenaille entre la Transnistrie et la Russie a pu être évoqué –et sans doute exagéré. En l'état, il est peu probable que la Transnistrie puisse soutenir un assaut contre le voisin ukrainien. Néanmoins, dans les mois à venir, si le sud de l'Ukraine –et tout particulièrement Odessa– passe aux Russes, la Transnistrie serait territorialement reliée à la Russie. Son rattachement définitif à cette dernière ne serait alors plus qu'une question de temps.

Convergences soviétiques

Pour comprendre la pro-russité de la Transnistrie, il suffit de parcourir les rues de Tiraspol. Le passé soviétique y est resté singulièrement actuel: armoiries du pays avec faucille et marteau, statues de Lénine toujours plus massives, et, évidemment, les omniprésentes références à la Seconde Guerre mondiale. Pourtant, si cet héritage soviétique reste exalté, il a vieilli.

«Nous avons fait sécession avec la Moldavie sur tout… Sauf sur la pauvreté.»
Maria, jeune Transnistrienne

Ce qui est neuf, c'est ce qui est encore plus vieux. Le parc de la tsarine Catherine la Grande (1729-1796) est le nouveau centre de la capitale. Non loin, les statues de héros russes du XIXe siècle sont flambant neuves. À la fin, les mémoires convergent: une seule et même nation russe. Un récit national qui se dit à chaque rond-point que les soldats russes ou transnistriens tiennent. Un récit que les impacts de balles ponctuent sur les façades des bâtiments. Un récit qui commence comme il finit, dans la rupture avec la Moldavie: si l'histoire russe est la Genèse, la guerre de 1992 est le Big Bang.

Un buste de Lénine, érigé devant la mairie de Tiraspol. Le 23 mai 2022. | Pierre Polard

Au milieu d'un monument aux martyrs des guerres passées, la frêle silhouette d'une jeune femme est écrasée par les colossales statues qui l'encerclent. Les yeux de Maria sont d'un bleu délavé et son sourire est timide. Elle confie: «Moi, cette mémoire elle ne me dit rien. Je ne ressens rien face à elle. Mais j'ai toujours vécu avec.»

Comme la plupart des jeunes Transnistriens, Maria raconte plus facilement sa vie, même dans ses détails les plus intimes, que l'actualité de son pays. «J'ai étudié les langues à l'université de Tiraspol. J'étais anorexique à l'époque, c'était très dur. Mais j'ai fini major de ma promotion, j'ai repris un peu de poids et je parle maintenant parfaitement anglais.» Maria reprend son souffle. «Et si j'ai appris cette langue, c'est bien évidemment pour partir! Mais ma grand-mère a plus de 100 ans, je ne peux pas la laisser seule ici. En plus, elle a aidé pendant la Grande Guerre patriotique...» Une mémoire qui ancre jusqu'au naufrage.

Un ami à elle, Alexeï, est adossé au capot de sa voiture. Vêtu d'une tenue du PSG, le jeune homme explique pourquoi il a franchi le pas: «Le Covid, c'était dur, mais la guerre en Ukraine a été la goutte de trop. Je pars d'ici un mois pour la Hollande, conduire des camions. Je n'ai jamais touché à un 35 tonnes avant! J'ai 31 ans, j'ai un doctorat en droit, mais je préfère encore tout recommencer à l'Ouest que de rester ici.»

D'un trait d'humour triste, Maria abonde: «Nous avons fait sécession avec la Moldavie sur tout… Sauf sur la pauvreté.» Alexeï rit et pour amuser son amie, il passe à autre chose, ses aventures amoureuses ou le foot: «Le FC Sheriff Tiraspol a un jour battu le Real Madrid! Peut-être que finalement je devrais rester…» Maria rit à son tour. Le temps d'un instant, quelques bribes de présent emportent un passé et un avenir qui ne disent que la guerre.

Rester dans le flou

Car aux sombres perspectives économiques s'est ajouté le spectre rampant de la guerre. Au début du mois de mai, une suite d'attentats affole la Transnistrie. Une tour radio est plastiquée. Le siège du ministère de la Sécurité publique est attaqué au lance-roquettes. Puis, plus rien. Non seulement les attaques ont cessé, mais les coupables restent introuvables.

Et ceux à qui à profite le crime sont nombreux: d'après Moscou et Tiraspol, ce serait l'Ukraine, qui chercherait un prétexte pour attaquer la Transnistrie avant que les Russes n'y soient; d'après Kiev et Chisinau, ce sont les Russes qui préparent la population transnistrienne à la perspective d'un conflit…

Le portrait de Youri Gagarine, premier homme à avoir effectué un vol dans l'espace, orne une façade d'immeuble, à Tiraspol. Il incarne un certain âge d'or soviétique. Photo prise le 23 mai 2022. | Pierre Polard

La déstabilisation se fait aussi par la provocation. Des Transnistriens ont reçu récemment ce message: «Salut les bâtards […] Je suis un nationaliste moldave, j'ai posé des bombes sous vos écoles et je vais vous en envoyer aussi. Gloire aux Moldaves et mort aux Russes.» À nouveau, impossible de déterminer qui est à l'origine de cette menace. Un brouillard de guerre est tombé sur la Transnistrie et la Moldavie.

Sur la place centrale de Tiraspol, les drapeaux russe et transnistrien sont hissés à la même hauteur. Leurs toiles sont figées, comme mortes. Toujours pas la moindre brise. La chaleur moite s'est amplifiée. Sur le pavé, les passants avancent péniblement, dans une grisaille asphyxiante. Soudain, une bourrasque. Les Transnistriens restent aussi impassibles que les statues de Lénine. Les étendards reviennent, eux, brutalement à la vie. Russie et Transnistrie s'agitent au vent. Au loin, une tempête se lève.

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