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Match Djokovic-Nadal sur Amazon: la colère de Delphine Ernotte n'a pas lieu d'être

Le match de Roland-Garros, remporté par l'Espagnol, a été diffusé sur la plateforme américaine. La présidente de France Télévisions s'est empressée de dénoncer ce choix. Pourtant, tout n'est pas forcément négatif.

Depuis trente ans, France Télévisions a le quasi-monopole des droits télévisés de Roland-Garros. | Gonzalo Facello <a href="https://unsplash.com/photos/RjCo6j0BkU8">via Unsplash</a>
Depuis trente ans, France Télévisions a le quasi-monopole des droits télévisés de Roland-Garros. | Gonzalo Facello via Unsplash

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«Je trouve extrêmement choquant de privilégier un acteur américain comme Amazon au détriment du service public, surtout sur un événement financé en tout ou partie par de l'argent public.» Voilà comment Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, a présenté les choses, selon les informations du Figaro.

Elle s'est dite profondément choquée par le choix de l'organisateur, la Fédération française de tennis, de programmer le match phare opposant, le 31 mai, Novak Djokovic et Rafael Nadal à 20h45, donc en session nocturne, horaire dont les droits de diffusion sont détenus par la plateforme américaine Amazon, et non dans l'après-midi, au moment où les rencontres sont habituellement diffusées sur les antennes de France Télévisions.

Delphine Ernotte va même jusqu'à remettre en cause les trente années de confiance nouée entre le groupe public et les Internationaux de France. Selon elle, il aurait fallu privilégier l'accessibilité, la tradition, la gratuité et assurer la diffusion sur un créneau du service public. Pourtant, tout n'est pas si simple que cela.

Une compétition aussi importante que Roland-Garros, l'un des quatre tournois du Grand Chelem en tennis, ne peut pas faire dans le sentimental. Elle assure d'abord et avant tout, face à ses trois concurrents britannique, australien et américain, la rentabilité et la lucrativité de son événement. Et cela, en partie, avec la mise en vente des droits de diffusion. Droits de diffusion remportés par Amazon.

Un règlement connu

En 2019, lorsque les Internationaux de France ont annoncé la mise en place des sessions de nuit afin d'élargir les créneaux horaires et de toucher le public international, ils ont mis en vente les droits de diffusion au travers d'un appel d'offres auquel France Télévisions et Amazon ont participé. Lors du premier tour, le prix de réserve n'avait pas été atteint –autrement dit, aucun des acteurs n'avait proposé un prix suffisamment satisfaisant pour l'organisateur. Ainsi, la Fédération française de tennis était passée par du gré à gré, soit de la négociation en direct, et c'est Amazon qui avait remporté le deal.

France Télévisions, de son côté, n'avait pas proposé suffisamment en 2019 et n'avait pas été capable de se mettre d'accord avec la fédération. Néanmoins, le groupe audiovisuel public s'était quand même assuré les droits des matchs en journée, chose acquise depuis trente ans, et avait ratifié le règlement de la compétition.

Règlement très clair à ce sujet et connu par Delphine Ernotte: le mieux-disant aux matchs de nuit a la primeur sur le choix des matchs. C'est ainsi que les choses ont été négociées depuis le début, et c'est pour cela que la rencontre Djokovic-Nadal s'est retrouvée programmée sur la plateforme américaine, malgré la colère des dirigeants de France Télévisions.

Des droits de diffusion peu élevés

Le scandale n'a donc pas lieu d'être, puisque tout était transparent depuis le début. En refusant de surenchérir sur les lots des sessions de nuit, Delphine Ernotte savait très bien qu'elle perdrait la priorité sur le choix des affiches, y compris les plus importantes.

Communiquer à haute dose dans la presse ne fait pas le poids quand on connaît le fonctionnement en coulisses. On ne peut être choqué d'une situation à laquelle on devait s'attendre. Et si le principal argument reste, comme l'a répété Laurent-Éric Le Lay, directeur des sports de France Télévisions, «l'investissement du service public en faveur de Roland-Garros [qui] dure depuis trente ans», on peut préciser que le montant de cet investissement reste bien faible par rapport à ce que rapportent, en droits TV, les autres tournois du Grand Chelem.

Roland-Garros touche ainsi 25 millions d'euros de droits TV, dont 20 millions d'euros payés par France Télévisions. C'est deux fois moins que ce que paie Channel 9, en Australie, pour l'Open d'Australie, alors qu'il y a plus de deux fois moins d'habitants dans ce pays qu'en France. Mettre en avant la fidélité des investissements pour s'insurger contre le choix, économique, d'Amazon est donc quelque peu à relativiser puisque France Télévisions profite aussi d'un marché extrêmement faible, qui lui permet donc, depuis trente ans, de payer très peu en droits TV.

Cette faiblesse du marché est d'ailleurs garantie, en partie, par le décret de 2004 sur les évènements sportifs d'importance majeure, qui assure la diffusion en clair et gratuitement des rencontres des Internationaux de France en journée. France Télévisions se retrouve ainsi en situation de quasi-monopole: jamais les chaînes à péage (Canal+ ou BeIN Sport) ni les plateformes ne pourront candidater, et les chaînes de la TNT ne se sont jamais positionnées sur les droits du tennis.

Conséquence, France Télévisions paie très peu cher pour l'un des plus grands tournois de tennis du monde et peut s'assurer, par décret gouvernemental, une diffusion continue. Se plaindre de n'avoir pas pu diffuser un match fait donc vieux-jeu.

Ruissellement sur le sport amateur

Rajoutons que l'arrivée d'Amazon, si elle a effectivement pu couper l'accessibilité du tennis à un certain nombre, a au moins soutenu une certaine forme de ruissellement en faveur du sport amateur.

Depuis 2001, la taxe Buffet (du nom de l'ancienne ministre des Sports Marie-George Buffet) prélève 5% du montant de l'ensemble des droits de retransmissions sportives afin de financer l'Agence nationale du sport (ANS), anciennement le Centre national du développement du sport, et assurer le soutien de la pratique amateur. Dotée d'un budget de 181 millions en 2021, l'ANS perçoit 74 millions d'euros grâce à cette taxe sur les droits sportifs. En augmentant les droits de diffusion du tennis, avec la concurrence d'Amazon, on vient abonder ce budget et soutenir le sport amateur.

À l'inverse, si, comme le demande Delphine Ernotte, on assurait la diffusion de Roland-Garros sur les antennes du service public, selon le principe de la défense du patrimoine national sportif, on couperait l'effet concurrentiel, on imposerait le monopole et on réduirait, de fait, les prix de vente. Avec ce mécanisme, France Télévisions pourrait proposer moins de 1 million d'euros –puisqu'elle aurait le monopole–, ce qui ferait autant d'argent en moins pour l'ANS et pour l'ensemble du tissu amateur sportif.

France Télévisions était au courant des modes de fonctionnement des Internationaux de France; le groupe avait ratifié la primeur accordée à Amazon. Et le groupe a beau se plaindre, il profite d'une situation de quasi-monopole pour diffuser l'essentiel des rencontres à un prix objectivement très faible depuis plus de trente ans. Enfin, au lieu de critiquer la présence d'Amazon, on peut aussi se féliciter que sa venue ait conduit à une inflation des droits et donc à une augmentation du budget de l'ANS, soutien indéfectible du sport amateur. Il aurait peut-être fallu préciser tout cela avant de s'insurger.

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