Culture

Ward McAllister, le personnage de «The Gilded Age», a vraiment existé. C'était un imposteur

Voici l'histoire d'un homme qui dépensa un jour tout l'argent qu'il venait d'hériter d'une parente, afin de s'acheter un costume luxueux pour faire croire aux plus riches qu'il était l'un d'eux.

WardMcAllister et son interprète dans la série, Nathan Lane. | <a href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Ward_McAllister.jpg">Wikimedia Commons</a> / Capture d'écran HBO <a href="https://www.youtube.com/watch?v=M3xUZd-2LEw">via YouTube</a> / Montage Slate.fr
WardMcAllister et son interprète dans la série, Nathan Lane. | Wikimedia Commons / Capture d'écran HBO via YouTube / Montage Slate.fr

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«Assurez-vous d'en faire une réussite, dit Aurora Fane (Kelli O'Hara) à Bertha Russell (Carrie Coon) dans le sixième épisode de The Gilded Age, la série à succès de HBO. Il ne vous laissera pas de seconde chance.» Ward McAllister, arbitre des élégances de la haute société new-yorkaise, s'est invité à déjeuner chez les Russell, un couple de nouveaux riches qui souhaitent se faire accepter. En entrant dans leur demeure, McAllister, interprété par un Nathan Lane à moustache, ne manque pas de faire une remarque à leur majordome (qui n'est, en fait, pas véritablement le leur): «Un majordome anglais! C'est un bon début!»

Mais qui donc était le véritable Samuel Ward McAllister (1827–1895), arbitre incontournable des élégances de la bonne société new-yorkaise durant cet «âge d'or» qui suivit la guerre de Sécession? Gourmet de petite taille, il hérita en son temps de plus d'un surnom. Si la mondaine Elizabeth Lehr l'avait baptisé «berger des 400», le riche héritier Stuyvesant Fish le qualifiait quant à lui de «démagogue».

 

Mais le surnom de McAllister que je préfère lui a été donné dans un poème écrit pour lui par ami, après un dîner qu'il avait orchestré au Delmonico, lorsqu'il était à l'apogée de son influence. McAllister le cita même dans ses mémoires, publiées en 1890, Society as I Have Found It. On imagine donc qu'il l'appréciait:

There ne'er was seen so fair a sight
[Jamais on ne vit un spectacle aussi beau]

 As at Delmonico's last night;
[Que celui donné hier chez Delmonico]

 When feathers, flowers, gems, and lace
[Plumes, fleurs, pierres précieuses et dentelles]

 Adorned each lovely form and face;
[Ornaient les visages et les formes les plus belles]

 A garden of all thorns bereft,
[Aucune épine dans ce jardin]

 The outside world behind them left.
[Le monde extérieur semblait si loin.]

 They sat in order, as if “Burke”
[Assis en ordre, comme invités]

 Had sent a message by his clerk.
[Par “Burke” et son huissier.]

 And by whose magic wand is this
[Et à quel magicien]

 All conjured up? the height of bliss.
[Cette réussite, la doit-on?]

 'Tis he who now before you looms–
[Devant vous, il se tient:]

 The Autocrat of Drawing Rooms.
[C'est l'Autocrate des Salons.]

«L'Autocrate des Salons» est un personnage typiquement américain: un homme qui est parvenu à faire commerce de son influence et à faire valoir son bon goût (ou, peut-être, sa volonté de déclarer que son goût est le meilleur?) aussi loin que possible. Il n'était pas riche –du moins pas riche comme, par exemple, sa cliente Caroline Astor. L'historienne Cecilia Tichi a écrit à propos de McAllister que son père était «généreux mais sans le sou».

La fascination des riches

La famille était originaire de Savannah, où le petit Ward grandit durant les années d'avant la guerre de Sécession. Ils passaient leurs étés à Newport, port de plaisance dans l'État de Rhode Island, qui servait de refuge aux sudistes fuyant la chaleur avant que l'endroit ne devienne l'un des lieux de villégiature préférés des riches New-Yorkais, qui y firent construire leurs «cottages» de vacances (un autre exemple de la manière dont les fortunes du Nord et du Sud s'entrecroisèrent et s'entremêlèrent au XIXe siècle).

S'il était constamment en train de préparer et d'organiser des réceptions, il le faisait totalement seul.

C'est peut-être ce qui explique que McAllister fut fasciné très tôt par les très riches. Jeune homme, il s'installa chez une riche parente à New York, en espérant hériter de sa fortune. Malheureusement pour lui, à sa mort, elle ne lui légua que 1.000 dollars dans son testament, argent qu'il dépensa intégralement pour s'acheter un costume pour une seule soirée (c'était un bal très important, vous comprenez). Il se contenta de laisser les personnes présentes (qui pensaient qu'il allait hériter de tout) tirer leurs propres conclusions.

Professionnellement, McAllister était avocat. Il commença sa carrière à San Francisco à l'époque de la ruée vers l'or, période à laquelle il commença à étudier l'art de «donner des dîners». Vers 1852, il épousa Sarah Taintor Gibbons, une femme «renfermée», à en croire Cecilia Tichi, qui n'apparaît qu'une ou deux fois seulement dans ses mémoires.

Si Sarah ne partageait donc pas son goût pour les mondanités (comment une femme «renfermée» aurait-elle pu supporter tous les déjeuners, banquets, pique-niques et dîners de charité qu'il décrit dans Society as I Have Found It?), cela rend la quête de McAllister encore plus singulière, puisque l'on imagine donc que s'il était constamment en train de préparer et d'organiser des réceptions, il le faisait totalement seul.

Après leur mariage, Sarah et lui se rendirent en Europe, où il tomba véritablement sous le charme de la «haute société» qu'il y découvrit, sans parler de la cuisine et du vin. Il ne se révéla vraiment au monde qu'une fois de retour à New York, vers 1872–1873. Cecilia Tichi attribue son ascension à l'incertitude qui régnait alors à New York au sujet des critères à remplir pour pouvoir être considéré ou non comme appartenant à la «haute société» (incertitude qui est, bien entendu, à la base de l'intrigue de The Gilded Age).

Patriarches et hiérarchies

S'appuyant sur cette incertitude, McAllister chercha à établir des hiérarchies. Sa première tentative fut la création d'un club de vingt-cinq (puis, plus tard, cinquante) hommes baptisé «The Patriarchs» (les patriarches). Ce club était constitué de personnes portant des noms tels que Astor, Gracie, Schermerhorn ou, bien entendu, McAllister. Ils surveillaient mutuellement la manière dont chacun utilisait sa fortune.

«Par exemple, écrit Cecilia Tichi, si un patriarche se retrouvait temporairement à court d'argent et décidait de louer sa loge privée du très chic Golden Horseshoe au Metropolitan Opera, à une famille jugée inconvenable, il était invité à parler à un autre patriarche, par exemple au club, et on lui demandait de se raviser au plus vite.»

Les revues de la bonne société commencèrent à décrire les soirées en indiquant qui des «400 de McAllister» était présent ou non.

En invitant Caroline (Mrs. William) Schermerhorn Astor à conseiller ses «patriarches», McAllister jeta les bases d'une longue collaboration entre eux deux, puisque Caroline Astor (interprétée par Donna Murphy dans la série) s'octroya le rôle de mondaine la plus influente de New York.

Ensemble, ils fondèrent le concept des «Quatre Cents», un chiffre abordé pour la première fois en 1888, lorsque McAllister déclara, en aparté, à un journaliste: «La société new-yorkaise en vue ne compte que 400 personnes environ. Si l'on dépasse ce nombre, on se retrouve avec des gens qui sont soit mal à l'aise dans une salle de bal, soit qui rendent les autres mal à l'aise. Vous comprenez?» (en anglais «See the point?», une béquille vaguement britannique que McAllister utilisait apparemment très souvent, à tel point que les gens commencèrent à se moquer de son tic dans son dos –en particulier plus tard, après sa chute.)

L'historien Clifton Hood écrit que «le nombre 400 prit rapidement de l'importance, jusqu'à finalement atteindre un statut totémique», bien avant que McAllister ne donne suite à sa remarque en dressant une liste (ce qui lui prit quelques années). Les revues de la bonne société commencèrent à décrire les soirées en indiquant qui des «400 de McAllister» était présent ou non. Une famille utilisa 400 roses comme ornement symbolique de leur maison à l'occasion de l'entrée dans le monde de leur fille. D'autres villes imitèrent New York et dressèrent leur propre «liste de 400».

Ce fut l'utilisation judicieuse de la publicité par McAllister qui fit perdurer le concept. Parmi les personnes qui ne figuraient pas sur la liste se trouvaient de grands noms, tels que John D. Rockefeller ou J. Pierpont Morgan, et les journaux adoraient ce détail, rapportant des informations de source douteuse sur les personnes blessées par leur exclusion.

Illusion instable

Assez curieusement, durant toute la période où il orchestrait les relations sociales des riches New-Yorkais, McAllister vivait dans ce que Cecilia Tichi décrit comme «une maison plutôt modeste» dans la West 36th Street. Mais il avait trouvé des moyens de donner le change. Ses mémoires sont remplis de petits moments durant lesquels il disserte sur son goût supérieur, comme lorsqu'il décrit avoir dîné en compagnie du prince de Prusse et découvert qu'il n'était pas «un bon connaisseur en vin», car il «l'avalait» au lieu de le déguster par petites gorgées. (En revanche, le prince avait l'habitude beaucoup plus louable de faire des promenades de deux heures le long de l'itinéraire préféré de McAllister: «C'était avec plaisir que je m'inclinais respectueusement devant lui jour après jour.»)

Il se félicitait d'organiser les pique-niques les plus majestueux de Newport, un lieu bucolique où il pouvait compter sur son sens de l'organisation et de la gestion pour conduire, à bord d'un bateau, un groupe de personnes bien nées à un verger, où elles pouvaient se délecter des plaisirs de la nature.

Une fois, le président Chester A. Arthur participa à une de ses parties de campagne et passa un excellent moment. «Les divertissements grandioses et raffinés ne sont souvent pas aussi agréables que les badinages à la campagne», déclara McAllister. Une idée bien pratique pour un homme qui n'avait pas les moyens d'organiser un bal grandiose et raffiné dans sa propre demeure.

Society as I Have Found It fourmille par exemple d'idées racistes envers les «foncés» et les personnes de «couleur» de Savannah.

McAllister considérait que les élites, les personnes en vue, étaient comme lui. Dans un passage mémorable des ses mémoires, il défend l'existence des riches. «L'erreur commise par le monde en général est de penser que les personnes les plus en vue sont égoïstes, frivoles et indifférentes au bien-être de leurs semblables, ce qui est une méprise populaire, qui découle tout simplement d'un manque de connaissance du véritable état des choses», écrit-il.

Les gens très en vue, insistait-il, sont des créateurs d'emplois qui «réalisent des dépenses d'argent et permettent sa distribution». Ces personnes étaient des mécènes dans le domaine des arts et empêchaient les États-Unis «de s'installer dans un train-train monotone et de devenir une nation de personnes ne cherchant qu'à gagner et économiser de l'argent, sans rien faire pour égayer leur vie». Mais cette méritocratie du goût prétendument charitable se révélait, bien entendu, n'être qu'une sorte de fiction, recélant en réalité des incitations à toutes sortes d'exclusions.

Society as I Have Found It fourmille par exemple d'idées racistes envers les «foncés» et les personnes de «couleur» de Savannah, et le lecteur appréciera (ou pas) les nombreuses déclarations à propos des «cuisiniers de couleur» qui, bien que possédant des aptitudes naturelles, ne pouvaient pas rivaliser avec les chefs français, qui sont des «artistes».

Le déclin

L'influence de McAllister ne dura pas. La publication de ses mémoires, en 1890, mit en colère nombre de ses anciens amis. Comme pour beaucoup de personnes ayant gravi l'échelle sociale, il semblerait que la publication de son ouvrage constitua un véritable tournant, déclenchant d'innombrables rancunes que les gens avaient accumulées à l'encontre de McAllister durant toutes ces années.

Les mémoires étalaient trop le linge sale au grand jour et rendaient McAllister pathétique. Après leur publication, le magazine Town Topics, qui avait déjà rapporté des rumeurs sur les Quatre-Cents, se mit à surnommer McAllister «Mr. McHustler» (M. McArnaque). À sa mort, en 1895, écrit Cecilia Tichi, «McAllister et Mrs. Astor s'étaient quittés depuis longtemps. Aussi n'eut-elle pas besoin d'annuler son dîner pour assister à ses funérailles.»

The Gilded Age n'a peut-être pas les coudées assez franches pour dépeindre le véritable pathos de l'histoire de McHustler. Mais au moins, l'acteur qui interprète Ward McAllister l'a compris. Dans une interview pour Town and Country, Nathan Lane a déclaré à propos de ce misérable personnage: «Il n'a pas laissé une grande trace dans l'histoire, Dieu merci. Ne pourrait-on pas arrêter de se juger les uns les autres?!»

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