Culture

La fascination du mal

Dennis Hopper nous a offert le pire de lui-même pour nous dégoûter et nous émerveiller.

Temps de lecture: 4 minutes

Dennis Hopper, qui est mort du cancer le week-end du 29 mai à 74 ans, était moins un acteur qu'une personnalité idiosyncrasique. Quand il apparaissait dans un film, on savait pourquoi il était là : pour déchaîner la force de Dennis Hopper, cette énergie bizarre qui semblait créatrice et destructrice à la fois. Dans ses deux rôles majeurs, Rebelle sans cause (1955) et Géant (1956), il jouait un poète abattu et syncopé en opposition avec la rock star mélodique incarnée par James Dean.  Après la mort de Dean, Hopper commença à s'aliéner les réalisateurs par son insistance à multiplier les prises et à revendiquer l'authenticité émotionnelle, inspirée par la « Méthode ». Il est facile de l'imaginer s'emporter sur un tournage comme cette scène d'un film de Hopper dans laquelle un maniaque obsessionnel arrive à convaincre un employeur potentiel de ne pas l'embaucher.

Dans les années 60, Hopper changea en toute désinvolture l'histoire du cinéma en réalisant Easy Rider puis il disparut dans la jungle péruvienne pour tourner The Last Movie, un film bizarre, délibérement inachevé, qui rendit les spectateurs perplexes au moment de sa sortie en 1971.  La décennie qui suivit, marquée par l'abus de drogues et l'éclipse partielle de sa vie professionnelle, fut marquée par quelques rôles inoubliables, dont le personnage éponyme de The American Friend (1977) de Wim Wenders et le photojournaliste au regard fou de Apocalypse Now (1979). Les scènes d'Apocalypse où le personnage de Hopper essaie de convaincre Martin Sheen de se convertir au culte meurtrier de Kurtz sont perturbantes à regarder, car les obsessions et l'indiscipline du personnage, ses associations libres au sujet de la dialectique et de l'espace, semblent complètement non simulées. Hopper ne joue pas un dément qui vocifère dans la jungle. Il est un dément qui vocifère dans la jungle, et le fait qu'il y ait une caméra pour enregistrer ses délires semble à la fois providentiel et inconvenant.

Hopper est sorti d'une cure de désintoxication au début des années 80 avec sa bizarrerie innée, tempérée par l'âge et la sobriété, et quelques unes des meilleures performances de sa vie se sont enchaînées. Si on devait se souvenir de lui pour un seul rôle, ce serait pour Frank Booth, le kidnappeur qui inhale de l'essence, incarnation du mal absolu, qu'il joua dans Blue Velvet (1986). Frank Booth a fait l'objet de quelques réinterprétations kitsch et branchées ("Heineken? Fuck that shit. Pabst Blue Ribbon!"), mais l'écrivain très hopperien George Bataille a prévenu une fois ses lecteurs: « Si vous riez, c'est parce que vous avez peur. » Aujourd'hui, 24 ans après la sortie de Blue Velvet, les scènes avec Frank Booth sont toujours simplement et viscéralement terrifiantes (surtout la scène où Hopper force sa captive Isabella Rossellini à jouer la « maman » auprès de son « bébé » sexué pendant que Kyle McLachlan les espionnent de l'intérieur du placard). Frank est tellement atroce qu'on a envie de se lever et de s'enfuir - bien qu'une simple distance physique ne puisse protéger de ce type de dommage psychique et contagieux.  « Je dois jouer Frank Booth ; je suis Frank Booth », aurait dit Hopper à David Lynch après avoir lu le scénario. Le plus terrifiant peut-être, ce n'est pas  ce que fait Frank, mais l'idée que quelqu'un peut s'identifier à lui. Mais il est vrai que le personnage explore plus profondément le côté sombre de Dennis Hopper que n'importe quel autre rôle qu'il a joué. Avec Hopper, l'agression, la régression et le danger sont toujours très près de la surface, prêts à jaillir.

La volonté de Hopper d'être détestable - la joie qu'il semblait prendre à dégoûter ses spectateurs - lui a bien servi quand il joua le méchant dans des films d'action grand public (Speed, Waterworld). Mais cette même volonté de déplaire pouvait être aussi d'une drôlerie mordante, et, dans un bon contexte, émouvante. Le rôle de Dennis Hopper qui m'a toujours marqué est un petit rôle qu'il a joué, celui du père de Christian Slater dans True Romance de Tony Scott (1993). Après l'implication de son fils dans un meurtre lié à la drogue, Hopper, flic en cure de désintoxication, lui donne de l'argent pour quitter la ville avec sa jeune épouse (Patricia Arquette). Le père est capturé par un avocat de la mafia (Christopher Walken) qui l'incite, comme seul Christopher Walken peut le faire, à révéler où se trouve son fils. Hopper doit alors trouver une façon de se faire tuer par Walken avant qu'il ne donne les renseignements sous la torture.  Il se lance alors dans une diatribe - écrite par Quentin Tarantino - sur la présence de sang noir dans les veines des Siciliens, se délectant de la furie montante de Walken quand il explique le « fait historique » selon lequel les « Ritals », ancêtres des mafiosos, se mélangaient à l'époque avec des « aubergines ». Le discours de Hopper est extrêmement raciste, obscène, offensif dans tous les sens du terme et, dans le contexte de la scène, il constitue le plus généreux des gestes et la plus belle manifestation de l'esprit de sacrifice d'un père envers son fils. Il commet un suicide verbal pour protéger son fils, et en poussant délibérément son adversaire à une rage meurtrière, on discerne une tendresse paradoxale dans les yeux de Hopper.

Hopper, surtout le Hopper d'avant Blue Velvet, n'était pas un figure cinématographique qui me tenait à coeur. Sa réputation de moulin à paroles déjanté renvoyait dans mon esprit à des auteurs comme Hunter S. Thompson et William Burroughs : des figures cultes dont les visions hallucinatoires étaient interprétées par certains fans comme des consignes de vie nihilistes. Mais il n'y avait personne d'autre qui pouvait faire à l'écran ce que Hopper a fait, et maintenant qu'il a disparu, je comprends à quel point cette qualité ineffable qu'il véhiculait va nous manquer, cette générosité avec laquelle il nous a offert le pire de lui-même pour notre dégoût et notre émerveillement.

Par Dana Stevens

Traduit par Holly Pouquet

Photo : Dennis Hopper à la Directors Guild of America à Los Angeles le 7 mars 2003. (REUTERS/Mario Anzuoni)

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