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«Al-Ikhtiyar 3», la série égyptienne encadrée par l'État à sa propre gloire

L'actuel président Al-Sissi est le héros incontesté d'une fiction aseptisée, dont le pouvoir égyptien tient les rênes.

Vue sous un angle politique, cette série annonce des lendemains désenchantés. | Capture d'écran Synergy <a href="https://www.youtube.com/watch?v=r5Ai0Y2gu48">via YouTube</a>
Vue sous un angle politique, cette série annonce des lendemains désenchantés. | Capture d'écran Synergy via YouTube

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Cas inédit et peut-être sans équivalent dans le monde du cinéma et de la télévision: un chef d'État et tout son gouvernement assument fièrement la paternité d'une série télé et participent activement à sa promotion.

Cela se passe en Égypte, capitale du cinéma et des arts dramatiques arabes. Au premier jour de l'Aïd, le président Abdel Fattah al-Sissi invite tout le staff d'Al-Ikhtiyar 3 («Le Choix», en arabe), qui fait partie de la vingtaine de feuilletons diffusés pendant le mois de ramadan, pour le remercier et dire toute sa satisfaction de la performance de chacun. Mais aussi pour se livrer à un show politico-médiatique des plus excentriques.

 

Jamais politique et fiction ne se sont aussi bien confondues. Réincarné président, Sissi doit se hisser à la hauteur de l'acteur qui a campé son rôle. L'écart de taille est flagrant.

Politique-fiction

Al-Ikhtiyar 3 est la troisième partie d'une série qui retrace les événements ayant suivi la chute des Frères musulmans en Égypte, en 2013, à la suite d'un forcing de l'armée, soutenue par de larges pans de la société. Mais qu'a-t-elle de si particulier pour mériter (ou nécessiter) l'intervention du chef de l'État en personne?

A priori, la seule particularité de la série est d'avoir comme personnage principal celui qui fut ministre de la Défense pendant les événements, c'est-à-dire le général Abdel Fattah al-Sissi lui-même. Ce dernier, incapable de défendre un bilan politique de son mandat (prolongé depuis 2019), trouve ici matière à compensation. Quel président ne rêverait pas que la fiction –magnifiée et aseptisée à souhait– puisse être calquée sur le réel, dur et incertain?

Au-delà du succès commercial et des performances artistiques, ce feuilleton marque un glissement dangereux.

Les critiques n'ont pas manqué de soulever, à ce propos, que c'est bien la première fois en Égypte, voire dans le monde entier, qu'une œuvre de fiction rendait hommage à un leader politique de son vivant. Dans le cinéma égyptien, on connaît deux longs-métrages dédiés à des anciens présidents: Gamal Abdel-Nasser (Nasser 56, 1996) et Anouar Sadate (Jours de Sadate, 2001), incarnés d'ailleurs par le même acteur (Ahmed Zaki). À la différence que les deux films ont été réalisés bien après la disparition de leurs deux héros dans la vraie vie.

Une série financée par l'armée

Al-Ikhtiyar 3 a mobilisé tout ce que compte l'Égypte comme vedettes: Yasser Galal, qui a campé le rôle fétiche du général Sissi, Ahmed El-Sakka, Ahmed Ezz, Karim Abdel Aziz... Mais, une fois n'est pas coutume, les producteurs n'ont dit mot ni sur le budget, ni même sur les cachets des acteurs. À voir tous les moyens mis à la disposition du réalisateur par les autorités, dont le palais présidentiel et du matériel militaire à profusion, on comprend vite que le pouvoir en est bien le premier bailleur de fonds.

D'aucuns se sont félicités que l'État ait repris son engagement pour la culture, mais pas dans ces proportions. Parce que, au-delà du succès commercial et des performances artistiques, ce feuilleton marque un glissement dangereux, dans le sens où il invite le public à banaliser l'apologie des puissants du moment. Un signal pour les artistes qui se laissent ainsi asservir par le pouvoir en place.

Vue sous un angle politique, cette série annonce des lendemains désenchantés. Admettre qu'une œuvre de fiction puisse aider à réécrire l'histoire est non seulement un frein à toute idée d'émancipation mais, plus grave encore, risque de donner du crédit à ceux qu'on a voulu effacer du tableau.

Des Frères musulmans filmés à leur insu

Dans son show, Sissi défend bec et ongles l'idée de (sa) série et tente de se disculper de toute velléité de coup d'État contre l'ancien président Mohamed Morsi. Il a juré n'avoir jamais tenté de «comploter contre Morsi», parce que, dit-il, «ce serait comploter contre l'Égypte». Il a tenu à confirmer ce qui a été montré dans la série, documents à l'appui, et notamment les menaces verbales directes de Khairat al-Chater, chef de file de l'aile dure des Frères musulmans, de «brûler tout le pays» si l'armée ne reconnaissait pas la victoire de Morsi comme président de la République.

Sur les réseaux sociaux, la polémique a vite ravivé les schismes politiques qui avaient mené l'Égypte au bord de la guerre civile.

Autre séquence «jubilatoire» de la série, filmée à l'insu des protagonistes et authentifiée par Sissi, l'ancien ministre de la Défense s'adressant au même Kheirat al-Chater: «Vous et les Frères musulmans avez ruiné l'Égypte. Si vous essayez de nuire à l'armée égyptienne, je vous supprimerai de l'existence!»

À la fin de chaque partie, des documents d'archives inédits, que les services de sécurité ont fait fuiter, étaient diffusés. Ils sont utilisés dans la reconstitution de certaines scènes, ce qui confère parfois à cette production des allures de film documentaire. Une preuve irréfutable que c'est bien l'armée qui a inspiré le scénario.

«Une contre-histoire»

L'opinion et les critiques sont partagées sur la crédibilité de ce genre de productions commandées par le pouvoir, entre des anti-islamistes toujours aussi allergiques à tout ce qui rappelle le règne des Frères musulmans, et des opposants au régime qui crient toujours au coup d'État militaire. Les premiers ne voient aucun mal à ce que l'État soutienne ce genre de séries et s'implique dans une «bataille d'idées» engageant l'avenir de toute une nation, comme le pense le journaliste et essayiste Gamal Ismail.

La presse proche idéologiquement des Frères musulmans ne trouve pas les mots justes pour diaboliser la série. Le site Arabi21 se demande «pourquoi un régime puissant se sent-il obligé de falsifier l'histoire ou de produire une contre-histoire?» Et de s'attaquer à l'acteur principal (de la série télé et des événements): «L'auteur du coup d'État n'aurait pas besoin de réécrire l'histoire de cet épisode si vraiment son peuple était convaincu de la pertinence de la version officielle de ces événements.» L'auteur de l'article accuse le raïs de chercher «des succès imaginaires».

Le journal pro-qatari Al-Arabi Al-Jadeed va dans le même sens, en écrivant: «Alors que tous les efforts, dans la série, sont axés sur la meilleure présentation possible du président, […] les téléspectateurs ont eu droit à un héros caricatural, incarné par un acteur très différent physiquement de Sissi.»

Sur les réseaux sociaux, la polémique a vite ravivé les schismes politiques qui avaient mené l'Égypte au bord de la guerre civile. Un internaute qui se présente comme ingénieur et «fan de Sissi» résume l'état d'esprit d'un courant d'opinion toujours aussi offensif quoi qu'on en dise: «Après le dernier épisode d'Al-Ikhtiyar, et les émotions que cela nous a laissé, j'aimerais dire: merci aux forces armées, merci à son excellence le président Abdel Fattah al-Sissi, merci à tous les organismes de l'État!»

Arrêté pour avoir raillé l'acteur

Dans le camp adverse, les arguments pour railler la série ne manquent pas. Sur Twitter, on lit ce commentaire sous un faux profil (signe de peur?): «Sissi a écrit le scénario de la série et a tout mis au point; il ne lui manquait plus que de jouer son propre rôle!»

Toute critique malveillante peut coûter cher à son auteur. C'est ce qu'a appris à ses dépens Nabil Abou Cheikha, avocat du Caire.

«Après cette série, les Égyptiens savent maintenant qu'il y a eu coup d'État. La série rend un grand service au président Morsi, parce qu'on n'a rien trouvé de compromettant pour le dénigrer», écrit l'activiste Haytham Abokhalil sur Twitter.

Très gênés de prendre position, de nombreux critiques de cinéma et journalistes se sont réfugiés dans des commentaires techniques, pointant par exemple l'impertinence d'un scénario «dénué d'esprit». Très sollicité par les médias, le poète et dramaturge Ahmed Chawki reproche à Al-Ikhtiyar 3 de «ne pas se référer aux “valeurs locales”, pour donner la réplique aux terroristes», comme on l'a vu, par exemple, dans Al-Irhabi («Le Terroriste», 1994). Dans ce film, une famille égyptienne moderne essaie de ré-inculquer à un islamiste extrémiste des valeurs communes telles que l'amour de la patrie ou le respect dû aux aînés.

Toute critique malveillante peut coûter cher à son auteur. C'est ce qu'a appris à ses dépens Nabil Abou Cheikha, avocat au Caire. Il a été arrêté le 11 avril –c'est-à-dire en pleine diffusion d'Al-Ikhtiyar 3– pour «appartenance à une organisation terroriste» et «diffusion de fausses informations». Il est poursuivi pour avoir diffusé sur Facebook des photomontages raillant Yasser Galal, l'acteur-président.

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