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Couper totalement la Russie d'internet serait une très mauvaise idée

Ce serait à la fois néfaste pour l'opposition russe et dangereux pour le réseau mondial.

Une femme tient une pancarte représentant Vladimir Poutine lors d'une manifestation anti-guerre, à Amsterdam, le 6 mars 2022. | Ramon Van Flymen / ANP / AFP
Une femme tient une pancarte représentant Vladimir Poutine lors d'une manifestation anti-guerre, à Amsterdam, le 6 mars 2022. | Ramon Van Flymen / ANP / AFP

Temps de lecture: 6 minutes

Nombre de plateformes et services internet populaires ont cherché à contrer les opérations de propagande menées par la Russie dans le cadre de son invasion illégale de l'Ukraine. Meta, Google, Twitter, TikTok et d'autres ont suspendu et démonétisé les comptes des médias d'État et des chaînes officielles russes, marquant officiellement leur entrée dans la guerre d'information à laquelle ils s'étaient toujours refusés à participer durant les mois et les années qui ont précédé la guerre en Ukraine.

Apple a rejoint le mouvement en retirant RT et Sputnik de son AppStore en dehors de Russie et a même fait un effort supplémentaire en mettant un terme à toutes ses ventes de produits et à ses services Apple Pay en Russie, décision qui affectera sans doute beaucoup plus les citoyens russes ordinaires que la classe dirigeante. Netflix a refusé de diffuser des chaînes russes, puis a suspendu son service en Russie. Warner Bros et Disney ont annulé leurs prochaines sorties en Russie. L'Ukraine, qui a encouragé tout cela, a aussi récemment demandé à Xbox et à Sony de bloquer les comptes russes et biélorusses, et aussi d'empêcher les gamers russes d'organiser ou de participer à des évènements e-sport.

Mais l'Ukraine voudrait aller encore plus loin en chassant purement et simplement la Russie d'internet.

«Un mal disproportionné»

Fin février, le ministère ukrainien de la Transformation numérique a envoyé une lettre à l'ICANN –l'organisme qui supervise le système des noms de domaine, qui constitue la colonne vertébrale du web– lui demandant de fermer les noms de domaine administrés par la Russie (comme RU, .SU et .рф) ainsi que les serveurs racines situés en Russie, de révoquer le contrôle de la Russie sur les serveurs racine de son système de noms de domaine de premier niveau et de révoquer les signatures numériques qui authentifient les noms de domaine.

Tout cela est un peu technique, mais pour résumer, cela voudrait dire que la partie d'internet qui est gérée par la Russie ne fonctionnerait plus. Pour la plupart des Russes, cela voudrait dire ne plus avoir accès à leurs mails et à leurs applications, ne plus pouvoir faire de recherche sur le web ou accéder à des sites locaux parce qu'ils utilisent un nom de domaine russe. Cela entraînerait aussi d'importants problèmes de sécurité pour quiconque essaierait d'aller sur l'un de ces sites.

La fermeture du .RU pourrait réduire au silence Novaïa Gazeta et nombre d'autres publications indépendantes.

Le système des noms de domaine, ou DNS, est un peu comme l'annuaire d'internet. C'est ce qui vous permet d'arriver au bon endroit en tapant une adresse web et non la chaîne de chiffres à laquelle elle correspond. La possibilité d'authentifier un site est un élément essentiel de la lutte contre la désinformation, car elle empêche la falsification et l'usurpation d'identité –par conséquent si vous essayiez d'accéder au site novayagazeta.ru, le site du journal indépendant Novaïa Gazeta, dont le rédacteur en chef, Dmitri Mouratov a reçu le prix Nobel de la Paix en 2021, vous risqueriez de rester bloqué ou d'être redirigé vers un faux site. La lettre des autorités ukrainiennes affirme que «ces mesures aideront les internautes à chercher des informations fiables dans des zones DNS alternatives, ce qui empêchera la propagande et la désinformation».

Mais cela aurait en fait l'effet inverse, puisque cela reviendrait à fermer quelque 5 millions de domaines (y compris ceux appartenant à des organes de presse locaux, des organisations non gouvernementales et des groupes civiques) et à mettre potentiellement hors ligne une grande partie du pays. Même sans constituer une coupure totale d'internet, «cela reviendrait essentiellement à chasser la Russie d'internet», d'après Ephraim Kenyanito, chargé de programme senior chez Article 19, dont les travaux se focalisent sur les DNS et la censure. (NB: je suis moi-même le conseiller d'Article 19 pour les États-Unis.)

Les entreprises locales, les organes de presse et la société civile auraient alors de grandes difficultés à trouver de nouveaux services d'hébergement en raison de la pression croissante pour ne plus fournir de services aux Russes. «Le ministère de la Santé serait mis hors ligne, il n'y aurait plus d'informations sur le Covid. En gros, cela empêcherait les Russes d'avoir accès aux informations et cela engendrerait un mal disproportionné», explique Kenyanito.

La fermeture du .RU pourrait impliquer de réduire au silence Novaïa Gazeta et nombre d'autres publications indépendantes. Cela empêcherait encore plus les Russes d'avoir accès à des informations fiables, compte tenu du fait que l'autorité russe de régulation des médias ont bloqué l'accès aux sites des médias indépendants Echo of Moscow et Dozhd TV et les a même contraints à cesser d'émettre.

Une guerre de l'information moderne

Couper la Russie d'internet rendrait encore plus difficile pour les habitants du pays, dont certains s'opposent tout haut à la guerre (non sans se mettre en danger), de s'exprimer et de fournir un point de vue différent à l'appareil de propagande de Poutine.

Moscou a industrialisé l'art de la propagande, de la désinformation et du trolling, tout en mettant au point des stratégies sophistiquées pour mener une guerre de l'information moderne. Les communications internet et numériques sont des outils essentiels de l'arsenal répressif et propagandiste du président russe, mais couper l'accès au pays tout entier punirait les citoyens russes et pourrait contrarier tous les efforts intérieurs d'opposition et d'organisation contre la guerre et le régime. Si l'ICANN avait supprimé l'accès à internet en Égypte ou en Syrie, que seraient devenus les soulèvements du Printemps arabe? Comment les réformateurs restés sur place auraient-ils pu contrarier les discours officiels (même si leur succès final ne s'est pas concrétisé)?

La Russie s'est déjà préparée à l'éventualité d'être coupée
du World Wide Web.

L'ICANN a rejeté la demande du vice-Premier ministre ukrainien dans une lettre envoyée le 2 mars, en précisant qu'en tant qu'organisation technique indépendante, «l'ICANN a été fondée pour garantir le bon fonctionnement d'internet, et non pour que son rôle de coordination soit utilisé afin de le mettre hors d'usage». Le président-directeur général Göran Marby a déclaré que l'ICANN n'avait pas l'autorité pour révoquer les certificats de sécurité et qu'une telle intervention dans le système des domaines de premier niveau «aurait des effets dévastateurs permanents sur la confiance et l'utilité de ce système mondial».

Accéder à la requête de l'Ukraine créerait également un dangereux précédent qui pourrait mener à une fragmentation irréparable de l'internet mondial et renforcer les efforts de la Russie pour créer son intranet national, baptisé «Runet».

En effet, la Russie s'est préparée à l'éventualité d'être coupée du World Wide Web. En 2019, le gouvernement russe a adopté une loi pour un «internet souverain» afin de mettre en place un réseau purement local et notamment de créer un DNS national qui serait déconnecté de l'internet mondial, perpétuant la fragmentation du réseau que cherchent la Chine, l'Iran et d'autres pays, afin de pouvoir contrôler les flux d'informations à l'intérieur de leurs frontières. Un essai effectué l'été dernier a montré la viabilité de ce projet. La neutralité des infrastructures informationnelles et communicationnelles est essentielle au maintien de l'architecture ouverte et interopérable d'internet. Et garantir la neutralité de l'entité chargée de veiller au bon fonctionnement de cette architecture n'est pas moins important.

Suicide institutionnel

Céder à la demande de l'Ukraine risquerait de saper davantage les décennies de travail acharné qu'il a fallu pour développer une politique mondiale d'internet et les mécanismes de responsabilité qui visent à être apolitiques et à inclure une diversité d'acteurs, et non uniquement des États ou des gouvernements.

Si l'ICANN devait accéder à cette demande, cela équivaudrait à un «suicide institutionnel», comme l'a exprimé Milton Mueller, spécialiste de la gouvernance d'internet, qui l'obligerait à réglementer les discours et à s'enliser dans le débat sur la modération des contenus.

Les fondations de ce bien public mondial qu'est internet sont déjà mises à rude épreuve en Russie. Moscou a restreint l'accès à Facebook et à Twitter. Meta, Google et TikTok ont coupé leur accès aux médias d'État russes à l'intérieur de l'Union européenne sur ordre des responsables européens. La plupart de ces mesures sont logiques. Il est vrai que les entreprises de médias sociaux attendent souvent trop longtemps avant de sévir contre les acteurs travaillant pour le compte d'États ennemis.

Les talibans et la junte militaire du Myanmar ont ainsi pu utiliser des plateformes techniques américaines dans le cadre de leurs stratégies violentes de reprise du pouvoir. Les dirigeants iraniens, turcs et égyptiens ont pu utiliser les mêmes plateformes pour lancer des opérations de propagande destinées à éradiquer l'opposition politique et à démanteler la démocratie. De même, Donald Trump a pu se servir de Twitter comme d'une tribune et faire du microciblage sur Facebook dans le but de fomenter une insurrection. Certains ont finalement été exclus de ces plateformes, entraînant des désaccords et des propositions de priver les plateformes de leur pouvoir de modération du contenu.

Néanmoins, il est préférable que la géopolitique et la modération de contenu (ou la censure, selon la manière dont vous le percevez) restent au niveau des applications plutôt que de risquer de saper davantage l'internet ouvert et interopérable. Instrumentaliser les normes techniques qui permettent à internet de fonctionner, comme le demande l'Ukraine, conduirait à une plus grande fragmentation du réseau mondial, en fonction des frontières nationales et des intérêts politiques, et rendrait de plus en plus possible le spectre déjà menaçant d'une «balkanisation» d'internet.

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