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Elon Musk et Twitter: la liberté d'expression est-elle une valeur de droite?

Aux États-Unis, la gauche est devenue réticente à défendre la liberté d'expression, soupçonnée d'être un prétexte pour protéger les discours de haine, alors que la droite s'en fait la championne.

Une grande partie de la droite américaine accueille Elon Musk comme un sauveur de la liberté d'expression. | Dimitrios Kambouris / Getty Images North America / AFP
Une grande partie de la droite américaine accueille Elon Musk comme un sauveur de la liberté d'expression. | Dimitrios Kambouris / Getty Images North America / AFP

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Le 15 mars 2022, le site conservateur satirique Babylon Bee a posté sur Twitter un article annonçant que Rachel Levine, femme trans et secrétaire adjointe à la Santé des États-Unis, avait été élue «homme de l'année». Puisque le règlement de Twitter interdit le mégenrage des personnes trans (soit le fait de dire qu'une femme trans est un homme), le compte de Babylon Bee a été suspendu temporairement.

Twitter a indiqué que la suspension serait levée si le tweet était effacé, mais le PDG du site, Seth Dillon, a refusé de le retirer. Troublé par cette censure, Elon Musk a contacté Seth Dillon, et selon ce dernier, le PDG de Tesla aurait alors évoqué la nécessité d'acheter Twitter.

Trois semaines plus tard, le réseau social acceptait l'offre de rachat d'Elon Musk, pour 44 milliards de dollars. Depuis, une grande partie de la droite américaine accueille Musk comme un sauveur de la liberté d'expression, comme le héros qui pourrait faire revenir Donald Trump sur le réseau social.

Lorsque Musk s'est déclaré «absolutiste en matière de liberté d'expression» et a affirmé qu'il voulait «libérer le potentiel» de Twitter, la droite a applaudi alors que la gauche y a vu un danger pour la démocratie, la porte ouverte à une diffusion incontrôlée de désinformation et de discours de haine, qui sont légaux aux États-Unis.

Inversion des pôles

Sur Twitter, une frange de la droite voit en la liberté d'expression la possibilité de faire des blagues transphobes et de diffuser de la désinformation sur le Covid-19 ou la fraude électorale. Alors que pour la gauche, la liberté d'expression est synonyme d'un renforcement du pouvoir de ceux qui veulent opprimer les minorités.

«Ce n'est que très récemment, particulièrement sur les campus universitaires, que les gens ont commencé à considérer la liberté d'expression comme une valeur conservatrice, voire réactionnaire. Malheureusement, les réponses politiques au débat sur Musk renforcent cette idée fausse», explique Jonathan Zimmerman, historien à l'université de Pennsylvanie.

«C'est un point de vue qui ignore l'histoire de notre république, dans laquelle tous les grands défenseurs de la justice sociale étaient des absolutistes de la liberté d'expression, poursuit-il. Ils comprenaient que si on la restreignait, on restreignait aussi leur capacité à se battre contre l'oppression.»

Il cite l'écrivain abolitionniste Frederick Douglass, la militante pour le droit de vote des femmes Susan B. Anthony, Martin Luther King ou encore les leaders du mouvement pour les droits des personnes LGBT+, qui ont tous et toutes vécu la censure comme une arme contre le changement social.

Selon Zimmerman, deux tendances historiques récentes expliquent ce renversement. Dans les universités depuis les années 1980, des restrictions de la liberté d'expression ont été mises en place pour protéger les minorités ethniques face aux discours racistes; par ailleurs, la santé mentale et la psychologie ont commencé à peser dans le débat, avec l'idée que certains discours «micro-agressent», peuvent faire du mal. Dans ce contexte, les restrictions de la liberté d'expression sont devenues synonymes de protection des plus faibles, et la défense d'une forme de censure est devenue une position progressiste.

Si la droite se revendique anti-censure, c'est uniquement quand cela l'arrange idéologiquement.

Pour Greg Lukianoff, le président de FIRE, une organisation de défense de la liberté d'expression, «le manque de préoccupation pour la liberté d'expression et la facilité avec laquelle les administrations universitaires censurent les “mauvaises opinons” est un désastre bien plus profond qu'on imagine. C'est une crise épistémique.»

Faire pencher la balance

La situation est d'autant plus complexe qu'il ne s'agit pas d'un schéma classique avec un pouvoir central qui censure des voix marginales. Le paysage est plus éclaté, avec certains lieux de pouvoir qui tendent plutôt à gauche et d'autres à droite.

«Aujourd'hui, les institutions comme le journalisme, l'enseignement supérieur, les sciences et certaines grandes entreprises sont dominées à divers degrés par des personnes qui tendent plutôt à gauche, expose Greg Lukianoff. Sur les campus, la gauche des années 1960 vénérait la liberté d'expression, alors que les générations d'après ont commencé à trouver nuisible de ne pas pouvoir punir les intervenants qui défendent des opinions qu'ils jugent rétrogrades. Ce changement signifie que les conservateurs, qui sont en minorité sur les campus, dans le journalisme et dans d'autres institutions culturelles, ont maintenant commencé à voir la valeur de la liberté d'expression.»

À l'inverse, quand ils ont le pouvoir, comme dans certains États républicains, les élus conservateurs n'hésitent pas à limiter la liberté d'expression, notamment celle des enseignants dans les écoles publiques, avec des lois qui interdisent toute leçon qui pourrait être vue comme culpabilisante pour les élèves blancs (au Texas) ou toute discussion «inappropriée» sur l'orientation sexuelle et le genre (en Floride). Certains appellent aussi à la censure de livres dans les bibliothèques des écoles. Si la droite se revendique anti-censure, c'est donc uniquement quand cela l'arrange idéologiquement.

Depuis l'élection de Donald Trump, la possibilité de défendre la liberté d'expression de façon neutre a été particulièrement mise à mal.

L'idée d'Elon Musk, au contraire, est que la meilleure solution est d'être neutre: «Pour que Twitter mérite la confiance du public, [le réseau] doit être politiquement neutre, ce qui veut dire qu'il devra énerver l'extrême droite autant que l'extrême gauche», avait-il tweeté.

Neutralité à géométrie variable

Plusieurs décisions de censure récentes peuvent être considérées comme contraires à ce principe de neutralité: en 2020, Twitter a suspendu le compte du tabloïd New York Post à la suite d'un article sur l'ordinateur de Hunter Biden, le fils de Joe Biden (une décision qualifiée par la suite d'«erreur» par Jack Dorsey, l'ancien PDG de Twitter). La même année, des comptes qui défendaient l'idée que le Covid s'était échappé d'un laboratoire de Wuhan ont aussi été suspendus. Il arrive aussi que des comptes soient suspendus pour des déclarations comme «les femmes n'ont pas de pénis», un énoncé que certains considèrent comme transphobe.

Cela dit, même si la droite a l'impression d'être plus ciblée sur Twitter, une étude récente montre que c'est en grande partie parce que les comptes de droite ont plus tendance à diffuser des posts contenant de la désinformation, par exemple sur le Covid-19 et les élections de 2020.

Depuis l'élection de Donald Trump, la possibilité de défendre la liberté d'expression de façon neutre a été particulièrement mise à mal, notamment en réaction à l'augmentation des mensonges diffusés par l'ancien président et ses alliés. Dans ce contexte, il devient plus difficile pour quelqu'un comme Elon Musk de vendre son idée d'une approche neutre.

La polarisation politique de cette question crée un cercle vicieux: plus une chaîne conservatrice comme Fox News se fait la championne de la liberté d'expression, plus cette valeur devient suspecte à gauche, et plus ce droit est vu comme une menace plutôt qu'une promesse de libération.

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