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Évacuer sa colère ne sert à rien

C'est même une mauvaise habitude qui reviendrait à «utiliser de l'essence pour éteindre un incendie».

Une fois parvenu à décortiquer vos émotions, passez à l'étape suivante et résolvez le problème. | Issy Bailey <a href="https://unsplash.com/photos/tEIHSmfwznM">via Unsplash</a>
Une fois parvenu à décortiquer vos émotions, passez à l'étape suivante et résolvez le problème. | Issy Bailey via Unsplash

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Dernièrement, les médias ont plusieurs fois fait état de personnes qui se laissaient aller à exprimer leur colère, qu'il s'agisse de champions sportifs lors des Jeux olympiques ou de mères de famille qui se rencontraient dans un parc pour hurler ensemble. Déjà l'année dernière, il y avait eu les exemples de Ben Affleck, de Meghan Markle ou de parents américains vociférant lors de conseils d'école.

Cela n'a rien d'étonnant. Nous sommes nombreux à croire depuis longtemps que laisser sa colère s'exprimer a tendance à améliorer les choses, qu'il s'agisse de se plaindre à ses collègues d'un supérieur ou d'exprimer sa frustration à son conjoint et à ses enfants. Pourtant, bien que l'on ait souvent l'impression qu'exprimer sa colère permet de dissiper les émotions négatives, les études d'universitaires et les travaux cliniques menés auprès de patients montrent que ce n'est pas le cas. Pour tout dire, cela ne fait même souvent qu'empirer la situation.

L'idée d'évacuer sa colère remonte au moins à Aristote, mais c'est Freud qui a vraiment popularisé la notion de catharsis. La majeure partie de ce que nous pensons sur le besoin de «laisser sortir» vient de ses affirmations sur le danger des sentiments non exprimés. Selon sa théorie du «modèle hydraulique», la frustration et la colère s'accumulent chez les personnes et, à moins d'être régulièrement libérées par petites vagues, cela finit par exploser.

Les résultats montrent que ceux qui se laissent aller à évacuer leur colère ne présentent pas des niveaux d'agressivité plus faibles par la suite.

À partir des années 1960, cette théorie a été démentie par tant d'expériences en laboratoire que la chercheuse Carol Tavris a fini par conclure en 1988: «Il est temps de tirer une balle en plein cœur de l'hypothèse de la catharsis, afin de l'achever une bonne fois pour toutes.»

Les expériences classiques se concentrent sur la colère qui s'exprime contre une personne qui a causé un problème. En premier lieu, les chercheurs trouvent un moyen de mettre les étudiants en colère. Par la suite, on leur donne l'opportunité de laisser aller cette colère, soit physiquement, soit verbalement, puis les chercheurs observent si cette libération de la colère réduit effectivement l'agressivité des sujets.

Les résultats montrent invariablement que ceux qui se laissent aller à évacuer leur colère ne présentent pas des niveaux d'agressivité plus faibles par la suite. Au contraire, leurs résultats en termes de colère et d'agressivité sont même légèrement plus élevés que ceux des autres.

Par exemple, pour une étude conduite en 2002 sur 600 étudiants, les chercheurs commencèrent par critiquer sévèrement les dissertations écrites par les participants, puis ils demandèrent à certains d'entre eux de cogner dans un sac de boxe. Après cela, ils offrirent à tous les participants la possibilité d'infliger un bruit puissant dans les oreilles de la personne qui avait dit du mal de leur dissertation.

Les personnes du groupe ayant frappé dans le sac se déclarèrent plus en colère et se montrèrent plus susceptibles d'infliger le bruit que celles qui n'avaient rien fait. L'ampleur de l'effet était faible, mais significative d'un point de vue statistique: si l'hypothèse de la catharsis avait été fondée, l'effet aurait été inverse et beaucoup plus important.

Pompiers pyromanes

Ce même résultat a été obtenu à de nombreuses reprises, quelle que soit la manière de se défouler, en allant du plantage de clous avec un marteau à la possibilité d'administrer de véritables chocs électriques. Comme l'a exprimé l'un des chercheurs, «se laisser aller à évacuer sa colère revient à tenter d'éteindre un incendie avec de l'essence».

Bien que de nombreuses études se soient intéressées à la colère, d'autres ont étendu leurs résultats à d'autres types d'extériorisation. Pour l'une d'elles, par exemple, on a demandé à 178 étudiants de répondre à des questionnaires sur l'anxiété deux et quatre mois après les attentats du 11 septembre 2001. Les résultats ont montré que ceux qui avaient déchargé leur anxiété se sentaient anxieux deux mois après les attentats et que cette anxiété était à peu près 50% plus intense après quatre mois.

Toutefois, étant donné que les étudiants devant «vider» leur anxiété n'avaient pas été sélectionnés au hasard, il est possible que ce furent ceux qui étaient les plus anxieux qui avaient choisi de le faire (et donc que le fait d'avoir «évacué» l'anxiété soit corrélé à l'augmentation de l'anxiété sans en être la cause).

Cependant, une autre étude laisse penser que c'est l'explication la moins probable. Il en va de même pour les «coups de gueule» sur internet. Une étude de 2012 a ainsi montré que la plupart des personnes qui écrivent ou lisent des «coups de gueule» sur internet ressentent un changement d'humeur négatif par la suite.

Extérioriser ses sentiments peut revenir à gratter une piqûre de moustique. Au début, on a l'impression que ça fait du bien.

Les neurosciences (en particulier les études portant sur la neuroplasticité) expliquent pourquoi laisser aller sa colère renforce les émotions négatives. Imaginez que les circuits de votre cerveau sont comme des sentiers de randonnée. Ceux qui sont les plus utilisés deviennent au fil du temps plus larges et plus plats, plus facilement praticables, car la végétation est écrasée sous les pas, repoussée sur les côtés. Au contraire, les chemins neuronaux qui sont peu ou pas fréquentés deviennent de plus en plus impraticables.

Une expression américaine dit que «les pensées que l'on arrose sont celles qui poussent». C'est également valable pour les émotions, comme le ressentiment, et la façon dont nous les entretenons, comme en évacuant sa colère. Plus on laisse aller sa colère, plus l'on devient susceptible de la laisser aller à l'avenir.

 

Certains attribuent cette boucle de réaction à l'autojustification. Le fait de s'en prendre à quelqu'un parce que, par exemple, il a laissé l'évier plein de vaisselle sale, entraîne le besoin de se justifier de s'être énervé. Et l'une des manières de se justifier est de rationaliser la chose en se disant que la personne méritait que l'on s'en prenne à elle, ce qui, naturellement, nous replonge dans un état d'énervement.

Illusion de bien-être

Mais pourquoi le faisons-nous encore? Tout d'abord, extérioriser ses sentiments peut revenir à gratter une piqûre de moustique. Au début, on a l'impression que ça fait du bien. Des études ont montré une baisse de la pression artérielle diastolique de 1 à 10 points après un épisode de «défoulement». Cependant, elles n'ont pas montré de baisse concomitante de l'hostilité. On a l'impression de se décharger de sa colère ou de sa frustration, mais en réalité ce n'est pas le cas. Même si nous ne ressentions pas cet apaisement temporaire, il faut garder en mémoire que les sentiments négatifs se dissipent naturellement avec le temps.

Les personnes qui ne font rien supposent que ce retour à la sérénité est dû au temps, tandis que les gens qui évacuent leurs émotions pensent que c'est cette extériorisation qui les a apaisées. Et nos choix peuvent s'auto-renforcer. Si l'on a l'impression que le défoulement nous a fait du bien, nous serons moins susceptibles de respecter, à l'avenir, les normes sociales qui nous poussent à nous retenir.

Autre élément qui renforce l'«hypothèse de la catharsis»: les messages transmis par les médias. La sensibilisation à l'importance des émotions ne cesse de croître, et de plus en plus de personnes appréhendent des concepts tels que le traumatisme ou la masculinité toxique. Nous avons bien reçu le message selon lequel il est important de savoir identifier ses émotions et fixer des limites autant sur notre lieu de travail que dans nos relations personnelles. Mais se plaindre auprès de ses collègues parce que votre responsable a changé de marque des gâteaux n'est pas la même chose que de lancer des accusations, et râler occasionnellement est différent de se montrer constamment négatif.

En termes plus généraux, accepter nos émotions ne signifie pas les exprimer, et toutes les formes d'expression ne se valent pas. Se rendre compte que l'on est en colère (ce qui est toujours acceptable) est totalement différent que de dire à quelqu'un que l'on est en colère (ce qui est parfois acceptable) et c'est encore d'un autre niveau que de hurler sur un proche parce qu'il vous a mis en colère (ce qui n'est pas acceptable).

Pourtant, la psychologie telle qu'elle est présentée dans les grands médias ne fait pas toujours aussi clairement ces distinctions. Dans les émissions télévisées et les films, les personnes en colère déplacent leur agressivité sur des objets inanimés, en balançant des animaux en peluche, en boxant dans des oreillers ou même en cassant des verres. Nous intériorisons cette façon de faire et nous conseillons aux autres, et même à nos enfants, de se défouler de cette manière.

Et tu tapes, tapes, tapes

En 1999, un groupe de chercheurs s'est intéressé à cette théorie de messages transmis par les médias. Ils ont demandé à des personnes participant à l'étude de lire un faux article de journal comportant un message défendant la catharsis. Bien évidemment, ces personnes se sont ensuite montrées plus enclines à exprimer l'envie de taper dans un punching-ball. Si certaines ont été autorisées à taper dans le punching-ball, d'autres ont été contraintes d'attendre pendant que les chercheurs faisaient semblant de régler un problème informatique.

Les personnes ayant tapé dans le sac de frappe se sont montrées plus (et pas moins) agressives par la suite. Les chercheurs en ont conclu qu'il serait «possible que les messages publiés dans les médias soutenant la thèse de la catharsis aient constitué une sorte de permission que les gens utilisaient pour justifier leur manque de maîtrise de soi».

Nous désirons tellement nous rapprocher des autres que nous sommes prêts à accepter ce rapprochement sous une forme négative si nous ne parvenons pas à l'obtenir sous forme positive.

Et c'est probablement le moteur le plus important de l'extériorisation des émotions. Faire preuve de retenue est difficile. Protéger les personnes qui nous entourent du poids de sa frustration –qui est presque toujours motivée par la peur, les insécurités et l'anxiété sous-jacentes– demande de faire des efforts. Il est facile de se laisser aller à l'envie de se complaire dans son malheur, d'y entraîner les autres et même de les blesser.

Nous pouvons également nous sentir plus proches des autres lorsque nous mettons nos émotions brutes à nu, et s'il existe une vérité immuable sur la psychologie humaine, c'est que nous désirons tellement nous rapprocher des autres que nous sommes prêts à accepter ce rapprochement sous une forme négative si nous ne parvenons pas à l'obtenir sous forme positive.

Mais s'épancher sur les autres ne permet pas de renforcer l'intimité; cela peut même nous isoler encore plus, que ce soit parce que l'on se forge une mauvaise réputation auprès de nos collègues à force d'être tout le temps négatif, parce que l'on sape le sentiment de confiance et de sécurité de notre partenaire, soit parce que l'on se rend compte que les personnes de notre cercle social nous associent au stress.

État de menace

Décharger nos émotions nous est également dommageable à d'autres égards. Lorsque nos pensées se polarisent sur la façon dont nous avons été blessés ou frustrés, nous nous sentons moins forts et moins en contrôle de nos émotions. Fred Luskin, chercheur spécialisé dans le pardon à l'université de Stanford, surnomme cela un «récit de doléances». Dans une étude réalisée en 2006, Luskin et ses collègues ont découvert que rejouer un récit de doléances, à la fois intérieurement et extérieurement, maintient notre corps dans un état de menace.

Aucune étude empirique ne soutient l'hypothèse selon laquelle la verbalisation d'une émotion permettrait de résoudre le problème.

Les personnes ayant participé à un programme d'entraînement au pardon ont dit s'être senties moins énervées et à cran (au 55e percentile pour la colère, comparé à des adultes standards) que celles du groupe de contrôle (72e percentile). Une autre étude, à laquelle ont participé soixante femmes, a montré que ruminer la mauvaise volonté peut augmenter de manière importante la tension artérielle. Gratter votre bouton de moustique maintenant ne fera qu'accentuer les démangeaisons un peu plus tard.

Cela ne veut pas dire que l'on doit taire ses émotions, ne jamais se plaindre auprès de nos proches ou nous livrer à ce que Whitney Goodman décrit dans son livre Toxic Positivity. En réalité, des études sur le «partage social» montrent que se défouler de la sorte peut être productif, mais seulement en fonction de la manière dont on le fait.

Si l'on en croit un article de 2019, «When Chatting About Negative Experiences Helps –and When It Hurts» («Quand parler de ses expériences négatives aide et quand ça empire les choses»), le fait de relater une expérience négative vous la fait revivre à la fois émotionnellement et physiologiquement, tout comme le montre l'étude sur le «récit des doléances». Cela conduit à une augmentation de la négativité.

Selon un article de 2009 écrit par Bernard Rimé, de l'Université catholique de Louvain, les amis qui réagissent en compatissant n'offrent qu'un réconfort momentané, mais ce genre de soutien n'aide pas à soulager l'énervement ou le traumatisme. C'est pourquoi nous finissons souvent par raccrocher après une discussion avec un ami pour en appeler un autre juste après.

Comme l'affirme l'auteur, aucune étude empirique ne soutient l'hypothèse selon laquelle la verbalisation d'une émotion permettrait de résoudre le problème. Nous «assimilons le soulagement émotionnel à la guérison émotionnelle», mais ce n'est pas la même chose, explique-t-il, ce qui donne beaucoup plus de sens à cette baisse de la pression artérielle temporaire.

Reconstruire plutôt que relater

Cela dit, dans l'article de 2019, il était expliqué que discuter avec des amis peut permettre de tourner la page lorsqu'ils aident à reconstruire un événement et pas simplement à le relater. Comment cette reconstruction est-elle possible? Il faut se demander pourquoi vous pensez que l'autre a agi de cette manière, s'interroger pour savoir s'il y a quelque chose à apprendre de cet événement et tout simplement élargir sa perspective pour voir «la situation dans son ensemble».

Malheureusement, cette façon de rechercher le sens des choses est loin d'être courante en dehors du cadre d'une thérapie, si l'on en croit Bernard Rimé, car les conversations de partage social offrent généralement à la personne qui s'exprime un sentiment accru de proximité et un «sentiment de soulagement, mais qui n'a aucun effet sur sa guérison émotionnelle».

La colère est comme de la fumée. Vous devez vous tourner vers ce qui alimente le feu.

Il existe de nombreuses autres choses à faire lorsque l'on se sent submergé par une émotion négative. Vous pouvez essayer la «respiration carrée» (quatre inspirations et quatre expirations), afin de mettre un terme à un énervement excessif. Si cet exercice ne fonctionne pas, voici une autre astuce qui nous a été donnée par un instituteur: croisez les bras sur votre poitrine (comme si vous en étiez aux étapes 5 et 6 de la Macarena), fermez les poings comme si vous teniez un bouquet d'une main et une bougie de l'autre, inspirez en respirant le parfum des fleurs et expirez pour éteindre la bougie.


Les psychologues appellent ce genre de techniques «distanciation psychologique», et les études montrent qu'elles constituent un moyen efficace de désamorcer les émotions qui nous perturbent, comme la colère. Lorsqu'un minimum de calme revient, essayez d'identifier l'origine de votre frustration en vous demandant pourquoi cet événement vous contrarie tant.

En fin de compte, la colère est comme de la fumée. Vous devez vous tourner vers ce qui alimente le feu. Une fois parvenu à décortiquer vos émotions, passez à l'étape suivante et résolvez le problème, en prévoyant un autre moment pour discuter des problèmes sous-jacents, ou en utilisant d'autres mécanismes de retour au calme.

Il faut juste que vous arrêtiez de considérer l'extériorisation des émotions comme l'un d'entre eux.

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