Culture

«Le Grand Mouvement», «Vedette»: une ville, une vache; la splendeur et la douceur

Aussi différents soient-ils, le film de Kiro Russo et celui de Claudine Bories et Patrice Chagnard explorent avec beaucoup d'inventions de mise en scène les interactions entre les humains et leurs environnements, et tout ce qui les peuple.

Un chien blanc dans la nuit, comme un rêve d'un autre monde possible, depuis le plus dur de la réalité. | Survivance
Un chien blanc dans la nuit, comme un rêve d'un autre monde possible, depuis le plus dur de la réalité. | Survivance

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«Le Grand Mouvement» de Kiro Russo

Cela n'arrive pas souvent, mais cela arrive. Rencontrer un film dont on ne sait rien, dont on n'attend rien, et qui bientôt passionne, enthousiasme, éblouit. Deuxième long-métrage du réalisateur bolivien Kiro Russo (après Viejo Cavaleja qu'on confesse n'avoir pas vu), ce Grand Mouvement a une héroïne, des personnages, et un trésor.

Son héroïne est la ville de La Paz, les à-pics vertigineux de son urbanisme de montagne, qui sont aussi ceux des gouffres de l'inégalité qui y règne, les violences acérées et les douceurs chaleureuses qui jaillissent aux coins de ses ruelles et de ses places.

 

Les personnages, ce sont ces trois amis, chassés de la mine où ils travaillaient, venus protester et chercher un emploi dans la capitale, et surtout Elder, malade de l'altitude, de la silicose, de la misère, et qui sait de quelle autre malédiction. C'est Max, le vieux sorcier mendiant qui connaît tout le monde, et c'est l'imposante et infatigable Mamita, prête à adopter les plus déshérités.

Le trésor, c'est… le cinéma. C'est la douceur des mouvements de caméra qui caressent les plaies de la ville. C'est le battement de cœur du montage qui joue sur les contrastes lumineux et les angles de prise de vue.

C'est la façon d'aller chercher au plus profond de l'obscurité d'un taudis ou d'un terrain vague une présence humaine, la possibilité d'une tendresse ou d'une colère. C'est l'emploi des sons de la ville comme éléments d'une composition musicale sophistiquée, et l'infinie ressource des gros plans sur des visages comme des paysages toujours à explorer.

Le trésor, c'est la liberté dans la manière d'associer documentaire social et comédie musicale, de filmer les marchandes d'oignons comme des stars d'Hollywood, de croire à la possibilité d'un horizon, à la puissance d'un cadrage qui soudain reconfigure la cité et le monde dont elle fait partie.

 

Sur le marché, les commères ironiques et secourables, parties prenantes d'un cosmos humain aux multiples dimensions. | Survivance

Il n'est pas assez de dire que Le Grand Mouvement est d'une somptueuse beauté. Il faut essayer de rendre compréhensible combien cette beauté est une arme et une offrande. L'arme d'une déclaration de guerre à l'injustice, l'offrande d'une déclaration d'amour à ceux qui la subissent.

Du haut en bas du délirant dénivelé qu'est la capitale la plus haute du monde, aux tréfonds d'une boîte de nuit minable et soudain magnifique, dans l'antre d'un dispensaire de quartier et sur les marchés où tout se vend pour trois fois rien qui sont encore trop, dans les abords boisés ou désertiques de la ville, Kiro Russo circule en poète halluciné, hypersensible aux minuscules détails et aux échelles cosmiques.

Au cœur de ce conte qui par moments se fait ballet et par moments pamphlet, circule un esprit de révolte et de compassion capable de montrer les dents. Il prendra, le temps d'un plan de pure magie visuelle, l'apparence d'un chien blanc surgi de la nuit.

Un souffle passe, qui peut-être sauvera Elder, et peut-être n'est que la mémoire d'anciens espoirs, un frémissement tellurique. Ou peut-être une promesse.

«Vedette» de Claudine Bories et Patrice Chagnard

Pas un chien sorcier mais une vache bien réelle. Pas une fiction mais un documentaire. Et pourtant, là aussi une relation entre les humains, les autres vivants et leur milieu, relation qu'on aurait tort de dire surnaturelle. Là aussi la possibilité de regarder autrement, de comprendre autrement.

Vedette est une vache, donc. Pas «une» vache, mais cette vache-là, un personnage à part entière, un être singulier et considéré comme tel, par celles et ceux parmi qui elle vit, par celui et celle qui la filment.

 

Elle est une reine, et même la reine des reines, selon l'étrange et bien vivace hiérarchie qui prévaut dans cette terre d'élevage où est tourné le film, les alpages du val d'Hérens en Suisse.

Claudine Bories et Patrice Chagnard, qu'on connaissait pour des réalisations en milieu urbain comme Les Règles du jeu ou Les Arrivants, inventent ici une nouvelle approche, à la fois attentive, émue et amusée, pour faire film de multiples rencontres, de natures très différentes.

Il s'agit en effet, dans un mouvement concentrique, de raconter le fonctionnement d'une région et de ses habitants, et de comprendre la relation si particulière aux bovins qui y a cours, de faire connaissance avec deux fermières qui élèvent entre autres la prestigieuse Vedette, puis de rencontrer celle-ci, confiée durant tout un été au couple de cinéastes venus de la région parisienne.

Avec infiniment d'attention, une bonne dose d'humour et d'autodérision, mais surtout une disponibilité à être entraînés hors des habitudes de langage, de comportement et de compréhension, Claudine Bories –bientôt présente à l'écran comme «interlocutrice» de Vedette– et Patrice Chagnard explorent ainsi pas à pas de multiples territoires.

 

Un début de dialogue laborieux entre Vedette et Claudine Bories. | New Story

Comme l'a si bien vu Emmanuel Gras à l'époque de Bovines (et beaucoup d'autres, dont Dariush Mehrjui avec le beau La Vache), ces animaux sont d'excellents êtres de cinéma, d'une présence à la fois émouvante, impressionnante, rassurante et mystérieuse. Imposantes avec leurs robe noire et leurs longues cornes, les vaches d'Hérens sont à cet égard des stars évidentes.

Mais il ne s'agit pas ici d'un documentaire sur des éleveurs, sur des vaches ou même sur l'une d'elle. Il s'agit de construire un récit qui, par un mouvement continu, rend perceptible comment une collectivité a construit à travers les siècles ses relations avec des êtres qui sont à la fois des ressources économiques et des compagnons de vie.

Il s'agit aussi, et dans le même mouvement, de conter comment deux personnes singulièrement sensibles et savantes sur ces enjeux y font face au quotidien; enfin et surtout, d'approcher ce que signifie construire une relation avec un vivant profondément différent de soi.

Il y faut de la diplomatie, de l'affection et de l'humour, une intelligence des êtres tels qu'ils fonctionnent selon leurs logiques propres et sont susceptibles d'entrer en interaction. Intelligence, affection, humour et diplomatie que déploient les humains qui filment, que déploie à sa manière fort différente celle qu'ils filment, et que déploient aussi les outils et procédés du filmage eux-mêmes. Cela fait une étrange et vibrante aventure aussi pour qui, spectateur, en sera témoin.

Vedette accomplit ainsi en douceur un considérable chemin. Et laisse affleurer au passage les plus actuelles, les plus urgentes des questions.

Les critiques cinéma de Jean-Michel Frodon sont à retrouver dans l'émission «Affinités culturelles» de Tewfik Hakem, le samedi de 6h à 7h sur France Culture.

Le Grand Mouvement

de Kiro Russo

avec Julio César Ticona, Max Bautista Uchasara, Francisca Arse de Aro

Séances

Durée: 1h25

Sortie: 30 mars 2022

Vedette

de Claudine Bories et Patrice Chagnard

Séances

Durée: 1h40

Sortie: 30 mars 2022

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