Monde / Économie

Le nouveau visage de la mondialisation

Avec la pandémie de Covid-19 et l'invasion de l'Ukraine, le commerce mondial est profondément perturbé. Faut-il y voir les premiers signes d'une démondialisation que certains appellent de leurs vœux? Ce serait aller un peu vite en besogne.

La mondialisation a beaucoup contribué à réduire les inégalités entre États, mais elle a aussi creusé les inégalités à l'intérieur des pays. | WikiImages <a href="https://pixabay.com/fr/photos/terre-monde-%c3%a9clairage-nuit-globe-74015/">via Pixabay</a>
La mondialisation a beaucoup contribué à réduire les inégalités entre États, mais elle a aussi creusé les inégalités à l'intérieur des pays. | WikiImages via Pixabay

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En publiant, en 1999, un ouvrage intitulé La Mondialisation heureuse, Alain Minc, avec un sens aigu du marketing, avait délibérément choisi le qualificatif qui allait le plus choquer la majorité de la population et conduire à un succès assuré en librairie.

Certes, les dirigeants des grandes entreprises cotées qui se pressent dans son cabinet de conseil partageaient cette opinion, mais Alain Minc savait pertinemment que la mondialisation était douloureusement ressentie par certaines catégories sociales. Quand on voit les machines de son usine démontées pour être installées en Europe de l'Est ou en Turquie, là où la main-d'œuvre est moins chère, l'adjectif «heureuse» n'est pas celui qui vient le plus spontanément à l'esprit pour qualifier la mondialisation. Quand on déforeste l'Amazonie pour produire du soja qui viendra alimenter nos volailles, il est difficile de penser qu'il s'agit là d'une heureuse complémentarité entre deux écosystèmes.

En réalité, la mondialisation, si l'on en fait un bilan exhaustif, n'est ni heureuse ni malheureuse, elle est les deux «en même temps», si l'on ose employer cette formule très connotée depuis la campagne présidentielle de 2017. Ainsi que l'ont notamment montré les travaux de François Bourguignon, ancien économiste en chef de la Banque mondiale, elle a beaucoup contribué à réduire les inégalités entre pays en développement et pays développés, mais elle a aussi creusé les inégalités à l'intérieur des pays, qu'ils appartiennent à la première ou à la seconde catégorie.

Et comme les inégalités à l'intérieur de son pays sont celles qui sont le plus vivement ressenties, la mondialisation a une majorité d'ennemis un peu partout dans le monde –sauf peut-être en Chine, où des centaines de millions de personnes sont bien conscientes d'être sorties de la pauvreté grâce au commerce international.

Le choc du Covid-19

En tout cas, ici, on est très enclin à souhaiter un recul de la mondialisation et prompt à en saluer les prémices quand on croit les voir. Le premier signe d'un possible retournement est venu avec la pandémie de Covid-19 et la sévère désorganisation du commerce mondial qui a suivi.

Il s'est produit une prise de conscience brutale de notre dépendance à la Chine. On avait pris l'habitude de voir la mention «fabriqué en Chine» sur à peu près tout ce qu'on achetait, mais on n'avait pas pris conscience de ce qui se passerait si, pour une raison ou une autre, ces flux de marchandises arrêtaient de se déverser dans nos entrepôts. Et quand on a découvert qu'on était incapable de fabriquer des masques ou que l'on dépendait de la Chine et de l'Inde pour la fabrication des principes actifs des médicaments, cela a été un choc.

Alors on a commencé à parler de relocalisations, soit en France même, soit dans des pays plus proches. C'est vrai pour les médicaments avec l'entrée en Bourse d'Euroapi, la filiale de Sanofi spécialisée dans les principes actifs. C'est vrai au niveau européen pour les semi-conducteurs avec un plan qui vise à mobiliser plus de 43 milliards d'euros d'investissements publics et privés pour sécuriser l'approvisionnement de l'Union dans ce domaine-clé. C'est vrai aussi pour les batteries de voitures électriques, où l'Europe tente de rattraper son retard.

La guerre complexifie le jeu

Puis est arrivé ce funeste 24 février, jour où Poutine a lâché les forces armées russes sur l'Ukraine. D'un seul coup, on a réalisé le rôle que ces deux pays jouaient dans l'équilibre alimentaire du monde. Et, au moment de passer aux sanctions, on a a réalisé à quel point l'Europe dépendait des hydrocarbures russes, sans parler de quelques métaux rares. Et on essaie de voir comment on peut organiser de nouveaux réseaux d'approvisionnement, à défaut de pouvoir se passer dans l'immédiat de ces hydrocarbures.

Ces deux événements majeurs ont complètement changé la donne. Mais, en réalité, une évolution avait déjà commencé à se préparer grâce –si l'on ose dire!– à Donald Trump, qui avait voulu imposer de nouvelles règles du jeu à ses partenaires commerciaux les plus proches sur le continent américain, dans le secteur automobile notamment, et tenté de rééquilibrer les échanges avec la Chine.

Déjà à ce moment-là, on sentait qu'on était entré dans une nouvelle ère. La Chine n'était plus le pays où l'on pouvait s'installer pour profiter d'une main-d'œuvre bon marché et bien tenue en main par un pouvoir peu soucieux des libertés, ni le pays qui s'enrichissait au point de devenir le premier débouché pour de nombreux produits. Elle était devenue une grande puissance économique et politique avec laquelle les rapports allaient s'avérer plus compliqués. Et, en Europe, on commençait à comprendre qu'un jour il serait difficile de trouver sa place entre les deux grandes puissances.

Avec ce qui se passe en Ukraine, le jeu devient encore plus complexe. Visiblement, à Washington, on semble penser que Vladimir Poutine s'est enfoncé dans une impasse et que la guerre en Ukraine pourrait fournir l'occasion d'affaiblir encore davantage la Russie. Il ne s'agit plus seulement pour les États-Unis de sauver les Ukrainiens et la démocratie face à un dictateur, il s'agit aussi de régler de vieux comptes. Mais affaiblir la Russie, n'est-ce pas la placer un peu plus sous la coupe de la Chine et renforcer encore un axe Moscou-Pékin qui s'était ostensiblement affiché juste avant le déclenchement des hostilités?

La mondialisation n'est plus ce qu'elle était

Au vu de la tournure prise par les événements, on ne semble pas trop pressé à Pékin de manifester sa solidarité avec un allié aussi maladroit sur le terrain militaire que sur le terrain diplomatique.

Une des grandes questions qui se posent actuellement, comme l'expliquait récemment, devant le club du Centre d’études prospectives et d'informations internationales (Cepii), l'économiste Julien Vercueil, spécialiste de la Russie et des États post-soviétiques, est de savoir la Chine interviendra en substitution des flux perdus par la Russie dans ses échanges avec l'Union européenne. Si son soutien est faible, la récession russe sera profonde et longue. S'il est puissant, il n'y aura pas de changement fort pour la Russie, sauf une réorientation progressive de son insertion internationale.

Quoi qu'il en soit, on voit que le monde est en train de changer. La mondialisation n'est plus ce qu'elle était… Le Fonds monétaire international s'en inquiète et l'a fait savoir au moment de la publication de ses dernières «perspectives de l'économie mondiale». Ainsi que le souligne Pierre-Olivier Gourinchas, son nouveau chef économiste, «la guerre a accru le risque d'une fragmentation plus durable de l'économie mondiale en blocs géopolitiques s'appuyant sur des normes technologiques, des monnaies de réserve et des systèmes de paiements internationaux distincts».

Cette fragmentation menace effectivement, mais n'est pas encore une réalité: la politique est une chose, le commerce en est une autre. On ne change pas du jour au lendemain de fournisseurs ou de clients et chaque État continue de gérer avant tout ses échanges internationaux en fonction de ses intérêts propres. Il suffit pour s'en convaincre de regarder la hausse du déficit extérieur des États-Unis, passé à 109,8 milliards de dollars en mars (+22,3%°), dont 48,6 milliards de déficit avec la seule Chine.

À supposer que les États-Unis veuillent vraiment se passer de nombre de produits qu'ils importent de Chine, il n'est pas certain qu'ils puissent les retrouver ailleurs et il est exclu qu'ils puissent les produire au même prix chez eux: la relocalisation a un coût et ce n'est pas au moment où la hausse annuelle des prix atteint 8,3% que les dirigeants américains vont chercher à freiner les importations de produits bon marché.

Changement de rythme

On pourrait parler de démondialisation si le commerce international était en recul, mais ce n'est pas le cas. L'Organisation mondiale du commerce (OMC) s'inquiète des conséquences de la guerre en Ukraine, mais estime encore possible une hausse des échanges mondiaux en volume de 3% cette année. Après la chute sévère enregistrée en 2020 du fait du Covid-19, les échanges ont repris et sont actuellement à leur niveau le plus élevé. Le grand changement est qu'ils ne progressent plus comme avant.

La grande époque de l'ouverture généralisée des frontières avec la politique des quatre modernisations lancée en 1978 par Deng Xiaoping et la fin du régime soviétique en 1991 est terminée. Pendant les vingt ans qui ont précédé la crise financière de 2008, le commerce international augmentait deux fois plus vite que le PIB mondial; maintenant, il évolue à peu près au même rythme. On peut parler d'un tournant dans la mondialisation, pas d'une démondialisation, qui serait d'ailleurs inconcevable dans un monde où les États n'ont jamais été aussi interdépendants.

Dans ce chapitre nouveau qui s'ouvre, on imagine mal la France faire cavalier seul. Il ne s'agit pas de sauter sur sa chaise comme un cabri en criant «l'Europe, l'Europe, l'Europe», pour reprendre la fameuse formule du général de Gaulle, mais il est clair qu'il n'est point de solution hors de l'Europe. De ce point de vue, il est difficile de comprendre comment les partis de gauche, cédant au chantage de Jean-Luc Mélenchon, ont pu accepter de signer des accords prévoyant éventuellement une désobéissance aux règles européennes.

Une nouvelle union populaire ni écologique ni sociale

Il n'est nul besoin d'être spécialiste en droit communautaire pour comprendre où cela nous mènerait. On peut effectivement penser que la France, du fait de sa grandeur et du génie de ses dirigeants, aurait seule le droit de ne pas appliquer les règles qui s'imposent au commun des États membres de l'Union européenne. Mais il plus probable que, dans ce cas, d'autres pays seraient aussi tentés de prendre des libertés avec le droit européen –ce que chacun fait déjà d'ailleurs, mais de façon plus ou moins honteuse et discrète, seules la Hongrie et la Pologne s'écartant ostensiblement des règles communes dans des domaines importants. Et ceux qui, ailleurs en Europe, voudraient aussi jouer les insoumis ne seraient pas forcément des gens issus de la partie gauche de l'échiquier politique.

Prétendre que des États peuvent s'arroger le droit de désobéir aux règles européennes, c'est prendre le risque de voir rejetées par beaucoup d'entre eux toutes les mesures progressistes qui pourraient être prises. Or, on sait que les réformes vraiment importantes, en matière de justice sociale ou de lutte contre le réchauffement climatique, ne peuvent être vraiment efficaces si elles sont appliquées dans un seul État. Le «je fais comme je veux» ne peut mener qu'à l'isolement et à l'échec. La nouvelle union populaire ne pourrait être ni écologique ni sociale.

La nouvelle mondialisation qui apparaîtra dans les prochaines années ne pourra être plus heureuse que la précédente que si l'Europe sait y faire entendre sa voix (et ne parle que d'une seule voix) face aux autres grandes puissances.

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