Culture

Faut-il en finir avec l'Oscar de la meilleure chanson?

Pour sa 94e édition, la cérémonie des Oscars va à nouveau mettre à l'honneur un morceau tiré d'un film. Un trophée historique, glamour mais un peu bancal, qui ressemble de plus en plus à un simple outil de promotion.

Céline Dion interprétant «My Heart Will Go On» lors de la cérémonie des Oscars en 1998 (à gauche) et Adele interprétant «Skyfall» en 2013. | Robyn Beck / Timpthy A. Clary / AFP
Céline Dion interprétant «My Heart Will Go On» lors de la cérémonie des Oscars en 1998 (à gauche) et Adele interprétant «Skyfall» en 2013. | Robyn Beck / Timpthy A. Clary / AFP

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Il est là depuis presque un siècle et reste un cas à part. Avant même qu'on récompense les seconds rôles ou le meilleur scénario original, il y avait déjà un Oscar de la meilleure chanson, décerné depuis la septième édition en 1935.

Alors à quoi sert cet Oscar? Certainement à justifier l'importance d'avoir une chanson comme vitrine de son film, un morceau qui arrive à retranscrire en musique le ton du récit, et convaincre le public d'aller le voir. Cette carte de visite sonore va aussi faire durer la notoriété du film, au point que de nombreux titres oscarisés sont devenus des classiques de la musique populaire.

«Somewhere Over the Rainbow», «Moon River», «Raindrops Keep Fallin’ on My Head», le thème de Shaft, «Fame», «Lose Yourself»..., sans compter les chansons de Disney. C'est au point qu'on oublie que des morceaux très connus sont en fait issus de films. Et ils sont nombreux, surtout dans les années 1980.

 

 
Si une chanson peut être un gage de longue visibilité pour le film, c'est d'autant plus intéressant pour les auteurs et interprètes: un coup de promo ponctuel mais retentissant. Cette catégorie est un appeau à stars de la chanson, qui en plus de participer à un projet cinématographique, ont potentiellement la chance de livrer une performance devant le gratin du cinéma, diffusée en direct à la télévision.

Et ça, c'est parfait pour la cérémonie des Oscars, où l'on essaye de divertir autant que possible le public pour lui faire digérer des heures d'attribution de prix: les envolées vocales d'Adele («Skyfall»), de Céline Dion («My Heart Will Go On») ou d'un jeune Michael Jackson («Ben») en 1973; les interprétations sobrement touchantes de Bruce Springsteen («Streets of Philadelphia») ou Elliott Smith («Miss Misery»); et des surprises qui réveillent la soirée comme Robin Williams qui reprend «Blame Canada» du film South Park, ou Three 6 Mafia et son «It’s Hard out Here for a Pimp».

 

Un prix très (trop) précis

C'est donc un pilier de la cérémonie, et pourtant on peut se demander ce qu'il fait là: récompenser un morceau en particulier n'est pas quelque chose de fréquent parmi les festivals de cinéma. C'est un prix qu'on trouve dans quelques cérémonies nord-américaines comme les Golden Globes ou les Satellite Awards, mais pas en Europe. On plébiscite plus souvent la meilleure bande originale (ou le ou la meilleure compositrice), par exemple aux BAFTA ou aux César.

C'est assez logique puisqu'elle fait partie prenante du récit, elle nous accompagne tout au long du film. La meilleure chanson? C'est un moment ponctuel qui peut arriver n'importe quand (même après la fin), faire partie intégrante ou non de la narration, être interprété par un personnage ou servir d'illustration extradiégétique. Le prix laisse beaucoup de libertés.

Et pourtant, il a des critères très précis: «Une chanson originale consiste en des mots et de la musique, tous deux sont originaux et écrits spécifiquement pour le film. Il doit y avoir une interprétation clairement audible, intelligible (pas forcément visuelle) des paroles et de la mélodie, utilisées dans le corps du film ou en tant que première musique entendue dans le générique de fin.» Ainsi, une chanson nommée aux Oscars doit avoir été enregistrée pour un film avant tout autre usage.

Dans le processus de sélection, les postulants doivent notamment fournir une partition du chant principal, ainsi qu'un clip vidéo de 3 minutes maximum, qui doit montrer dans quel contexte la chanson est utilisée dans le film. Le jury va regarder chacun des clips et déterminer ainsi les 15 morceaux présélectionnés, avant un deuxième vote pour arriver aux cinq candidats qui seront en course pour l'Oscar.

Si les critères sont aussi détaillés, c'est parce qu'au début n'importe quelle chanson dans un film pouvait gagner l'Oscar.

Seuls les compositeurs principaux qui ont élaboré le morceau en entier peuvent remporter le prix. Tous les éventuels contributeurs, producteurs, arrangeurs et surtout les interprètes, en sont exclus. Si Elton John, Lady Gaga ou Bruce Springsteen ont gagné la statuette, ce n'est pas pour leur voix, c'est pour leur plume. Quand «My Heart Will Go On» l'a emporté en 1997 pour Titanic, ce n'est pas Céline Dion qui a été conviée sur scène, mais bien les auteurs James Horner et Will Jennings. Autre détail important: l'Académie n'accepte pas les morceaux qui contiennent des samples d'autres chansons, ce qui a dû écarter un bon paquet de candidats issus du hip-hop.

Si les critères sont aussi détaillés, c'est parce qu'au début n'importe quelle chanson dans un film pouvait gagner l'Oscar. En 1942, «The Last Time I Saw Paris» est choisie alors que c'était déjà un tube aux États-Unis bien avant d'être utilisée dans la comédie musicale Lady Be Good. Son co-compositeur, Jerome Kern, trouve cette décision injuste et lance une pétition pour que les règles soient modifiées. Elles le seront dès l'année suivante.

Ces consignes ont abouti à quelques pirouettes pour garantir une place aux Oscars: les adaptations de comédies musicales contiennent très souvent une chanson originale écrite pour le film. Le comble, c'est que s'il ne peut y avoir de reprises ou échantillons de chansons existantes, on peut par contre avoir des remakes parmi les candidats. Le film musical A Star is Born a été adapté quatre fois et trois fois nommé pour l'Oscar de la meilleure chanson: si «The Man that Got Away» interprété par Judy Garland ne gagne pas en 1954, Barbra Streisand remportera la statuette pour «Evergreen» en 1976, puis Lady Gaga pour «Shallow» en 2018.

Cela signifie aussi que les biopics musicaux n'ont pratiquement aucune chance d'être nommés, puisqu'on va utiliser autant que possible des morceaux connus de l'artiste au centre de l'intrigue. Exception faite d'Elton John, qui a réussi à composer une chanson originale pour son propre biopic, «(I'm Gonna) Love Me Again», qui a gagné l'Oscar en 2019.

Les spécialistes du genre

Avec quatre statuettes, les grands vainqueurs de cette catégorie sont sans surprises les compositeurs et paroliers des comédies musicales des années 1940 à 1970, comme Sammy Cahn, Johnny Mercer ou Jimmy Van Heusen, et celui qui a enchaîné les victoires avec Disney de 1989 à 1995, Alan Menken. Cela tend à confirmer la domination des films où la musique a une place importante, voire fondamentale au récit.

Ces noms ne vous disent probablement pas grand-chose, et ce n'est pas tellement lié au fait que ces références d'autrefois ont été oubliées par le temps, mais bien au fait que, depuis le début, ce sont les interprètes qui portent la chanson. Des stars de films musicaux qui s'affirment et confirment, comme Bing Crosby dans les années 1940, Doris Day ou Frank Sinatra la décennie suivante, et plus tard Barbra Streisand ou Irene Cara. En parallèle, plusieurs chanteuses non actrices sont devenues des spécialistes de la compétition comme Maureen McGovern et Jennifer Warnes.

Depuis quarante ans, les artistes de musique pop sont de plus en plus présents (Stevie Wonder, Phil Collins, Bob Dylan, Annie Lennox...), et désormais presque toujours co-crédités, un moyen de mettre en avant leur interprétation et de jouer totalement sur le star system. Quand Adele ou John Legend viennent chercher leur prix, c'est forcément plus marquant pour les spectateurs que des compositeurs méconnus.

Et on peut remarquer que certaines recettes plaisent particulièrement à l'Académie. Un peu de la même façon qu'on entend souvent parler de «rôles à Oscars», pour des performances d'acting ambitieuses (avec si possible une transformation physique et un personnage à contre-emploi, voire historique), on trouve des modèles de «morceaux à récompenses»: les ballades sentimentales, pleines d'émotion et d'arrangements (pensez bien aux violons!), qui commencent en douceur et montent en intensité, avec si possible un final épique. Ça marche autant pour les dessins animés que pour les drames sociaux, les documentaires ou les James Bond.

Les limites de la formule

Le souci, c'est qu'avec le temps, la «meilleure chanson» semble toujours plus s'écarter de sa source. Dès qu'on sort du morceau intradiégétique façon comédie musicale ou dessin animé, beaucoup choisissent la facilité de la musique sur le générique de fin. Ce qui est certes une conclusion marquante, mais peut aussi n'avoir aucun lien esthétique avec le film. Le morceau peut avoir été créé en complète indépendance de l'œuvre, et même de sa bande-son.

Pour The Ringer, Noah Gintell analysait en 2021 que «le modèle sous-jacent est clair: l'Académie néglige constamment les morceaux qui s'intègrent de façon significative dans le récit du film, et choisit plutôt des titres portés par des superstars joués par-dessus le générique de fin. Seulement liées de façon thématique au film, ces chansons sont faites pour être interprétées aux Oscars, pas pour contribuer à l'art de la narration d'une quelconque façon.» Il proposait d'ailleurs de modifier la méthode de sélection, que le jury ne se contente plus seulement d'un clip de 3 minutes de la chanson, mais réécoute le morceau dans son contexte. Car actuellement c'est un peu «comme si tout l'Académie votait pour l'Oscar du meilleur film en se basant uniquement sur la bande-annonce de chaque nommé».

On peut être optimiste et se dire que les choses vont s'améliorer: les Oscars ont été très critiqués à juste titre pour leur incapacité à évoluer, et on voit depuis peu des changements majeurs autant dans le processus de sélection que dans les résultats. Ou considérer que l'Oscar de la meilleure chanson est secondaire, et intéresse autant le spectateur lambda que les Oscars techniques. On a déjà vu par le passé que certains morceaux nommés passaient à la trappe pendant la cérémonie, coincés dans des medleys, voire carrément absents, par manque de temps ou de notoriété de l'interprète.

Cependant, il y a un problème plus global: les Oscars ne sont plus un événement majeur, en tout cas en termes de show télévisuel. La cérémonie attire de moins en moins les spectateurs: les quelque 40 millions d'États-uniens qui se réunissaient chaque année devant l'événement il y a moins de dix ans, sont deux fois moins nombreux désormais. Les audiences ont même coulé à 10,5 millions en 2021. Le contexte est très particulier, que ce soit pour la diffusion des films où les conditions de la cérémonie, mais rien ne garantit que la soirée va retrouver tout son prestige.

L'Académie a déjà commencé à réduire le nombre de récompenses décernées en direct: huit prix ne seront pas diffusés en mars 2022 mais juste ajoutés au montage, dont celui de la meilleure bande originale. La meilleure chanson reste au programme principal, mais peut-être uniquement parce que Billie Eilish, Beyoncé et Lin-Manuel Miranda sont en compétition.

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