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À Sarajevo, la situation ukrainienne ravive les blessures du passé

La guerre en Ukraine a réveillé les vieux démons des Balkans. En Bosnie: peur d'un nouvel embrasement et douleur que rien ne passe.

À Sarajevo, certains immeubles criblés de balles portent encore les stigmates de la guerre. | Pierre Polard
À Sarajevo, certains immeubles criblés de balles portent encore les stigmates de la guerre. | Pierre Polard

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À Sarajevo (Bosnie-Herzégovine).

La nuit tombe sur Sarajevo. Le muezzin lance l'appel à la prière. De partout, des voix montent. On croit entendre des fantômes: les rues sont vides, et ceux qui chantent étaient réduits au silence trente ans auparavant. Le chant résonne entre des murs creusés par les balles et les obus. Il y a comme des morts dans le chœur. En Bosnie-Herzégovine, chaque pierre, chaque homme dit la guerre. C'est la litanie de ce qui ne se soigne pas.  

Ermin a toujours cette guerre en tête. Littéralement. Une balle est restée logée dans son crâne. Comme tous les hommes de plus de 30 ans, il a fait cette guerre qui a vu s'affronter Serbes, Croates et Bosniaques de 1992 à 1995 dans les ruines de l'ex-Yougoslavie. Sarajevo, capitale de la Bosnie, fut encerclée et bombardée par les Serbes pendant plus de trois ans. Ermin défendit la ville, «notamment…»

Il conduit son taxi lentement, précautionneusement. Ses yeux bleus scrutent tout autour de lui. Il marmonne quand un de ses collègues le double, il montre surtout des cicatrices: la sienne et celles de tout le pays. Le Turquie et les pays du Golfe ont bien financé la reconstruction de musées et de mosquées… mais chaque rue a son stigmate. «Ce n'est pas possible de tout réparer», commente Ermin sans préciser s'il parle de la Bosnie ou de lui –extraire la balle de sa tête est trop risqué, trop coûteux de toute façon.

Précipices

Ermin accélère sur Sniper Alley et raconte comment la Bosnie s'est reconstruite autour du gouffre. Les perspectives économiques se dégradent, le litre d'essence sera bientôt à 2 euros et le salaire moyen reste de 530 euros… Il y a surtout ces nationalismes qui montent à nouveau. «Serbe ou bosniaque, les nationalismes sont toujours mauvais», dit-il, d'expérience. Ermin veut que son fils de 20 ans parte à l'étranger.

Pas besoin d'une guerre pour justifier l'exil, le taux de 58% de chômage chez les jeunes suffit: d'après une étude du Fonds des Nations unies pour la population (UNFPA) parue en 2020, «la majorité de la population (les jeunes en particulier) aspire ou prévoit de partir dans des pays occidentaux». Au milieu des collines bosniaques, l'horizon semble précipice.

Dans les écoles de la fédération on étudie le massacre de Srebrenica –où les nationalistes serbes assassinèrent 8.000 Bosniaques en juillet 1995. En république serbe, on le nie.

Il y avait pourtant les voies croate et slovène: rejoindre l'OTAN et l'Europe; puis, à grands coups d'article 5 sur la défense collective et d'autoroutes financées par l'UE, faire taire les décombres. La Bosnie-Herzégovine a déposé en 2016 une demande d'adhésion à l'UE, mais la réponse tarde. En attendant, l'avenir reste ici le passé. Politiquement, d'abord. Pour en finir au plus vite avec les massacres, les puissances occidentales mirent au point les accords de Dayton le 14 décembre 1995: la guerre prenait fin mais la paix ne commençait pas pour autant.

La Bosnie-Herzégovine devenait une république fédérale où coexistaient les deux ennemis d'hier: la fédération de Bosnie-et-Herzégovine (majorité bosniaque et minorité croate) et la république serbe de Bosnie (majorité serbe). Moins un pays uni qu'un compromis défaillant qui n'a pas permis de tourner la page de la guerre.

Dans les écoles de la fédération on étudie le massacre de Srebrenica –où les nationalistes serbes assassinèrent 8.000 Bosniaques en juillet 1995. En république serbe, on le nie. Chaque 11 juillet, à Srebrenica, en pleine république serbe, certains policiers qui encadrent la commémoration du massacre sont les mêmes qui y participèrent.

Réminiscences venues d'Ukraine

Non seulement la mémoire de la guerre n'a pas été apaisée, mais ses causes restent toujours valables pour certains: le président de la république serbe de Bosnie, Milorad Dodik, ne cesse d'appeler à l'indépendance et à un rattachement à la Serbie. À Banja Luka, capitale de la république serbe, les routes ne sont pas entretenues, les bâtiments se dégradent… mais pas un rond-point ou un lampadaire sans son drapeau de la Serbie.  

Cette prairie s'est muée en champ de mines. | Pierre Polard

La guerre en Ukraine fait monter la tension. Il y a eu le déploiement le 28 février de 500 soldats de la force de l'Union européenne chargée du maintien de la paix (EUFOR). «Ce n'est jamais bon quand il y a des soldats dans les rues, non?» demande ingénument Ermin. Il y a aussi cet afflux de volontaires au sein des Bérets verts depuis quelques semaines –réservistes bosniaques pouvant prendre les armes en cas de conflit. Il y a surtout cette solitude de plus en plus effrayante: la Bosnie ne fait toujours pas partie de l'Europe ou de l'OTAN.

Derrière cet isolement, on retrouve Poutine à la manœuvre: en échange d'un soutien aux Serbes nationalistes de Bosnie, ainsi que de son veto en 2015 à une reconnaissance internationale du génocide par ces mêmes nationalistes, la république serbe bloque l'accès de la fédération à l'OTAN. Une membre de l'organisation Bérets verts se montre pourtant d'un calme stoïque: «Il se passe quelque chose de bizarre… Oui c'est tendu… Mais rien d'anormal ici, donc.» Dans un pays habitué au chaos, le trouble actuel ne dénote finalement pas tant que ça.

En réalité, qu'il s'agisse des Bosniaques et des Serbes de Serbie ou de Bosnie, c'est l'Europe qui tient encore tout. La possibilité de l'Europe plutôt. Nationalisme, irrédentisme et fondamentalisme s'effacent devant la perspective de pouvoir un jour profiter de la paix et de la prospérité européennes. Un mirage sauve du désert.  

Regarder Marioupol depuis Sarajevo, c'est voir son reflet.

La peur reste néanmoins alimentée par ces échos provenant d'Ukraine, celui du bruit d'une guerre que l'Occident semble incapable de stopper. La passivité occidentale résonne tout particulièrement. En plein Sarajevo, entre la cathédrale du Cœur-de-Jésus et le marché ottoman, il y a cette immense banderole que la Bosnie a déployée comme un rappel: la photographie d'une jeune femme bosniaque et ce slogan qui se passe de traduction: «No teeth? A mustache? Smell like shit? Bosnian girl!» Mots racistes écrits en 1995 par un casque bleu néerlandais sur le mur d'une caserne de l'ONU, tout près de Srebrenica. Le massacre se préparait au même moment, cent mètres plus loin.

Le musée consacré à Srebrenica ne prouve pas seulement le nettoyage ethnique mis en place par les Serbes; il dénonce vigoureusement une certaine hypocrisie de l'Occident qui parle mais n'agit pas. Ce slogan «Bosnian girl» est devenu le symbole de cette hypocrisie. 

Villes jumelles

Le reste de la partition ukrainienne est encore mieux connu, comme par cœur: deux peuples qu'on disait frères, qui ont fait partie du même ensemble, puis le plus puissant qui attaque le plus petit, le massacre dans l'impuissance de la communauté internationale … Regarder Marioupol depuis Sarajevo, c'est voir son reflet. «C'est si pareil que c'en est effrayant», dit Nermin, le guide du «Tunnel de la vie», tunnel qui permit à Sarajevo de rester approvisionné au plus fort du siège. Nermin était alors policier, mais il «a fait son temps»; et maintenant, son métier c'est de «revivre le siège tous les jours».

Une Europe comme seule solution aux troubles passés et actuels. Une Europe qui n'arrive pourtant pas.

Guide ou pas, c'est de toute façon impossible d'échapper aux souvenirs: son immeuble donne sur Sniper Alley et lui aussi a été blessé. Un shrapnel dans la cuisse, «quelques centimètres plus à droite et c'était une artère, la mort». Il parle anormalement fort, il invoque le bruit des voitures mais nous sommes au bout d'un champ, sous terre. On s'enfonce dans le tunnel et il raconte en détail le quotidien des habitants de Sarajevo de 1992 à 1996: bombardements, enfants morts, et l'ONU (UN en anglais) qu'on surnommait alors «United Nothing»… Sa mémoire, c'est aujourd'hui l'actualité ukrainienne.

À la sortie du «Tunnel de la vie», Ermin se tait. Il contemple le soleil qui se couche sur la prairie. Tout semble si paisible… Mais la dernière guerre était sortie d'un calme apparent. Ermin conclut ses peurs d'une phrase: «Il faut seulement qu'on rentre dans l'Union européenne…» Cette entrée est néanmoins encore loin; Josep Borrell, haut représentant de l'Union pour les affaires étrangères, déclarait le 13 juillet 2021 que «le niveau d'alignement [de la Bosnie] s'est réduit».

Moins d'un an après, le 16 mars 2022, alors que la Russie envahit l'Ukraine, Borrell mettait en garde contre toute tentative de déstabilisation du pays sans pour autant accélérer son entrée dans l'UE … Une Europe comme seule solution aux troubles passés et actuels. Une Europe qui n'arrive pourtant pas.

La prairie qu'Ermin contemple est toujours infestée par les mines. Seul au milieu des champs, il n'a jamais parlé si fort. Lui et la Bosnie n'ont décidément pas été entendus.

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