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Le point de croix, dommage collatéral inattendu mais bien réel de la guerre en Ukraine

En entraînant la suppression de toutes les boutiques russes d'Etsy, la guerre en Ukraine a indirectement créé un choc dans le monde de la broderie.

Une bien belle broderie. | Alina Vilchenko <a href="https://www.pexels.com/fr-fr/photo/art-fleurs-centrale-feuilles-11416282/">via Pexel</a>
Une bien belle broderie. | Alina Vilchenko via Pexel

Temps de lecture: 6 minutes

À Moscou (Russie)

Depuis le début de «l'opération spéciale» menée par la Russie en Ukraine, les marques occidentales ont rapidement fui le pays, compliquant la vie des Russes qui souhaitaient s'acheter une voiture, des meubles, des téléphones ou des vêtements. Mais le changement a aussi eu des répercussions conséquentes sur certains secteurs plus inattendus.

Au début du mois de mars, après l'annonce par PayPal de la fermeture de tous ses services en Russie, Etsy a suspendu de sa plateforme les boutiques russes «en raison de l'expansion des restrictions commerciales, y compris l'arrêt des opérations de plusieurs processeurs de paiement et de cartes de crédit en Biélorussie et en Russie».

C'est ainsi que de nombreux fans occidentaux du point de croix (un loisir qui consiste à broder des points en forme de «X» pour réaliser divers motifs) ont découvert que beaucoup de leurs créateurs de modèles favoris étaient russes.

«Ils ont fait une purge des fabricants de canevas ou quoi?»

Les accros du canevas peuvent payer de trois dollars US pour des petits motifs simples à des sommes beaucoup plus importantes pour de grands modèles complexes, tous téléchargeables par internet immédiatement après l'achat. Ils peuvent aussi dépenser des sommes assez importantes pour des modèles personnalisés.

 

Mais lorsqu'Etsy s'est coupé de la Russie, des boutiques avec des milliers d'avis à cinq étoiles et énormément de ventes ont disparu d'un seul coup. «Ils ont fait une purge des fabricants de canevas ou quoi?» s'est demandé quelqu'un sur Reddit. D'une certaine manière, c'est un peu ce qui s'est passé –et c'est un exemple fascinant de la manière dont une chaîne d'approvisionnement, même numérique, peut être concentrée dans une seule zone géographique.

Lorsque les fans de point de croix ont compris que cela était dû au fait qu'Etsy avait suspendu les boutiques russes (Etsy n'a pas indiqué combien de boutiques exactement avaient été fermées), beaucoup ont commencé à se demander pourquoi tant de boutiques de broderie étaient russes. Une tradition de l'artisanat textile en Russie? Ou était-ce, comme l'a dit une autre théorie, parce que les vendeurs russes d'Etsy volent les modèles virtuels?

Nous avons parlé avec certains de ces vendeurs afin de découvrir pourquoi la Russie est si riche en fournisseurs de modèles de canevas –et ce que ça fait de voir sa boutique bannie.

Pour Maria Demina, propriétaire de la boutique LittleRoomInTheAttic, très appréciée sur Etsy, «le plus triste, c'est qu'ils ont caché tous les produits et que plus personne ne peut voir les modèles sur lesquels j'ai travaillé ces sept dernières années». Demina lie la popularité de ce loisir et la variété des modèles proposés en Russie non pas au piratage, mais aux traditions nationales, qui se sont transmises de génération en génération. «J'ai encore chez moi deux chemisiers qu'avait brodés mon arrière-grand-mère», explique-t-elle.

Un véritable boom en Russie

Pourtant, si les Russes brodent depuis des siècles, ce n'est pas en Russie qu'ont été créés les premiers modèles. D'après Irina Tchourina, historienne et maîtresse de conférence à l'Institut technologique de Saint-Pétersbourg, la tradition fut importée en Russie depuis l'Europe de l'Ouest à la fin du XVIIe siècle. Il s'agissait, selon elle, au départ, d'un passe-temps réservé aux aristocrates, car les modèles et les fournitures coûtaient très cher. Toutefois, les classes sociales moins privilégiées apprirent rapidement à reproduire les modèles et à teinter les fils, ce qui rendit la pratique beaucoup plus abordable.

«Les impératrices et les femmes nobles de leur entourage en faisaient, mais on sait que le point de croix était aussi pratiqué par les religieuses et les habitantes des villes», indique Irina Tchourina, ajoutant que, vers la fin du XIXe siècle, la broderie avait même conquis les femmes de la campagne.

À l'époque soviétique, les Russes continuèrent à faire de la broderie en dépit de l'extrême pénurie de fournitures. «Les brodeuses teignaient leurs fils avec du thé, de l'iode ou des jus de plantes. Les numéros du magazine occidental Burda, dans lesquels on pouvait trouver des modèles anciens, valaient leur pesant d'or», explique Ioulia Pouchkina, chercheuse et collectionneuse de broderies ornementales des XVIIIe et XIXe siècles.

Dans les années 1990, après l'effondrement de l'Union soviétique, le point de croix connut un véritable boom en Russie, notamment, d'après Irina Tchourina, en raison de l'intérêt pour la vie de la noblesse russe d'antan: «La femme en train de broder un cadre est une image très classique dans la littérature russe.»

Hashtag «Il n'y a pas que les mamies qui brodent»

Aujourd'hui, on recense environ 3.000 groupes de broderie au point de croix sur VK, le réseau social le plus utilisé en Russie. Le plus important d'entre eux compte presque 200.000 membres. Créatrices, influenceuses broderie et brodeuses au canevas, jeunes pour la plupart, se sont récemment mises à combattre le stéréotype selon lequel les travaux d'aiguille seraient un passe-temps prisé des personnes âgées. Elles ont lancé une campagne Instagram avec le hashtag #вышиваютнетолькобабушки («il n'y a pas que les mamies qui brodent»), qui a depuis généré 1 million de posts environ.

Si l'on en croit les experts, il existe des centaines de créateurs russes indépendants qui vendent leurs modèles exclusifs en ligne. L'une des raisons de cet engouement est que des tutos sont mis à la disposition des personnes qui veulent créer des motifs. Ksenia Adonieva explique que sa collègue Natalia Orekhova et elle-même ont formé plus de 800 créateurs depuis 2010. Autre instructrice, Lioubov Vodenikova, qui gère sa propre école de dessin au point de croix, a déclaré avoir eu des étrangers parmi ses étudiants russes: «Certains d'entre eux connaissent le russe de base, d'autres utilisent le dictionnaire. Je ne connais aucun autre pays qui propose ce genre d'ateliers.»

Tout cela confirme l'idée que ce grand nombre de boutiques russes de broderies au point de croix sur Etsy s'explique par l'histoire du pays. Mais maintenant, le reste du monde a été coupé de ce riche écosystème de modèles, de kits et de formations consacrées à cette technique.

 

Olga Lankevitch, fondatrice de la boutique ParadiseStitch sur Etsy, a également affirmé qu'elle avait désormais le sentiment que le temps et l'argent qu'elle avait investis dans la création de sa boutique l'avaient été en vain.

Une autre créatrice, Aliona, qui tient la boutique Stitchingland, m'a raconté que son compte avait été bloqué alors même qu'elle avait quitté la Russie. «Notre boutique a été enregistrée en Russie en 2018, mais maintenant, nous vivons au Monténégro. De nombreuses vendeuses russes qui sont désormais installées en France ou dans d'autres pays européens se plaignent parce que leur compte a aussi été suspendu», confie-t-elle.

Copyright aléatoire

Mais qu'en est-il des accusations de copie et de vol? Comme les modèles sont souvent vendus sous forme de fichiers numériques (il suffit de payer quelques dollars pour pouvoir télécharger le patron), ils peuvent être faciles à pirater. Difficile, toutefois, de juger de l'ampleur du phénomène tant elle semble varier en fonction des personnes à qui l'on s'adresse.

D'après les auteurs des cours de point de croix, ces dix dernières années, les amateurs de broderie russes ont plus pris conscience de l'importance du respect des droits d'auteur et le piratage n'est donc plus un problème. «Nous payons les artistes pour leurs illustrations. La majorité des créateurs utilisent des logiciels sous licence. Il est désormais difficile de trouver des communautés dans lesquelles se vendent des copies sans le consentement du créateur. Ainsi, tout ce qui est mis en vente sur Etsy est le résultat d'un travail honnête», affirme Ksenia Adonieva. De même, Maria Demina assure qu'elle n'a jamais rencontré de problème de piratage.

Aliona, toutefois, n'est pas d'accord. Elle affirme en effet qu'elle ne vend ses patrons qu'en anglais et que ses clients sont essentiellement américains. «Je ne me sens pas assez protégée pour vendre mes projets en Russie, parce que la majorité des Russes qui font du point de croix partagent les patrons sur internet gratuitement, et il est impossible de leur interdire de le faire. Par contre, les Américains se soucient davantage de la propriété intellectuelle, se montrent prêts à payer et ont plus tendance à respecter la loi.» Elle ajoute qu'elle s'efforce de créer des modèles volontairement compliqués car difficiles à copier.

Moral en berne

On ignore quand Etsy et PayPal fonctionneront à nouveau en Russie (si jamais cela arrive). Les vendeuses qui ont été suspendues par le site de vente en ligne et vivent en dehors de la Russie devront peut-être envisager de travailler avec d'autres plateformes internationales comme Shopify.

Les vendeuses qui se trouvent en Russie n'ont, quant à elles, aucun moyen de vendre leurs modèles à l'étranger pour le moment. Mastercard, Visa et American Express ont bloqué les transactions avec l'étranger pour les banques russes. Western Union et MoneyGram ont annoncé qu'ils projettent aussi de mettre un terme à leurs services en Russie.

Vu le nombre de créateurs et l'excellence de leur savoir-faire, l'isolement grandissant de la Russie au niveau international n'entraînera sans doute pas une crise du point de croix dans le pays qui le renverra au temps de l'Union soviétique.

Mais, comme beaucoup de créatrices de patrons l'admettent, le manque d'échanges culturels et l'impossibilité d'avoir un retour de clients de l'étranger ont déjà mis à mal leur motivation. «Je me sens mal d'avoir perdu le contact avec les gens des autres pays, parce que ce lien m'a encouragé à continuer de travailler. Tout tourne autour des étoiles qu'on reçoit, des commentaires et des messages envoyés par les utilisateurs. Tout ça a disparu», explique Aliona.

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