Culture

Festival de Cannes, jour 10: fictions à tous les vents du présent

Dans des registres très différents, «Tori et Lokita» des frères Dardenne, «Nos frangins» de Rachid Bouchareb et «Leila et ses frères» de Saeed Roustaee trouvent des réponses de cinéma pour raconter et interroger le monde contemporain.

Lokita (Joely Mbundu) et Tori (Pablo Schils), héros malgré eux d'une impressionnante aventure très actuelle. | Diaphana Distribution
Lokita (Joely Mbundu) et Tori (Pablo Schils), héros malgré eux d'une impressionnante aventure très actuelle. | Diaphana Distribution

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Nombre des films projetés durant le Festival font écho à des événements actuels, ou à des situations qui font couramment la une des grands journaux. Ce faisant, le cinéma est évidemment dans son rôle de témoin de son temps.

Mais les manières dont ces faits sont évoqués au moyen de fictions sont aussi une bonne manière de comprendre la multiplicité des choix dont disposent celles et ceux qui font des films, et ce qu'engage leur manière d'y répondre.

On ne reviendra pas ici sur les deux grands films explicitement politiques découverts au début de Cannes, Esterno Notte de Marco Bellocchio et R.M.N. de Cristian Mungiu. Mais, outre les deux évocations des massacres du 13-Novembre présentées à Cannes (après le magnifique Un an, une nuit d'Isaki Lacuesta, qui était, lui, à Berlin), plusieurs films de fiction explorent différentes voies, différentes voix pour raconter les enjeux contemporains.

«Tori et Lokita» de Jean-Pierre et Luc Dardenne

Particulièrement impressionnante parmi ces approches est assurément celle de Jean-Pierre et Luc Dardenne. Les myopes et les paresseux diront que les frères refont plus ou moins le même film, alors qu'au contraire ils ne cessent d'explorer de nouvelles possibilités de prendre en charge la réalité pour en faire à la fois récit et question.

Moment fort de la compétition officielle, Tori et Lokita s'attache au sort d'une adolescente et d'un garçon d'une dizaine d'années, venus d'Afrique noire sans papiers à Bruxelles. Les méandres de leurs activités pour survivre, pour obtenir le droit de rester, pour envoyer de l'argent à la famille, pour rembourser le passeur, fournissent la trame des péripéties du film.

 

L'argent du trafic où Tori et Lokita voient l'espoir d'un changement de statut, faute d'acceptation par les autorités. | Diaphana Distribution

On y retrouve –mais cela n'a rien de répétitif– l'attention extrême portée aux moyens, aux pratiques, aux mécanismes, aux techniques (de survie), aux façons de se déplacer, de choisir ses mots, ses gestes, ses mimiques. Pour Tori et Lokita, la moindre erreur sur ces sujets très concrets peut être fatale. Et c'est comme si, dans leurs manières de filmer, les cinéastes s'imposaient les mêmes contraintes, la même obligation de précision.

On retrouve l'attention minutieuse à des «systèmes», qui ici tournent surtout autour du trafic de drogue, leurs règles et leurs procédures, aussi rigoureuses que, par exemple, celles de l'administration qui étudie et décide du sort des migrants.

Mais, si le film est riche en émotions et en rebondissements, le parti pris des auteurs de Rosetta et du Silence de Lorna repose surtout sur le choix de ne jamais en rajouter dans le pathos, la psychologie, les cas singuliers. Personne n'est «méchant» dans Tori et Lokita.

Chacune et chacun fait ce qu'il ou elle a à faire, aussi calmement que possible. Il peut advenir que cela ait des conséquences tragiques, voire mortelles, mais sans que ne soit intervenue aucune autre force que les enchaînements des nécessités.

Ce qui advient ne résulte d'aucune malveillance ou agressivité de quiconque, mais de la situation elle-même, des rapports d'exclusion et de domination comme des mécanismes du marché, rapports et mécanismes mis à nu parce que nettoyés de toute psychologie et de tout moralisme. Et c'est absolument terrifiant.

«Nos frangins» de Rachid Bouchareb

Également en phase avec l'actualité sensible d'aujourd'hui, tout particulièrement en France, le film de Rachid Bouchareb semble pourtant entièrement consacré à des événements vieux désormais de près de quarante ans.

Mais la manière dont le cinéaste d'Indigènes convoque des événements situés sur fond de manifestations contre la loi Devaquet, et plus généralement contre le gouvernement Chirac-Pasqua au milieu des années 1980, est clairement motivée par des considérations très actuelles.

Ces jours-là de décembre 1986, deux jeunes arabes étaient tués par des policiers, l'un à Paris, l'autre en Seine-Saint-Denis (à Pantin). La mort du premier, Malik Oussekine, tabassé à mort par des motards de la brigade des voltigeurs à l'issue d'une manifestation à laquelle il n'avait pas participé, suscita un immense mouvement de colère et de chagrin.

 

Le père d'Abdel Benyahia (Samir Guesmi) et son frère essaient de comprendre ce qu'il est advenu du garçon disparu le 5 décembre 1986. | Le Pacte

Beaucoup plus discrète fut la réaction à l'assassinat d'Abdel Benyahia par un policier hors service et ivre mort ayant tiré avec son arme de service sur un garçon qui essayait d'empêcher une bagarre.

Le film associe de manière très efficace des actualités télévisées de l'époque et des scènes reconstituées avec des acteurs. Si le récit des faits est là aussi d'une grande sobriété, la manière de raconter vibre d'indignation tout au long de ce réquisitoire contre les agissements de la police française, sur le terrain et à travers les organismes en principe chargés de la contrôler.

 

Les brigades d'interventions motorisées supprimées après le meurtre de Malik Oussekine et aujourd'hui rétablies. | Le Pacte

Ce réquisitoire s'adresse très explicitement aux violences policières actuelles, à la revendication d'une présomption de légitime défense en faveur des policiers mêlés à des situations violentes, alors que les pratiques répressives ont connu ces dernières années une montée en brutalité inédite –au moins– depuis la fin de la guerre d'Algérie.

Entre autres, le retour des brigades motorisées, désormais nommées Brav-M et rétablies à l'occasion du mouvement des «gilets jaunes», celles-là même qui avaient été dissoutes après la mort de Malik Oussekine, font clairement partie des motivations d'un film qui, pour se passer en 1986, ne cesse de parler d'aujourd'hui. Tout comme Nos frangins, sans les nommer, est aussi hanté par les bavures récentes, dont la mort d'Adama Traoré et celle de Cédric Chouviat, et les nombreuses obstructions aux enquêtes de ceux qui en sont en principe chargés au sein de la police.

«Leila et ses frères» de Saeed Roustaee

D'une manière générale, le Festival de Cannes est cette année anormalement peu accueillant vis-à-vis des films venus des pays non-occidentaux. Une seule exception majeure à ce constat est la forte présence de réalisations issues des mondes musulmans, pour des raisons multiples, mais qui tiennent notamment à la montée en puissance de dispositifs de soutien aux films arabes du Qatar et d'Arabie saoudite. À quoi s'ajoutent la présence de l'Iran, habitué des grands festivals internationaux, et celle beaucoup plus inhabituelle du Pakistan.

Tous ces films travaillent ou sont travaillés par des enjeux contemporains. La plupart le font de manière laborieuse (Harka de Lofty Nathan, à Un certain regard, à propos de la misère sociale et de la colère en Tunisie), insistante (Mediterranean Fever de Maha Haj, aussi à Un certain regard, sur les Palestiniens de Haïfa), surchargée de péripéties inutiles (Boy from Heaven de Tarik Saleh, en compétition, polar situé au sein de l'université Al-Azhar du Caire), alourdies de psychologie et d'astuces de scénario superflues (Joyland de Saim Sadiq, à nouveau à Un certain regard, autour d'une figure singulière de transsexuel à Lahore).

Sans oublier l'assez obscène Nuits de Mashad d'Ali Abbasi, Iranien de Scandinavie qui brode sur un fait divers sanglant advenu dans la capitale spirituelle de son pays d'origine, en faisant complaisamment spectacle de l'assassinat de femmes par un illuminé.

Parmi tous ces titres se distingue nettement Leila et ses frères, troisième film de l'auteur révélé l'été dernier par La Loi de Téhéran.

Une des qualités évidentes du film est qu'il n'est à l'évidence pas d'abord conçu pour le public international, sans que cela le rende difficile à suivre. Il s'agit du récit d'un violent conflit familial autour d'une transmission de reconnaissance honorifique dans une famille de notables.

Une seule s'y oppose ouvertement, Leila, qui mène un combat éperdu pour que ses frères préfèrent un projet collectif et porteur d'avenir à une dépense somptuaire qui va achever de les ruiner. Le scénario s'appuie ainsi sur la réalité des rapports sociaux et des codes en vigueur en Iran, codes méconnus ailleurs mais qui se donnent à comprendre et à éprouver sans difficultés.

 

Leila (Taraneh Alidousti) et trois de ses frères, engagé·es dans un combat qui se livre aussi bien entre elle et eux qu'avec le reste du monde. | Wild Bunch

Une autre qualité, la plus importante peut-être, tient à l'énergie incarnée, à la présence dynamique de ceux et celle qui occupent l'écran. Et Roustaee s'y entend à donner à chaque protagoniste une densité singulière, qui modifie constamment les dynamiques émotionnelles d'un film constamment haletant.

Omniprésents, les dialogues y deviennent des armes et des caresses, des offrandes et des cachettes, qui ne cessent de se reconfigurer avec une virtuosité vibrante.

Rien à voir avec le théâtre, ni avec les sitcoms: le cinéma seul connaît cette manière de saturer de non-dits et de copropriété la mobilisation des mots, à laquelle répondent des gestuelles qui tiennent à la fois de rituels archaïques et des codes d'un capitalisme sans foi ni loi. Et si Leila et ses frères se joue pour l'essentiel dans le cadre d'une famille, il n'échappe pas aux effets de la géopolitique et du fonctionnement des marchés boursiers.

Car à travers le parcours riche en rebondissements du clan dont il conte l'histoire, c'est bien une sorte de traité d'économie politique (concernant l'Iran actuel en butte aux catastrophiques sanctions imposées par Trump, mais aussi bien d'autres situations contemporaines, pas seulement au Moyen-Orient) qu'entreprend Saeed Roustaee.

Il le fait en poussant très loin, mais toujours de manière organique, les ressources de la fiction, la mobilisation des émotions, les rebondissements suscités par les trahisons, les imaginaires déçus, la lucidité des uns et la soif de reconnaissance des autres.

Au cœur de ce maelström se trouve une impressionnante figure féminine, la Leila du titre, magnifiquement incarnée par Taraneh Alidousti, elle-même très bien entourée par les interprètes de son père et de ses quatre frères.

Inscrit dans un contexte et des pratiques méconnus de la plupart des spectateurs occidentaux, Leila et ses frères se révèle pourtant d'une force d'entrainement peu commune, qui touche tout autant qu'elle fait découvrir et comprendre.

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