Société

L'errance professionnelle des trentenaires est le fruit de notre époque

Insatisfaits de leur vie professionnelle, en quête de sens, de nombreux trentenaires aspirent désormais à privilégier leur bien-être et à honorer leurs valeurs personnelles. Un changement de paradigme qui les amène parfois à se chercher longuement.

Ces jeunes adultes veulent contribuer au monde, mais pas n'importe comment. | Aaron Rodriguez <a href="https://www.flickr.com/photos/treefortphoto/47505789262/in/photolist-2fnVA57-gDTRXA-QfrHL8-27ybyDL-24gwujx-ehx2dm-2md5Jb9-co3mBb-2kJyQBZ-FdRnEQ-2gb1SjQ-D8tWK5-o9vTkg-25EKBSS-NyyKHv-G39pQH-G39hKk-6RVhWa-QwBnzX-8zjQKC-FWhrSe-buXnAu-9Q6DF7-GusRwk-9Q6CXW-S5pje1-9Q6CJG-WgXEji-djX7hp-8ZGxc1-9Q6DrQ-8NY9yn-9Q6Dd9-HYDS8Y-XFGX5i-9LfHnJ-p3h2t5-oKMxuB-ehzV2T-beHxJF-PExTHM-9z4mtw-QhJFCt-Wk1J68-8NY9jH-RmRMgG-2mkAXuc-ehzVa2-ehFFo1-8P2fqd">via Flickr</a>
Ces jeunes adultes veulent contribuer au monde, mais pas n'importe comment. | Aaron Rodriguez via Flickr

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«Vous savez, j'ai 32 ans et je ne sais toujours pas quoi faire de ma vie non plus. Comme vous, je me cherche.» Mounira, surveillante dans un lycée de Seine-et-Marne, rassure les étudiants qui peinent à s'orienter en leur dévoilant une réalité qu'ils ne soupçonnent pas: non, la vie professionnelle n'est pas toujours la continuité de la vie étudiante. En dix ans, elle a été agent administratif, salariée dans une usine, vendeuse et surveillante dans des établissements scolaires. La trentaine passée, comme beaucoup, elle ne sait toujours pas précisément quel métier exercer.

Bien que dans l'inconscient collectif, les jeunes adultes de 30 à 40 ans soient censés avoir trouvé leur voie professionnelle et être déjà ancrés dans une carrière stable, ils sont de plus en plus nombreux à se trouver en errance professionnelle. Perdus, insatisfaits de leur emploi, en quête de sens, soumis à la pression sociale et parfois même à des injonctions parentales, ces jeunes adultes veulent contribuer au monde, mais pas n'importe comment. Et surtout plus au détriment de leur bonheur ni de leur système de valeurs.

À 39 ans, Audrey a déjà eu trois carrières. Diplômée d'une école de marketing, elle est devenue cheffe de projet dans l'événementiel, avant de rejoindre l'entreprise familiale trois ans plus tard. Arrivée par la petite porte, elle s'est formée pour faire taire son syndrome de l'imposteur et a monté les échelons jusqu'à devenir PDG d'une entreprise pesant 17 millions d'euros de CA. Mais alors qu'elle tenait solidement le gouvernail, elle est rattrapée par une question existentielle: «Je me suis demandé ce qu'était ma mission de vie. J'ai réalisé que j'étais en train de poursuivre celle de mon père.»

En France, le travail est un marqueur social très fort. Il est très signifiant en matière d'identité et de besoin de réalisation. Alors quand il n'est pas (ou plus) vecteur d'intérêt, d'utilité ou de bonheur, il peut devenir une source de souffrance et de mal-être. Il n'est pas rare de voir des trentenaires désabusés, même issus des «jeunes élites», déchanter et revoir leurs priorités. C'est le cas de Margot, 36 ans, en pleine reconversion après une première vie de consultante en transformation des organisations: «J'ai besoin de faire quelque chose qui m'éclate. Je ne peux pas passer autant de temps, d'années et d'heures de ma vie à faire un métier que je n'aime pas.»

Changement de paradigme

À 33 ans, Billel a déjà créé et revendu quatre entreprises en France et à l'étranger. Chauffeur VTC, entrepreneur en Côte d'Ivoire, boucher… Chaque fois, il innove, se réinvente et espère trouver un métier qui fasse sens. Mais le succès et la prospérité ne sont plus les seuls bienfaits qu'il convoite. L'épuisement psychologique, le stress, le surmenage, la charge mentale et d'autres déconvenues rencontrées sur son parcours ont mis en évidence un paramètre essentiel: préserver son bien-être. Un facteur pourtant jamais évoqué au moment de l'orientation. «Je veux aller travailler sans boule au ventre et rentrer serein le soir. Quand tu aimes ce que tu fais, tu es plus investi, tu travailles mieux, tu te sens mieux. Et tu es un meilleur humain.»

Comme le disait Confucius: «Tous les hommes pensent que le bonheur se trouve au sommet de la montagne alors qu'il réside dans la façon de la gravir.» C'est ainsi que l'épanouissement professionnel n'est plus une finalité en soi, qu'il ne réside plus en la seule signature d'un contrat prospère ou la création d'une grosse boîte, mais demeure pour ces jeunes adultes dans les détails du quotidien.

Les jeunes adultes font face à la réalité du monde laissé par leurs ancêtres et en mesurent les influences négatives sur leur santé, leur bien-être et la planète.

«Notre rapport au travail est en train de changer, confirme Danièle Linhart, sociologue et directrice de recherche au CNRS. Les jeunes ont la capacité de se distancier des critères traditionnels de réussite, de réalisation et de carrière, pour introduire de nouveaux préceptes qui leur sont propres, notamment liés à la question du sens et de l'enrichissement intellectuel, social et environnemental.»

Les nouvelles générations font un constat alarmiste sur les logiques antérieures et remettent en question les critères habituels d'épanouissement et de réussite personnels. «Les baby boomers et la génération qui les a suivis ont développé des mode de réussite, d'être, de consommation, de production et de travail qui ont propulsé le monde contre un mur.»

La crise sanitaire a également contribué à ce changement de paradigme. «Faire face à la vulnérabilité de l'être humain sur la planète à ce moment a été quelque chose de très profond», analyse la sociologue. Les jeunes adultes font face à la réalité du monde laissé par leurs ancêtres et en mesurent les influences négatives sur leur santé, leur bien-être et la planète.

Plus conscients, ils aspirent à faire un travail utile, plaisant, épanouissant, sans se soumettre à des contraintes qu'ils jugent aujourd'hui dénuées de sens comme le présentéisme, la surproduction, la surconsommation, la surperformance et le capitalisme mortifère. Un travail dont l'impact sur soi, sur les autres et sur la planète sera positif, ou au minimum, pas négatif.

Se faire honneur au travail

Alors que les générations antérieures associaient le travail à la notion de survie et de nécessité, celles d'aujourd'hui y adjoignent l'épanouissement intérieur, la sérénité, la santé et l'écoresponsabilité. L'influence du travail sur notre développement personnel est désormais au cœur des préoccupations. Une petite révolution «à la française» quand on sait qu'étymologiquement le mot «travail» est associé à l'idée de souffrance, de torture et de contraintes.

Pour autant, choisir un métier qui rassemble tous ces critères n'est pas chose aisée. À 35 ans, Déborah travaille pour un prestataire hôtelier du groupe Accor depuis dix ans. Elle avoue qu'elle aimerait changer «mais pour faire quoi? Pour moi, se lever le matin, faire toujours la même chose et aimer ça, c'est une utopie.» Aurore, 33 ans, aime à penser que c'est réalisable, même si elle ignore encore la direction à prendre. «J'ai envie de faire quelque chose en lien avec ce que je suis et mes valeurs. Sinon je serais restée dans le commerce, dans la facilité. Là je me sens plus alignée avec moi sur le plan personnel, alors j'aspire à l'être aussi dans ma vie professionnelle.»

«À certains moments de sa vie, nous sommes amenés à réaliser des examens de conscience et d'expérience.»
Michel Lemonnier, psychologue du travail

Ce besoin résulte d'une meilleure connaissance de soi et du monde, explique Michel Lemonnier, psychologue du travail. «Nos valeurs constituent notre colonne vertébrale psychologique. C'est un assemblage sacré, qu'il ne faut toucher que pour renforcer, pas pour contraindre.» Alors quand entre 30 et 40 ans, on a déjà une meilleure compréhension de soi, plus de maturité et une expérience de vie suffisante, il est naturel de ressentir le besoin d'honorer son système de valeurs. Et surtout, de réaliser que la voie professionnelle empruntée plus jeune n'est pas, ou plus, adaptée à la personne que l'on devient.

«À certains moments de sa vie, nous sommes amenés à réaliser des examens de conscience et d'expérience. Et si nous ne sommes pas alignés avec nos valeurs, c'est un déchirement. La personne peut rentrer dans un état de dissonance cognitive, c'est-à-dire qu'elle subit un écart important entre ce qu'elle est au regard de ses valeurs [ses besoins et ses aspirations, ndlr] et les actes qu'elle pose.» Car c'est dans ses actes qu'elle se connaît ou se reconnaît.

«Cette incohérence peut être destructrice» à bien des égards et entraîner des questionnements existentiels, des doutes, une perte de sens et d'estime de soi. «Elle peut initier un cas de conscience profond qui peut l'abattre et impacter les sphères familiale, sentimentale et professionnelle.»

L'irrationnelle question de l'orientation

Partant du postulat que l'exploration de soi, la compréhension du monde, l'expérience et la maturité permettent de définir une logique professionnelle plus juste, est-il rationnel de demander à des jeunes en construction de choisir le métier qu'ils exerceront les cinquante prochaines années de leur vie?

Malgré la pression sociale, rien n'est jamais gravé dans la roche.

«Évidemment non!», répond Michel Lemonnier, selon qui la question de l'orientation doit être repensée. «Comment demander à un ou une élève de collège ou de lycée de se projeter dans une vie professionnelle, alors qu'un projet professionnel c'est avant tout un projet de vie, dans le mesure où au minimum, il doit lui permettre de vivre la vie à laquelle il ou elle aspire.» Et dont l'élève n'a souvent encore qu'une représentation abstraite, incomplète, parfois même irréelle.

Pour le psychologue, l'errance professionnelle subie par certains trentenaires résulte d'un «problème structurel», à savoir la non prise en considération par le gouvernement du développement naturel de l'être humain. «Soit on tient compte de l'être humain avec toutes ses spécificités et on le met au centre du projet», ce qui impliquerait de prendre en considération les réalités de la psychologie humaine, «soit on considère que l'être humain doit taire sa difficulté, se plier aux nécessités économiques et continuer à souffrir».

À cette irrationnelle question de l'orientation s'ajoute également l'impermanence des choses, c'est-à-dire le mouvement perpétuel de notre soi (notre évolution personnelle) et de la société, qui chamboule continuellement notre façon d'être et de vivre. En témoignent les mutations du monde du travail qui nous invitent à nous adapter et à nous renouveler –les trentenaires d'aujourd'hui ont par exemple «choisi» leur «voie» dans un monde et à une époque où les réseaux sociaux et les projets virtuels (NFT, Bitcoin, cryptomonnaies…) n'existaient pas.

L'être humain mue au gré de ses expériences de vie, des mœurs et des tendances de la société. Considérer la question de l'orientation en la rendant généraliste, irréversible et normée révèle une méconnaissance de ses mécanismes de développement naturel et ne tient pas compte des mutations de la société. Un travail pour la vie? C'est possible. De même qu'en changer au gré de sa croissance intérieure va de soi. Malgré la pression sociale, rien n'est jamais gravé dans la roche lorsqu'il s'agit de carrière. Le travail semble être, avant tout, une affaire personnelle.

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