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Comment filmer les féminicides?

Entre «La Nuit du 12», «Les Nuits de Mashhad» et «Riposte féministe», tous trois présentés au Festival de Cannes, plusieurs visions et représentations de la violence sexiste s'opposent.

<em>La Nuit du 12 </em>raconte le meurtre de Clara, brûlée vive alors qu'elle rentrait chez elle un soir à Grenoble. | Capture d'écran Bandes Annonces Cinéma <a href="https://www.youtube.com/watch?v=nC6AbWkkULc&amp;t=1s">via YouTube</a>
La Nuit du 12 raconte le meurtre de Clara, brûlée vive alors qu'elle rentrait chez elle un soir à Grenoble. | Capture d'écran Bandes Annonces Cinéma via YouTube

Temps de lecture: 4 minutes

Depuis le dernier festival de Cannes en juillet 2021, 129 féminicides ont été dénombrés en France. C'est ce que nous apprend la longue banderole déployée par l'équipe du documentaire Riposte féministe, le 23 mai, sur les marches du Palais des festivals. Dessus, on peut lire les noms des 129 victimes.

Le moment est fort, mais sera suivi par une grande déception: la projection du film Les Nuits de Mashhad et sa représentation grotesque de la violence contre les femmes.

«Les Nuits de Mashad» reproduit la violence pourtant dénoncée

Ce nouveau film d'Ali Abbasi (Border), en compétition pour la Palme d'or cette année, est inspiré par une série de meurtres de prostituées en Iran au début des années 2000. Il se présente comme une œuvre choc sur les féminicides et l'indifférence qu'ils suscitent dans la société iranienne. Mais le cinéaste s'avère incapable de raconter son histoire sans tomber dans une représentation conventionnellement sexiste de ces meurtres.

Le film commençait pourtant bien, avec une scène puissante qui laissait espérer un propos bien plus moderne. Seule chez elle, une jeune femme torse nu s'observe dans le miroir. Elle est couverte de bleus, le regard plein de défiance. Durant les dix premières minutes, captivantes, on découvre qu'elle est prostituée à Mashhad, et on la suit dans une nuit de passes éreintantes. Jusqu'à sa rencontre avec un motard, qui la ramène chez lui et la tue. La scène est brutale, la caméra s'attardant de longues secondes sur les yeux injectés de sang de la victime. La séquence d'ouverture saisissante laisse alors place à un thriller convenu, qui reproduit la même violence qu'il entend dénoncer en maltraitant ses personnages féminins.

 

Le synopsis promet en effet de suivre l'affaire à travers l'enquête d'une journaliste de Téhéran. Incarnée par Zahra Amir Ebrahimi, elle est fascinante et téméraire, tenant tête aux hommes de la ville. Mais le film se désintéresse rapidement de ce personnage, beaucoup plus intrigué par le tueur, ses états d'âme, ou encore sa vie de famille.

Quant aux prostituées qu'il prend pour cible, elles sont interchangeables, parfois sans nom, et brutalisées dans des séquences de meurtre interminables. Les Nuits de Mashhad tombe ainsi dans un travers bien courant des récits de true crime, qui délaissent trop souvent les victimes au profit de la figure prétendument fascinante et mystérieuse du meurtrier.

La première scène de meurtre sera suivie de nombreuses autres, filmées à chaque fois de manière crue, et se complaisant dans une violence sensationnaliste. Le cinéaste va même jusqu'à créer un moment comique juste avant un meurtre, alors que le tueur hésite entre un couteau de cuisine et un marteau pour éliminer sa proie. On repense à l'affreux The House That Jack Built, film de Lars von Trier qui avait outré une partie du public cannois avec ses scènes de violence contre les femmes utilisées comme ressorts humoristiques.

Les Nuits de Mashhad attire aussi l'attention sur le poids de l'une des victimes, trop lourde pour être transportée par l'assassin. Une scène cruelle aux relents grossophobes qui, comme le film tout entier, témoigne du peu de respect accordé aux victimes de féminicides et à leurs proches. Quant à la fin glaçante, qui critique l'aspect endémique de la violence sexiste, elle aurait eu un impact bien plus puissant si elle n'arrivait pas après cette succession de moments douteux.

Dans «La Nuit du 12», «tous les types auraient pu la tuer»

Heureusement, certains films parviennent à traiter le sujet des violences avec un peu plus de respect, sans perdre de leur mordant.

C'est le cas avec le très efficace La Nuit du 12, réalisé par Dominik Moll (Dans la Forêt, Harry, un ami qui vous veut du bien). Le cinéaste français s'empare d'un vrai fait divers, racontant le meurtre de Clara, brûlée vive alors qu'elle rentrait chez elle un soir à Grenoble. Le film adopte le point de vue de la police judiciaire, et notamment de Yohan, enquêteur rigoureux de plus en plus hanté par l'affaire.

Plutôt que de se complaire dans la violence du meurtre, La Nuit du 12 le replace dans le contexte d'un sexisme omniprésent, multipliant les allusions à la culture du viol: du «petite salope» amical échangé entre policiers, aux suspects qui sous-entendent ad nauseam que Clara était une fille facile. «Elle a pas commis de crime. Elle s'est fait tuer parce que c'était une fille», affirme en larmes sa meilleure amie, après avoir été questionnée sur la vie sexuelle de la victime.

 

Alors qu'il enchaîne les fausses pistes et se perd dans l'affaire, l'enquêteur affirme à une procureure lasse: «Ce qui m'a rendu dingue, c'est que tous les types qu'on a interrogés auraient pu le faire.» Si la réplique est un peu didactique, on la préfère largement à la souffrance éprouvée devant Les Nuits de Mashhad.

Entre La Nuit du 12 et Men, le thriller horrifique d'Alex Garland où tous les hommes sont joués par le même acteur (Rory Kinnear), le caractère systémique de la violence patriarcale semble enfin avoir fait son chemin dans la psyché collective. D'autres films récents, comme Annette, Promising Young Woman, The Nightingale ou The Last Duel, prouvent que d'autres représentations de la violence sexiste sont possibles.

Galvanisante «Riposte féministe»

Présenté en séance spéciale, le documentaire Riposte féministe vient nous ramener à la réalité, et offre une note d'espoir tout en montrant que le chemin à parcourir est encore long.

Pour leur film, Marie Perennès et Simon Depardon ont suivi dix groupes de colleuses à travers la France: la nuit, ces jeunes femmes se rassemblent pour recouvrir les murs de leurs villes avec des slogans féministes («même mon chien comprend quand je lui dis non») et attirer l'attention sur les violences sexistes et les féminicides.

 

Voir ces femmes en action, s'emparer de l'espace public et tenir tête aux hommes qui les alpaguent, a quelque chose de galvanisant. Tout comme entendre certaines expliquer que, depuis qu'elles ont commencé à coller, elles n'ont plus peur lorsqu'elles sont seules dans la rue. L'une d'elles, ancienne victime, raconte avec émotion: «Quand j'ai vu sur un mur “je te crois”, ça m'a bouleversée.»

À un moment, le documentaire s'arrête à Amiens et filme un rassemblement en hommage à deux jeunes femmes, Claire et Manon, tuées par leur conjoint. Un rappel que les féminicides ne sont ni un sujet à buzz pour des cinéastes en manque d'inspiration, ni l'occasion de faire une blague au détriment des victimes. C'est une réalité omniprésente, que nous sommes encore loin d'avoir effacée.

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