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«The Wire», vingt ans après: les visages de la police de Baltimore

David Simon revient à Baltimore avec «We Own This City», mini-série coécrite avec George Pelecanos, qui relate une affaire de corruption à grande échelle au sein de la police locale. L'occasion d'un retour sur l'œuvre qui l'a révélé.

La police de Baltimore à l'œuvre dans <em>We Own This City</em>, nouvelle série signée par David Simon et George Pelecanos. | Capture d'écran Movie Trailers Source <a href="https://www.youtube.com/watch?v=qRpFJm7FeGc">via YouTube</a>
La police de Baltimore à l'œuvre dans We Own This City, nouvelle série signée par David Simon et George Pelecanos. | Capture d'écran Movie Trailers Source via YouTube

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We Own This City, une mini-série de six épisodes produite par HBO, sera diffusée sur OCS à partir du 26 avril. «We», ce sont les policiers, et la ville dont il est question, c'est Baltimore. Ainsi, vingt ans après le lancement de la première saison de The Wire, David Simon reprend son portrait de la métropole nord-américaine où, avant de se consacrer à la télévision, il a vécu et travaillé comme journaliste.

Pour écrire et produire The Wire, l'ancien reporter du Baltimore Sun était associé à Ed Burns, un ancien de la police criminelle de la ville. We Own This City a été coécrite avec le romancier George Pelecanos, qui avait également prêté sa plume pour The Wire. La sortie de la nouvelle production nous donne l'occasion de revenir sur la vision de la police dans l'œuvre qui a fait connaître David Simon.

 

Après un succès très confidentiel au début des années 2000, The Wire (Sur Écoute en français) s'est progressivement imposée comme une référence de la fiction télévisuelle. Elle combine l'ambition narrative caractéristique des grandes séries feuilletonnantes de HBO (Les Soprano, Game of Thrones), un réalisme qui lui a valu d'être comparée aux grands romans européens du XIXe siècle, ainsi que la pertinence sociologique qui en a fait un objet d'étude universitaire.

Millefeuille

À travers ses multiples personnages issus des différents milieux qui façonnent la ville (la rue et ses gangs, la police et la justice, puis les dockers, la classe politique, l'école et enfin la presse), The Wire présente un état des lieux édifiant de Baltimore au début de ce siècle. En septembre dernier, la mort brutale de l'acteur Michael K. Williams, inoubliable dans le rôle d'Omar, le charismatique braqueur de gangs, nous rappelait la force de ces portraits de truands magnifiques et tragiques; ceux d'en haut, comme Stringer Bell (Idris Elba), et ceux d'en bas, comme Bodie (J.D. Williams).

Mais The Wire est aussi une grande série policière, qui donne à voir une police à la fois malade et maligne. Car s'il s'agit d'abord de montrer sans complaisance une administration sous-dotée, écrasée par la bureaucratie, et empêchée dans sa mission par les ambitions personnelles et les enjeux politiques, on y célèbre aussi l'humanité et l'intelligence de certains de ses agents de terrain.

La confrontation entre les puissants narcotrafiquants et la police locale apparaît d'emblée comme très inégale.

We Own This City est une adaptation du livre d'enquête éponyme publié en 2021 par Justin Fenton, journaliste du Baltimore Sun comme David Simon. Son sous-titre annonce clairement la couleur : «Une véridique histoire de crimes, de flics et de corruption». De corruption, il était déjà question aux marges du récit de The Wire.

Citons les cas de Herc (Domenick Lombardozzi) et Carver (Seth Gilliam), les jeunes flics de la brigade des stups qui empochent quelques liasses lors d'une descente, histoire d'arrondir leurs fins de mois, ou encore celui l'inspecteur McNulty (Dominic West), qui accepte pour quelques billets de fermer les yeux sur la présence illégale d'un yacht dans le canal du port.

Le livre de Justin Fenton est paru en français le 17 mars 2022. | Sonatine Éditions

On se rappelle aussi la valise d'argent sale découverte dans le coffre du chauffeur d'un sénateur, et que le commissaire divisionnaire sommera de rendre à son destinataire sans engager de poursuite. La corruption sape l'action policière à tous les niveaux; cependant, il ne s'agit que de l'un des multiples aspects délétères qui rongent l'institution.

À armes inégales

Dès les premiers épisodes, The Wire présente une organisation policière visiblement sous-équipée et sous-financée, à l'extrême opposé de l'étalage de haute technologie qui s'affiche dans d'autres séries contemporaines (les franchises Law & Order ou Les Experts). Dans les bureaux, on plaisante avec amertume sur l'âge des machines à écrire Smith Corona, ou sur l'obsolescence des magnétophones miniatures à bande Nagra dont on équipe les agents infiltrés, à une époque où la révolution numérique est déjà bien engagée.

Il faut se rappeler que l'action de The Wire se situe juste après les attentats de 2001, et que la priorité fédérale a basculé vers la lutte anti-terroriste. La «guerre contre la drogue», ainsi qu'on la nomme depuis les années Nixon, est donc passée au second plan, et la police locale ne peut alors plus compter sur le soutien du FBI pour lutter contre le trafic de stupéfiants. Dans ce contexte, la confrontation entre les puissants narcotrafiquants et la police locale apparaît d'emblée comme très inégale.

Il ne s'agit pas de faire tomber les barons de la drogue, dont on comprend au fil du récit qu'ils contribuent à financer des campagnes politiques.

Face à l'ampleur de ses missions, dans une métropole où le nombre annuel d'homicides dépasse les 250 pour 650.000 habitants, le commissariat de police de Baltimore est une machine administrative régie par des principes entravant son efficacité. Ainsi, la tradition de la «rotation» veut que les affaires criminelles soient distribuées aux inspecteurs chacun à son tour, indépendamment de toute autre considération. Pour les hauts gradés, dont la carrière dépend des appuis politiques, ce qui compte, c'est avant tout l'image, et donc les statistiques, c'est-à-dire le pourcentage de cas résolus.

Dans cette perspective, l'un des grands jeux consiste à se débarrasser des cas difficiles pour les laisser à d'autres services. Au début de la deuxième saison, on assiste ainsi à un échange d'une désinvolture inouïe entre l'autorité portuaire, les douanes, les services d'immigration et la police municipale, personne ne souhaitant ajouter à sa charge l'enquête sur les douze corps de femmes sans identité retrouvées étouffées dans un conteneur. Le corps de ces prostituées «importées» d'Europe de l'Est est-il assimilable à du fret, à de la contrebande? S'agit-il d'un accident ou d'un homicide involontaire? À l'évidence, nul ne se soucie de rendre justice aux victimes.

De même, il ne s'agit pas de faire tomber les barons de la drogue, dont on comprend au fil du récit qu'ils contribuent à financer des campagnes politiques et à irriguer les projets immobiliers de capitaux qu'ils ont amassés grâce au trafic. Ce qu'on demande à la brigade des stupéfiants, c'est de coincer quelques dealers en montant des flagrants délits ou, de temps en temps, de réaliser une saisie spectaculaire afin de redorer le blason de l'institution et de ses patrons auprès des médias. Quitte à sacrifier l'enquête en cours.

Alcoolisme et népotisme

Dans The Wire, on se côtoie entre gens puissants lors de cocktails de charité, et on se rend des services mutuels sur fond de clientélisme. C'est ainsi que sur les lieux d'un meurtre, on peut attendre des heures la police scientifique, mobilisée à relever des empreintes digitales sur la terrasse du président du conseil métropolitain, qui s'est fait dérober son mobilier de jardin. Si l'on s'attaque à des intérêts supérieurs, la hiérarchie sait vous rappeler à l'ordre, vous mettre des bâtons dans les roues, voire, si vous faites trop de zèle, changer votre affectation, quitte à vous rétrograder au passage. Un excès d'éthique professionnelle représente ainsi un handicap rédhibitoire pour qui veut faire carrière dans la police de Baltimore.

La liste des maux qui affligent la police ne s'arrête pas là. À la vue de l'accumulation de canettes de bière sur le toit du commissariat, on mesure l'ampleur de l'alcoolisme au travail. On se désole de l'absentéisme et de la démotivation de ces inspecteurs désabusés, dont le seul souci semble de savoir qui validera leurs heures supplémentaires, et dont l'un ira jusqu'à tenter de se blesser en tombant volontairement dans un escalier afin de toucher une pension de retraite anticipée.

On ne peut regarder la série sans s'étonner de l'absence quasi totale de représentation d'un autre fléau qui mine la société américaine et décrédibilise sa police: celui de la discrimination raciale.

À travers le personnage de Roland Pryzbylewski (Jim True-Frost), un jeune policier en mal de vocation pistonné par son beau-père, The Wire dénonce également le népotisme, qui conduit au maintien sur le terrain d'un agent dont l'inexpérience provoquera un début d'émeute au cours de laquelle un jeune résident des «projects» (HLM) perdra un œil. The Wire comporte son lot de violences policières ordinaires, d'interventions brutales et d'interrogatoires musclés, de maltraitance de jeunes des quartiers, dans la rue et au sein du commissariat.

Toutefois, vingt ans après sa première diffusion, après la mort de Freddie Gray et les émeutes qui ont suivi à Baltimore en 2015, après les nombreuses autres tragédies à l'origine du mouvement Black Lives Matter, on ne peut regarder la série sans s'étonner de l'absence quasi totale de représentation d'un autre fléau qui mine la société américaine et décrédibilise sa police: celui de la discrimination raciale.

Une somme de richesses

Se contenter de cet inventaire, aussi édifiant soit-il, ne suffit pas à témoigner de la richesse de ce chef-d'œuvre télévisuel, qui n'est pas simplement le pseudo-documentaire à quoi on a parfois voulu le réduire. D'abord parce que l'inefficacité policière n'est pas seulement un élément narratif. Elle fait l'objet d'un traitement symbolique, par les choix de cadrage, de montage, ou encore du recours à l'allégorie. Par exemple en assimilant les inspecteurs à des pions sur un échiquier, comme pour les dealers dans la fameuse scène du jeu d'échecs.

 

Allégorie encore, dans cette scène prégénérique où l'on voit les agents du détachement qui ont placé le clan Barksdale sur écoute s'acharner à essayer de faire passer un vieux bureau à travers l'embrasure d'une porte, sans même savoir s'il s'agit de le faire sortir ou de le faire entrer dans le sous-sol sombre qui leur sert de quartier général, sous l'œil goguenard de l'inspecteur Lester Freamon (Clarke Peters).

D'autre part, la série contient un sous-texte ironique sur le genre du «cop drama». Comme par exemple quand elle remplace la débauche de moyens techniques et les intuitions géniales d'enquêteurs surdoués par le travail trivial mais méticuleux de deux inspecteurs dont l'ensemble du dialogue sur une scène de crime tient en une variation autour du seul mot «fuck», et dont les outils se résument à un mètre ruban, une pince métallique et deux paires d'yeux. Ou encore lorsque «Bunk» Moreland (Wendell Pierce) et ses collègues arrivent à déstabiliser un jeune délinquant crédule en faisant passer un photocopieur pour un détecteur de mensonges.

La brigade criminelle de Baltimore forme une famille qui semble ignorer les distinctions de genre, d'orientation sexuelle, et d'origine.

Enfin, la richesse de The Wire doit beaucoup au fait que le portrait de la police de Baltimore ne se limite pas, loin s'en faut, à la critique. Car David Simon, qui fut journaliste d'investigation spécialisé dans les affaires criminelles pendant douze ans, et Ed Burns, qui passa vingt années dans les rangs de la brigade criminelle et aux stups au sein de la police de Baltimore, ne se contentent pas de mettre au jour les failles et faiblesses de l'institution. Ils font aussi preuve d'une grande empathie pour leurs personnages.

Le contexte bureaucratique et politique, si défavorable à l'efficacité de ses acteurs, offre paradoxalement un cadre propre à célébrer les valeurs professionnelles et humaines de ses agents de terrain. La police, dans The Wire, c'est aussi un monde de convivialité, avec ses bons mots, ses canulars, ses moqueries bon enfant, comme par exemple ce rituel qui consiste à découper la cravate d'un inspecteur endormi après une trop longue garde, pour l'afficher à un tableau des trophées. La brigade criminelle de Baltimore forme une famille qui semble ignorer les distinctions de genre, d'orientation sexuelle, et d'origine.

Lors d'une soirée funéraire organisée dans un pub irlandais en hommage à un collègue disparu, on peut ainsi voir Lester Freamon et «Bunk» Moreland, deux inspecteurs noirs, brailler «Body of an American» des Pogues, bras dessus bras dessous avec leurs collègues d'ascendance européenne. La plupart des agents de terrain ont aussi en commun un sens de la formule et une propension à l'autodérision qui les rendent particulièrement attachants. Enfin, leur empathie vis-à-vis des habitants s'affirme au fil de leurs interactions avec les jeunes des quartiers, et ils apparaissent souvent soucieux d'autrui, désireux d'être du côté de ce qu'ils appellent entre eux «good police».

Sur le fil du rasoir

À travers ses officiers de terrain, The Wire présente ainsi également des portraits fascinants de passionnés de justice et de vérité qui, malgré l'adversité, déploient des trésors d'ingéniosité pour tenter de résoudre les enquêtes qui comptent, afin de lutter contre les maux profonds de la ville, quitte à mettre leur carrière en jeu.

Ainsi le commandant «Bunny» Colvin (Robert Ray Wisdom), qui invente «Hamsterdam», un marché libre de la drogue en plein cœur de la ville, dans le but de débarrasser les quartiers des nuisances et des dangers de la guerre des gangs. Ou encore McNulty qui, dans la cinquième et dernière saison, feint de donner du crédit à une enquête journalistique sur un tueur en série, qu'il sait être inventée de toutes pièces par un journaliste en mal de notoriété, afin d'obtenir plus de moyens pour mener à son terme l'enquête sur le chef de gang Avon Barksdale (Wood Harris).

Il y a vingt ans, The Wire nous ouvrait les yeux sur les mécanismes complexes à l'origine de l'implacable injustice sociale à l'œuvre dans une ville américaine post-industrielle avec, au cœur du propos, l'incurie des services de police. La gravité des événements racontés dans We Own This City montre que ce regard critique conserve malheureusement toute son actualité. L'acuité de ses auteurs, David Simon et George Pelecanos, laisse espérer une œuvre dense et percutante.

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