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Comment la marche libère les femmes

Depuis des siècles, c'est pour elles un vecteur d'indépendance et d'épanouissement.

Il semble toujours surprenant de croiser une femme randonner seule en pleine montagne. | Holly Mandarich <a href="https://unsplash.com/photos/UVyOfX3v0Ls">via Unsplash</a>
Il semble toujours surprenant de croiser une femme randonner seule en pleine montagne. | Holly Mandarich via Unsplash

Temps de lecture: 8 minutes

D'aussi loin que je me souvienne, ma grand-mère a toujours aimé marcher. Dix, vingt kilomètres, voire plus, par jour. Quand je passais les vacances d'été chez mon grand-père et elle à la campagne, je me souviens qu'elle en parlait dès le matin au réveil: «Il fait beau aujourd'hui, on va pouvoir en profiter pour aller marcher!»

En vérité, on y allait même quand il pleuvait des cordes. Et s'il m'arrivait de lui faire faux bond et de lui dire que je n'avais pas envie de l'accompagner, pour elle, ça ne changeait rien; elle enfilait ses tennis dès qu'on avait fini de déjeuner, et elle partait pour l'après-midi. Plus qu'un simple passe-temps, marcher était devenu pour elle une nécessité.

Comme c'est elle qui m'a inspiré le sujet de cet article, il était important pour moi de recueillir son témoignage. D'autant plus important qu'aujourd'hui, à 88 ans, il devient de plus en plus difficile pour elle de continuer à marcher plusieurs kilomètres par jour. Pas par manque d'envie, bien au contraire, mais parce que son corps ne suit plus comme autrefois. Aujourd'hui, elle est obligée de sortir avec une canne et de s'arrêter souvent pour reprendre son souffle. Mais malgré tout, chaque jour, elle part marcher seule, une heure le matin et une heure l'après-midi.

Elle me raconte qu'elle a débuté la marche quand mon grand-père et elle ont quitté la région parisienne pour venir s'installer à la campagne au moment de la retraite. Avant ça, elle n'avait juste pas le temps de marcher pour le plaisir, «entre les quatre enfants à charge, la maison à entretenir et le ménage que je faisais parfois chez d'autres personnes».

Le fait de partir marcher lui donnait un sentiment de liberté et d'indépendance qu'elle avait eu peu l'occasion de ressentir jusqu'ici. Les personnes qui la croisaient s'étonnaient toujours de la voir marcher seule. N'est-ce pas dangereux pour une femme d'être seule en pleine campagne? Et s'il lui arrivait quelque chose? Ma grand-mère, âgée de 56 ans à l'époque, s'en fichait royalement. Elle n'a jamais eu peur. Elle avait besoin d'être seule pour «faire le vide dans [sa] tête».

Elle m'explique que la marche lui permettait aussi d'avoir une activité différente de celles de mon grand-père qui était, lui, occupé à jardiner du matin au soir. La marche lui permettait de vivre pour elle-même. Depuis qu'il est décédé, ces sorties quotidiennes jouent un rôle encore plus important dans la vie de ma grand-mère.

«Ça m'a aidé à faire face à mon deuil, et aujourd'hui, c'est ce qui me maintient en vie, me confie-t-elle. Je n'ai jamais autant regardé les paysages que maintenant. Avant, je n'y prêtais pas tellement attention. La télé, ça repose, mais marcher, ça rend vivant! Le jour où je n'en serai plus capable, tu sais, je ne sais pas ce que je deviendrai…»

Un sport essentiellement réservé aux hommes

Des femmes comme ma grand-mère, qui partent marcher plusieurs kilomètres chaque jour en pleine campagne, il y en a plein. Mais il y a aussi les marcheuses qui flânent, celles qui se promènent, celles qui pratiquent la marche nordique, l'alpinisme ou la randonnée… «Marcher» est un mot de vocabulaire assez subjectif, comme le note Julie Gaucher, chercheuse en histoire du sport à l'Université Lyon 1. «Chaque femme peut avoir sa propre définition de la marche: certaines la verront comme une pratique sportive, d'autres pas du tout, et ce n'est pas grave», défend-elle.

À l'époque, pour certaines femmes, la marche constituait bien plus qu'une activité sportive: il s'agissait d'un véritable acte militant, la marche et l'alpinisme étant des activités essentiellement réservées aux hommes, et le sport féminin étant considéré comme une activité seulement ludique. Il faudra attendre 1992 pour que la première épreuve féminine de marche athlétique soit organisée aux Jeux olympiques, alors que la discipline est ouverte aux hommes depuis 1908.

«À l'époque, une femme qui fait du sport en extérieur, c'est aussi une mise en danger de l'hégémonie des hommes.»
Julie Gaucher, chercheuse en histoire du sport

Lors de sa création en 1874, les femmes peuvent intégrer le Club alpin français (CAF), mais sous certaines conditions: officiellement pour les protéger, leur pratique de l'alpinisme doit être modérée et soumise à une tutelle familiale masculine. C'est seulement depuis les années 1920 que les femmes peuvent prendre la tête de cordées, et depuis les années 1960 qu'elles ont l'autorisation de gravir les sommets sans leur mari.

«On considérait que le corps de la femme n'était pas capable de marcher sur de trop longues distances, mais ce discours médical servait surtout à garder les femmes à l'intérieur des foyers. Une femme qui se rend à l'extérieur, qui occupe l'espace public, c'est une femme qui peut faire potentiellement des rencontres. Tout ça met en danger la cellule familiale», explique Julie Gaucher.

«À l'époque, ajoute la chercheuse, une femme qui fait du sport en extérieur, c'est aussi une mise en danger de l'hégémonie des hommes. Jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, le modèle masculin par excellence, c'est le soldat. Puis c'est l'exploit sportif. Si les femmes entendent investir ce terrain, que reste-t-il aux hommes?»

Certaines femmes l'ont tout de même fait, avec courage et audace. Comme le fait remarquer Annabel Abbs dans son livre Méfiez-vous des femmes qui marchent, «à la différence de la plupart des marcheurs, elles n'avaient pas fait leur service militaire, n'avaient jamais été initiées aux grands principes de l'orientation ou de l'autodéfense. Elles risquaient aussi bien leur réputation sociale que leur sécurité physique en arpentant les zones sauvages, chose dont les hommes n'avaient guère de raisons de se soucier.»

«Au début du XIXe siècle, si une femme marche seule en montagne, on considère que c'est elle qui est responsable si jamais elle fait de mauvaises rencontres», renchérit Julie Gaucher.

À cela s'ajoutent les entraves vestimentaires: les codes de l'époque voulaient que les femmes s'habillent toutes en jupes longues et corsets, ce qui n'a rien de pratique pour s'adonner à la marche. La Franco-Suisse Henriette d'Angeville, deuxième femme à gravir le mont Blanc en 1838 (et première à faire l'ascension jusqu'au sommet sans se faire aider physiquement), a dû se confectionner des habits spéciaux pour réaliser son ascension. «Un costume réunissant la chaleur, l'aisance des mouvements et la décence, car il ne serait pas possible d'escalader les rochers en longue jupe», a-t-elle détaillé.

«À force de pratiquer, je me sens plus en sécurité que si je partais faire un jogging en ville.»
Anne, coach sportive et autrice

Si Henriette d'Angeville fait partie des premières femmes à avoir pratiqué l'alpinisme, on peut aussi citer l'Américaine Meta Brevoort qui a fait de nombreuses ascensions dans les Alpes dans les années 1860, ou encore la Britannique Lucy Walker qui a atteint le sommet du Cervin en 1871 (et qui deviendra plus tard la présidente du Ladies' Alpine Club, premier club d'alpinisme féminin).

Dans son livre, Annabel Abbs mentionne également des femmes artistes, philosophes, écrivaines, qui ont utilisé la marche comme un puissant outil d'émancipation, de Georgia O'Keeffe à Nan Shepherd, en passant par l'une des plus célèbres, Simone de Beauvoir. Bref, des marcheuses, il y en a eu et de tout temps: simplement, elles ont été invisibilisées.

Dépasser la peur

Aujourd'hui, les siècles ont passé, mais il semble toujours surprenant de croiser une femme marcher seule en pleine campagne ou randonner seule en montagne. «C'est toujours la surprise quand je dis que je pars toute seule, témoigne Anne, coach sportive et autrice. On dit généralement aux femmes de bien faire attention, comme si on était des inconscientes. Alors que finalement, nous sommes certainement plus prudentes et plus raisonnables que les hommes, car nous sommes plus conscientes du danger.»

Anne habite à Montpellier et s'est lancée dans la rando en solo il y a quatre ans, lassée de devoir toujours trouver une personne pour l'accompagner. Elle admet avoir ressenti de la peur lors de ses premières excursions, mais ne regrette pas d'avoir franchi le pas. «À force de pratiquer, je me sens plus en sécurité que si je partais faire un jogging en ville. En montagne, on risque beaucoup moins de croiser quelqu'un qui pourrait nous agresser. Le danger, c'est plutôt de croiser des animaux ou de se blesser.»

Comme beaucoup de femmes, Anne a adopté un chien pour l'accompagner pendant ses excursions. «Je ne sais pas s'il serait vraiment capable de me défendre, mais sa présence a au moins quelque chose de rassurant», dit-elle en plaisantant. Nina nous raconte un mauvais souvenir de sa première excursion en solo: «J'étais tombée sur des serpents et des sangliers. Je n'ai pas rebroussé chemin. Je n'ai pas appelé à l'aide. J'ai couru et j'ai mis de la musique en pensant que ça ferait fuir les bêtes. J'ai eu peur, et c'est à ce moment-là que je me suis dit qu'être solo, c'était bof quand même.»

Selon les statistiques de l'Insee, les femmes sont davantage susceptibles d'être victimes de violences physiques et/ou sexuelles en zone urbaine qu'en zone rurale. En outre, les trois quarts des femmes victimes de violences connaissent déjà leur agresseur. Malgré tout, il est évident que des mesures de précaution sont à prendre lorsque l'on part randonner en solo, que l'on soit un homme ou une femme.

«Ne plus se mettre de barrières»

Les bienfaits de la marche sur le corps et l'esprit ne sont plus un secret pour personne. Beaucoup de femmes interrogées pour cet article disent pratiquer la marche avant tout pour se reconnecter à elles-mêmes, et parce qu'il s'agit d'une activité simple et accessible à moindre frais. «Quand on marche, on n'a pas envie de scroller sur son téléphone», explique Léonie, la trentaine.

«J'aime aussi le fait que ce soit une activité douce, poursuit-elle. J'ai eu des douleurs au ventre avec des crises incapacitantes pendant un an et demi, et j'ai arrêté presque toutes les formes de sport, sauf la marche. Disons que c'est une activité qui peut s'adapter à différents états d'esprit et différents niveaux de forme. C'est aussi ça qui est appréciable.» Quant à Margot, qui vit une grossesse «un peu compliquée, avec d'énormes coups de blues voire des crises d'angoisse», elle est persuadée que la marche lui est d'une aide précieuse pour retrouver son calme.

Ludivine, qui ne supportait pas l'idée de se retrouver seule avec elle-même, raconte ne plus pouvoir se passer de ses randos solitaires de six heures.

Mais il y a aussi celles pour qui la marche représente un dépassement de soi physique et mental, ainsi qu'une manière de revendiquer leur place dans l'espace public, à la manière de celles qui les ont précédées au XIXe siècle et au XXe siècle. À l'image de ma grand-mère qui me raconte être «revenue plusieurs fois la figure en sang» parce qu'elle était tombée, mais heureuse d'avoir arpenté ses chemins de campagne, Nina envisage la randonnée comme «du dépassement, de l'accomplissement et de l'autosatisfaction».

De son côté, Laure a l'impression que marcher seule ou avec son groupe d'amies lui permet de «ne plus se mettre de barrières». «En tant que femme, on nous a inculqué que c'est dangereux de sortir dans la rue le soir ou dans des endroits isolés, mais nous ne sommes pas des petites choses fragiles! Quand je marche, je me sens enfin complètement libre de faire ce que je veux, où je veux. Mon environnement m'appartient.»

Ludivine, qui ne supportait pas l'idée de se retrouver seule avec elle-même, raconte ne plus pouvoir se passer de ses randos solitaires de six heures. «Ça t'apprend à ne pas avoir peur d'être seule avec toi-même car il y a forcément beaucoup d'introspection, renchérit Anne, la coach sportive. Surtout, atteindre quelque chose par soi-même donne beaucoup de confiance en soi et de force. Ma pratique m'a aidée à avoir moins peur dans la vie en général, parce que je me dis: “Si je sais faire ça, pourquoi je ne serais pas capable de prendre la parole ou des initiatives?”»

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