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«Cancel culture»: la nouvelle obsession très française de Poutine

Pour justifier son invasion de l'Ukraine, le président russe a trouvé un nouveau registre: dénoncer une décadence menaçante de l'Occident, causée par la «cancel culture». Cette rhétorique trouve des échos en France, à l'extrême droite et jusqu'au gouvernement.

Le président russe Vladimir Poutine visite le chantier du Centre spatial national à Moscou, le 27 février 2022. | Sergei Guneyev / Sputnik / AFP
Le président russe Vladimir Poutine visite le chantier du Centre spatial national à Moscou, le 27 février 2022. | Sergei Guneyev / Sputnik / AFP

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L'invasion de l'Ukraine par la Russie a délivré son lot de surprises, mais personne n'avait prévu l'irruption d'Harry Potter. Le 25 mars, Vladimir Poutine, flanqué de deux drapeaux russes, a accusé l'Occident d'avoir «canceled» [censuré, annulé] J.K. Rowling «parce qu'elle dérangeait les partisans des soi-disant libertés de genre».

L'autrice de la saga Harry Potter, très populaire en Russie, avait été vivement critiquée en 2020 pour des propos jugés transphobes. Elle a immédiatement réagi sur Twitter, estimant que Poutine n'était pas le mieux placé pour parler de cancel culture.

 

Dans le même discours, le président russe accuse Hollywood d'avoir «canceled» la «contribution de l'Armée rouge» dans la guerre contre le Troisième Reich. «Et maintenant l'Occident tente de cancel la Russie, un pays entier vieux de plusieurs milliers d'années, notre peuple», a-t-il ajouté en faisant un parallèle avec les autodafés des années 1930 en Allemagne. À l'inverse, «l'identité russe» aurait été préservée par sa «culture domestique» et sa capacité à sauvegarder ses «valeurs spirituelles et morales, et [sa] mémoire historique». Un discours tenu en présence de Valery Gergiev, viré de l'orchestre philharmonique de Munich début mars, pour son refus de se désolidariser de l'invasion de l'Ukraine.

Pour Kevin Limonier, maître de conférences en géographie et en études slaves à l'Institut français de géopolitique, «c'est en phase avec un discours qui accuse depuis très longtemps l'Occident de tous les maux. Cela permet à Poutine de présenter la Russie comme la dernière grande puissance conservatrice garante des valeurs morales qui auraient été abandonnées par un Occident en déclin.»

Aller et retour

L'exploitation du thème de la cancel culture par le Kremlin est néanmoins récente. En avril 2021, le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov avait en premier dénoncé la montée d'un supposé «racisme anti-blanc» aux États-Unis et les conséquences dramatiques, selon lui, du «politiquement correct».

Et en décembre, alors qu'il amassait ses troupes à la frontière ukrainienne, Poutine désignait la cancel culture comme l'un des «principaux problèmes de l'Occident» et qualifiait la lutte pour les droits des trans de «nouvelle souche d'une pandémie» à laquelle il faudrait trouver «des antidotes». «On dirait un phénomène de retour de voix. La Russie s'appuie d'habitude sur des relais à l'international. Là, on a l'impression que c'est le discours de ces relais qui revient en Russie, et non plus un discours qui part de Russie vers l'extérieur», analyse Kevin Limonier.

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«Toute une partie des soutiens de Poutine se trouve dans la droite réactionnaire qui utilise le même genre d'argumentaire. Poutine a exactement le même type de cible», remarque Frédérique Matonti, politiste et professeure à l'université Paris-I Panthéon-Sorbonne et autrice de Comment sommes-nous devenus réacs?.

Une rhétorique que l'on retrouve en France à l'extrême droite, mais aussi au gouvernement. En juin 2020, Emmanuel Macron avait par exemple accusé le monde universitaire d'avoir «encouragé l'ethnicisation de la question sociale en pensant que c'était un bon filon». Vladimir Poutine ne disait pas autre chose, en octobre, quand il étrillait le dévoiement selon lui de la lutte antiraciste en «racisme inversé». En juillet, le ministre de l'Éducation nationale Jean-Michel Blanquer disait au sujet de la cancel culture qu'elle était «une profonde vague déstabilisatrice pour la civilisation».

 

«Les termes “woke” [éveillé, conscient] et “cancel culture” viennent des ultraconservateurs américains et ont été importés en France pour dénoncer les valeurs progressistes et antiracistes et retourner les arguments des progressistes et des antiracistes contre eux», explique Frédérique Matonti. En France, ce discours est aussi poussé par le mouvement du Printemps républicain, qui se revendique d'une «laïcité de combat», et dont le ministre de l'Éducation nationale est proche. Le mouvement a d'ailleurs récemment annoncé son soutien officiel à la candidature du président sortant Emmanuel Macron.

En février, Benjamin Sire, membre du Conseil d'administration du mouvement, dénonçait «la cancel culture américaine passée à la moulinette d'une certaine nostalgie stalinienne, et une absurde relecture de l'histoire à l'aune des valeurs contemporaines». Or, Poutine définit de son côté la cancel culture comme «l'ostracisme, le boycott voire la disparition totale de ceux qui ne rentrent pas dans les schémas modernes, quand bien même ces schémas sont absurdes», en désignant systématiquement, lui aussi, les États-Unis comme la source de ce mal.

«L'Amérique qui est toujours visée ici, c'est bien l'Amérique progressiste: le féminisme, les mouvements civiques, Black Lives Matter, etc. Ce n'est pas l'Amérique de Trump, d'ailleurs Poutine n'en dit jamais de mal», observe Frédérique Matonti. Et cette Amérique-là, d'ailleurs, le lui rend bien: l'ancien conseiller de Trump, Steve Bannon appelle par exemple à soutenir Poutine car il serait «anti-woke» et contre les LGBT+.

Une stratégie malgré tout paradoxale pour le Kremlin, souligne Kevin Limonier: «L'idée de cancel culture est une brique importée dans un édifice idéologique qui justement, en temps normal, se targue de sa pureté russe et qui considère comme mauvais tout ce qui vient d'outre-Atlantique. Or c'est totalement le cas de ce concept de cancel culture.»

Le «woke», c'est Poutine!

Côté français, toute une mouvance idéologique voit soudain son discours être utilisé par le président russe dans une optique ouvertement réactionnaire. L'hebdomadaire Franc-Tireur –financé par le milliardaire tchèque Daniel Kretinsky, qui compte plusieurs membres du Printemps républicain dans sa rédaction et qui entend combattre tout ce qui s'opposerait à «l'universalisme républicain»– le reconnaissait à demi-mot en janvier dernier, dans un article intitulé «Cancel culture: la double peine».

L'autrice y notait que le «sujet de la “cancel culture” et du wokisme” fait depuis environ un an l'objet d'une intense récupération par plusieurs régimes illibéraux, qui se sont saisis de cette occasion en or pour étriller le frère ennemi (les États-Unis) et, plus largement, cibler tous les régimes démocratiques». Mais elle y voyait surtout une «raison de plus pour combattre la cancel culture, qui démontre encore une fois, sous un nouvel angle, la menace qu'elle représente pour nos sociétés démocratiques».

Même chose pour Rachel Khan, également membre de la rédaction de Franc-Tireur et autrice de Racée, un essai sur la «pensée victimaire» des «nouveaux antiracistes» qui avait tapé dans l'œil de Marine Le Pen. En mars, elle était l'invitée de la chaîne franco-israélienne i24NEWS. Dans un débat intitulé «Wokisme et dictature, frères jumeaux?», Rachel Khan était alors appelée à commenter un discours de Poutine.

 

«Le combat pour l'égalité et contre la discrimination s'est métamorphosé en dogmatisme agressif», pérore le président russe. Soit peu ou prou justement la thèse du livre de Rachel Khan, pour qui «la lutte dite “antiraciste” des identitaires racialistes est un danger profond». Pourtant, l'autrice rétorque simplement que le président russe aurait en fait «des origines wokistanaises» puisqu'il se sentirait «offensé par l'Occident».

«Cette sortie est totalement absurde, mais elle montre que le terme “woke” ne sert qu'à dévaluer un adversaire», tranche Frédérique Matonti. Poutine, lui, l'a bien compris.

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