Temps de lecture: 8 minutes
Cet article est publié en partenariat avec Quora, plateforme sur laquelle les internautes peuvent poser des questions et où d'autres, spécialistes du sujet, leur répondent.
La question du jour: «Ultracrépidarianisme: pourquoi certains ont-ils une opinion sur tout?»
La réponse de Hadrien Chevalier:
Il me semble que c'est parce qu'autrement, on ne pourrait pas prendre de décisions dans la vie de tous les jours.
Nous avons tous des croyances (ou opinions). Par exemple, qu'on ne mourra pas demain (quand on est jeune et en bonne santé), qu'il ne faut pas mettre ses doigts mouillés dans une prise électrique, qu'il ne vaut mieux pas essayer de sauter du dixième étage, ni faire le malin devant un ours brun. On ne cherche pas à démontrer méthodiquement que ces décisions ou ces croyances sont en adéquation avec le réel, on les admet souvent.
En une journée, vous prenez inconsciemment des milliers de micro-décisions. Et parce que nos cerveaux sont super efficaces (ou plutôt, ils ont évolué ainsi), ils nous font grâce d'un long traitement analytique, conscient, calculatoire, de chaque décision. Cela est remplacé par de l'intuition. Et en général, ça ne marche pas trop mal –après s'être bien entraîné et familiarisé avec l'environnement.
Sauf que ça ne marche qu'avec ce sur quoi on a entraîné le cerveau, donc avec des phénomènes qui sont assez communs pour en avoir fait de malheureuses expériences (souvent pendant l'enfance): le fait que les objets chutent, que les trucs pointus font mal, que le feu est dangereux.
Experts en amateurisme
L'erreur de l'ultracrépidarianiste, c'est de penser qu'au sujet d'une prise de décision mettant en jeu des concepts et des phénomènes dépassant largement le quotidien moyen, ses intuitions, ses croyances, ses opinions et même son expérience personnelle auraient autant ou plus de valeur qu'un consensus d'experts ou qu'une méta-analyse scientifique.
Faire des études ou avoir une longue expérience dans un sujet de spécialité, je pense que cela aide à minimiser la tentation ultracrépidarianiste (ou ultracrépidarienne, on ne sait même plus avec ces néologismes). Cela n'empêche pas de l'être, mais cela permet au moins de se rendre compte plus facilement qu'on pourrait l'être, ce qui est déjà un grand pas vers l'ouverture intellectuelle.
Alors, pourquoi un tel élitisme dans mes propos? Eh bien parce que je pense que la richesse qu'apportent les études réside moins dans le savoir acquis que dans le processus d'apprentissage, de remise à plat de ses convictions personnelles devant une méthodologie permettant d'aboutir à des énoncés mieux fondés, avec des degrés de vraisemblance quantifiables, et des contextes bien définis.
Même si avoir fait des études vous rend plus «savant», ce qui est plus important, je trouve, c'est que ça vous familiarise avec le caractère fortement contre-intuitif, tellement peu immédiat, et parfois étonnamment complexe de l'établissement ou du raffinement d'une connaissance.
Du moins, il y a un aspect transactionnel entre l'intuition et le bien-fondé: vous voulez un énoncé digeste? D'accord: il aura alors ces failles-là, ces travers-là, et sera invalide dans ces contextes-là. Vous voulez rendre votre énoncé valide dans plus de contextes, augmenter sa vraisemblance? D'accord, mais il sera beaucoup moins immédiatement compréhensible.
Où sont les responsables?
La faute à qui, s'il y a tant d'ultracrépidarianistes? Je ne sais pas. Peut-être à un discours donnant un peu trop dans la positivité («Je peux devenir ce que je veux»), que ce soit de quelques figures politiques populistes ou de vulgarisateurs trop enthousiastes.
Sur YouTube, pour rendre leur exposé plus fascinant, pas mal de vulgarisateurs (qui parfois disent sans honte aucune des grosses conneries, comme dans cette vidéo vue plus de 14 millions de fois) se déchargent du petit avertissement qu'il faudrait mettre à un moment dans leur discours: «Ce qui est présenté ici est au mieux une analogie, elle ne peut aucunement être utilisée de façon recevable en dehors du contexte précis de cet exposé de vulgarisation.» Ce qui est un peu plus parlant que «Il y a quelques détails plus compliqués».
La faute aussi à la manière dont on enseigne les sciences à l'école: une liste de faits, écrits dans un manuel, prononcés par le prof. Et la méthode? Pourquoi ces faits-là sont ceux qu'on nous enseigne? Pourquoi pas d'autres? Pourquoi ce bouquin et pas un autre? C'est du dressage, et c'est utile, mais un jour ou l'autre l'élève s'éveille intellectuellement et voudrait fonder ces énoncés sur quelque chose qui ne semble pas arbitraire. Cela ne ferait pas de mal d'expliquer au moins grossièrement la méthode scientifique (en philo par exemple, en terminale), le fameux darwinisme épistémologique dû à Popper.
Enfin, c'est peut-être aussi dû à un léger amalgame entre «ceux qui ont» et «ceux qui n'ont pas».
Ce n'est pas si surprenant que cela finalement. De la même manière qu'il est inélégant de montrer ses possessions matérielles indécentes aux plus démunis, son bonheur infini aux plus miséreux, de parler sans arrêt de ses parents aux orphelins, eh bien il n'est pas très chic de proclamer son sujet d'expertise «incroyablement complexe, profond, insondable par la plèbe» à ceux qui n'ont pas eu le luxe, l'envie ou l'occasion de faire des études longues.
Accepter ses limites (ou celles de l'autre)
Pourtant, il ne devrait y avoir:
- D'une part, aucune honte à ce qu'un expert dise clairement: «Non, je ne peux pas vous expliquer cela en cinq minutes, ou une heure, ou une journée. Et si je le faisais, vous ne comprendriez pas, ou vous vous tromperiez en croyant avoir compris.» L'expert ne devrait pas se sentir condescendant.
- D'autre part, aucune honte à ne pas se sentir capable de comprendre un sujet de spécialité sans y consacrer le temps nécessaire (souvent plusieurs années). Le non-expert ne devrait pas se sentir humilié.
Cet amalgame se fait aussi avec la politique: comme c'est humiliant pour un politicien de retourner sa veste, n'est-ce pas? Alors les scientifiques aussi doivent être extrêmement prudents (pendant que les ignares affirment tout avec aplomb).
Pourtant, je pense que les comités d'experts devraient s'exprimer avec plus d'assurance. Parce qu'il n'y a aucune honte à changer d'avis, et à dire qu'on avait tort, surtout quand on sait justifier précisément ce changement d'avis –et que de toute façon les non-experts (divisés entre eux), s'ils avaient raison, n'avaient raison que par hasard, et n'étaient pas en mesure de le démontrer rigoureusement.
Enfin, une des causes de l'ultracrépidarianisme est simplement le degré d'abstraction, d'inaccessibilité ou de complexité d'un sujet d'étude. C'est-à-dire qu'on a rarement vu des ultracrépidariens (tiens, c'est plus rapide à écrire qu'ultracrépidarianistes) «du corps». Il n'y a en général que des ultracrépidariens «de l'esprit».
Ça serait assez hilarant de voir un type moyen donner des leçons de gestion de souffle et d'effort à vélo à un champion du Tour de France. Tout le monde sait bien que pour accomplir les performances des meilleurs cyclistes, il faut un sacré entraînement, de bonnes prédispositions physiologiques, et une hygiène alimentaire exemplaire. Ou bien monsieur Tout-le-Monde enseigner à Roger Federer la manière dont il faut qu'il tienne sa raquette… ce serait drôle.
Mais la complexité d'une performance intellectuelle (souvent collective qui plus est) est beaucoup plus difficile à imaginer. Du coup, tout le monde donne son opinion, et si c'est complètement à côté de la plaque, on ne s'en rend même pas compte!
Le jeu de la dame
Cependant, je crois qu'il existe une bonne image pour illustrer la nature de l'inaccessibilité d'un sujet d'expertise intellectuel.
Les échecs.
Voilà un jeu étonnamment complexe, et qui est un bon point de départ pour faire une analogie. C'est un jeu intellectuel, il y a des décisions à prendre, il y a un apprentissage à suivre, et le jeu n'est pas résolu, au sens où personne, même le champion du monde, n'est capable de savoir ou de démontrer qu'un coup puisse être ou non le meilleur dans l'absolu.
Aux échecs donc, j'aimerais qu'on compare l'avis ou l'opinion sur la qualité d'un coup, entre un maître qui a joué et étudié le jeu pendant dix ans quasiment tous les jours, et qui en a fait son gagne-pain, et quelqu'un qui ne se sent plus parce qu'on lui a appris les règles.
Sans parler de faire s'affronter l'amateur un peu présomptueux et le maître, il est déjà intéressant d'observer que souvent, un coup considéré bon par le maître puisse paraître complètement illogique aux yeux d'un amateur peu entraîné.
Tout le monde serait plus ou moins d'accord pour dire qu'il serait assez risqué de contredire un maître lorsqu'on n'est pas soi-même très entraîné. Il y a assez peu d'ultracrépidariens des échecs (même si cela existe, et wow, quelle prétention).
Comment faire en sorte qu'il y ait moins d'ultracrépidariens sur d'autres sujets, du coup?
Pour les convaincre, j'aimerais emprunter les mots du mathématicien Hardy: les échecs c'est un jeu très simple, très pauvre. La recherche spécialisée dans les disciplines universitaires, (sociologie, épistémologie, finance, économie, médecine, biologie, physique, chimie, mathématiques, informatique…), vous pouvez l'imaginer de la façon suivante.
C'est un peu comme les échecs. Sauf que vous ne savez pas contre qui vous jouez. L'échiquier a une taille inconnue, un nombre de dimensions inconnu, il y a beaucoup plus de pièces (un nombre aussi inconnu) et de règles, et ces règles changent en fonction de la configuration des pièces. Vous ne connaissez pas non plus l'ensemble des règles, vous ne pouvez que les découvrir au fur et à mesure, et ces règles sont dynamiques. Certaines apparaissent au beau milieu du jeu, et d'autres disparaissent.
L'échiquier se replie sur lui-même parfois, et des configurations qui semblaient lointaines peuvent se télescoper par surprise. Parfois une configuration très complexe peut en fait devenir super simple en regardant l'échiquier sous un autre angle.
Jugements de valeur
Nous ne sommes plus à l'Antiquité, et même sur des sujets qui peuvent paraître très bien délimités et définis (genre «sciences exactes», terminologie assez incongrue au passage), il est très risqué de s'aventurer en amateur.
Et il est surtout complètement ridicule de penser que votre opinion d'amateur isolé ait une quelconque valeur devant l'avis qui émerge d'un consensus de plusieurs équipes de maîtres à ce jeu très bizarre d'échecs. Et ce n'est pas parce que vous savez que «les règles peuvent changer» et que «les maîtres peuvent se tromper» que votre opinion a autant de valeur que la leur.
Comme pour les échecs «classiques», les maîtres –même ensemble– peuvent se tromper, mais les chances qu'ils se trompent plus que vous (c'est-à-dire que vous fassiez mieux) sur le meilleur coup à faire sont infiniment faibles.
Une autre dimension s'y ajoute: pire, si par miracle vous aviez trouvé un meilleur coup qu'un comité de maîtres, vous seriez de toute façon incapable d'expliquer pourquoi il est meilleur. Qui vous fera confiance pour le coup suivant? Et le suivant encore?
Tout ça pour dire qu'il y a beaucoup d'ultracrépidariens parce que:
- On a évolué pour utiliser notre intuition. On est naturellement ultracrépidariens.
- La méthode scientifique est peu expliquée. On ne fait que du dressage scientifique à l'école (ce qui est utile, mais pas suffisant).
- On aime tous la satisfaction immédiate, l'impression de comprendre plutôt que l'effort de réellement comprendre. Les vulgarisateurs devraient faire plus attention, et ne pas avoir peur de décevoir leur public (qui ne devrait pas se sentir diminué à l'idée de n'avoir accès qu'à des approximations).
- Ceux qui ne sont pas experts pensent avoir une légitimité en tant qu'«opprimés» du savoir. Et les experts, ne voulant pas passer pour des oppresseurs, montrent beaucoup de prudence dans leurs affirmations (alors qu'il n'y a aucune honte à changer d'avis, surtout quand on sait justifier pourquoi on change d'avis).
- Les compétences d'un expert intellectuel sont plus difficiles à percevoir que celles d'un expert du corps (un athlète, par exemple). Cela aide à désinhiber les prétentions ultracrépidariennes.
C'était mon opinion à deux ronds de bac moins dix en psychologie, en sociologie, et en pédagogie. À vous d'y accorder un crédit mesuré.