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«Ensemble, on gagnera cette guerre»: à Lviv, les Ukrainiens aident les soldats au front

Médicaments, soldats, filets de camouflage, équipements: les habitants se mobilisent, chacun à son échelle, pour vaincre coûte que coûte les armées russes.

Depuis le début du conflit en Ukraine, la ville de Lviv s'est transformée en un bastion de la résistance ukrainienne. | Robin Tutenges
Depuis le début du conflit en Ukraine, la ville de Lviv s'est transformée en un bastion de la résistance ukrainienne. | Robin Tutenges

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À Lviv (Ukraine)

Helena s'enfonce dans des petits passages enneigés, coincés entre deux immenses habitations de style soviétique, dans le district de Sykhiv, en banlieue de Lviv. Son pas est sûr, son regard déterminé. Elle connaît bien le chemin, cela fait huit ans que la quinquagénaire l'emprunte quasiment tous les jours. Helena ouvre une première porte, grimpe quelques marches, puis en pousse une deuxième, bien plus lourde cette fois-ci. «Bienvenue dans notre atelier de guerre», lance alors l'Ukrainienne, en montrant d'un geste de main une succession de salles, où une trentaine de femmes s'activent à fabriquer des filets de camouflage. Des filets qui partiront sur les fronts à l'est, auprès des soldats ukrainiens qui font face aux armées russes.

Ouvert en 2014, au début de la guerre dans le Dombass, ce petit atelier improvisé n'accueillait depuis «qu'une petite poignée de volontaires par jour», se souvient Helena en arpentant les différentes pièces. Le 24 février dernier, le jour où la Russie a lancé son invasion en Ukraine, tout a changé. «En moins d'une heure, il y avait une queue de plusieurs personnes, des gens de tout le quartier, prêts à se tuer à la tâche à nos côtés pour équiper les soldats ukrainiens.»

L'atelier d'Helena est loin d'être un cas isolé à Lviv: depuis le début du conflit, cette ville de l'ouest du pays s'est transformée en un bastion de la résistance ukrainienne, d'où partent hommes et ravitaillements vers les combats qui font rage à plusieurs centaines de kilomètres. Et nombreux sont celles et ceux qui participent à la guerre, d'une façon ou d'une autre.

Des morceaux de vêtements découpés sont accrochés sur des filets. Leurs couleurs sont choisies en fonction de la météo. | Robin Tutenges / Hans Lucas

«On le fait pour notre pays, notre présent et notre futur»

Le conflit n'a pas encore atteint Lviv. Les forces russes sont loin et, bien que menaçants, les bombardements n'ont pas encore frappé la ville, qui est située à moins de 80 kilomètres de la frontière avec la Pologne. «On n'attendra pas que la guerre arrive ici pour faire quelque chose», râle Helena. La femme passe la main dans un carton rempli de vêtements couleur kaki, découpés en petits morceaux pour être accrochés sur des filets. «Tous les vêtements, ce sont des habitants qui nous les donnent. Une fois on est tombé sur du Gucci et du Prada, c'étaient des filets de luxe», s'exclame en rigolant une femme parmi la quarantaine de personnes présentes ce jour-là à l'atelier.

Les filets de camouflage ne passeront pas la nuit ici. Par dizaines, ils seront transportés en camion directement vers Kiev et les autres villes qui subissent les feux russes. «Chaque fois que j'en finis un, je me dis qu'il ira couvrir le véhicule, le barrage ou le check point d'un enfant d'une mère ukrainienne. Quand je pense à ça, je me remets tout de suite au travail, pour en refaire un, puis un autre encore», ajoute Helena, dont le mari a pris les armes pour défendre Lviv en cas d'attaque. Ici, on ne coud pas uniquement pour participer à la guerre, explique la femme aux cheveux bouclés. «Ça nous occupe l'esprit, ça nous permet de pas trop penser aux morts et à l'avenir incertain.»

L'avenir, ils se battent aussi pour le leur. Dans l'université polytechnique de Lviv, des centaines d'étudiants de tous âges ont décidé de transformer l'établissement en une immense fabrique à filets. Quatre étages et des dizaines de pièces sont ainsi balafrées de cordes tendues de toutes parts. «On le fait pour notre pays, notre présent et notre futur», explique Taras, un lycéen qui vient tous les jours prêter main-forte. «Lose Yourself» d'Eminem résonne dans l'un des amphithéâtres, les visages sont concentrés, et certains étudiants plus âgés, brassard jaune au bras, circulent dans cette forêt de lianes pour vérifier le travail.

L'université a ouvert ses portes le 26 février pour les étudiants, professeurs et tout autre volontaire souhaitant se rendre utile. | Robin Tutenges / Hans Lucas

 

«Dans toutes les écoles et les universités de Lviv il se passe la même chose», s'enthousiasme Maria, une jeune fille de 17 ans, casque de musique autour du cou. Via l'application Telegram, les informations sur les lieux ayant besoin d'aide circulent, rameutant des foules en un rien de temps. «On se retrouve à faire des filets à côté de personnes que l'on n'aurait pas forcément côtoyées dans la vie “normale”», glisse l'Ukrainienne. Une situation qui est, selon elle, de bon augure pour la suite du conflit armé. «Ensemble on gagnera cette guerre, j'en suis sûre.»

 

 

À deux, ce jeune couple fabrique jusqu'à cinq filets par jour. | Robin Tutenges / Hans Lucas

Soutenir le front et ceux qui le fuient

Les «gens ordinaires», comme beaucoup se définissent ici, ne se contentent pas seulement de confectionner des camouflages. Des cocktails molotov ou encore des antichars sont également fabriqués avec les moyens du bord, à l'arrière-boutique de magasins ou dans des garages poussiéreux. Tout ce qui peut permettre de contrer les Russes dans leur avancée.

À plusieurs endroits de la ville, notamment dans sa banlieue, il n'est pas rare de voir des foules se rassembler pour décharger des camions. «Aujourd'hui on a des médicaments et des habits qui proviennent de toute l'Europe, et même d'autres pays plus loin», sourit Olenka, une volontaire de 22 ans. Sous une fine neige, une quarantaine de personnes de tous âges déballent des cartons pleins à craquer, avant de trier leur contenu dans un bâtiment administratif devenu réserve de guerre. «On envoie tout ça à Kiev, Kharkiv ou encore à Soumy, partout où ça pète», glisse la jeune femme. Un ravitaillement à destination des soldats ukrainiens, mais aussi de toutes celles et ceux qui fuient les combats meurtriers dans ces régions.

Parmi les centres d'aide et de ravitaillement à Lviv, certains se sont créés de manière spontanée, poussés par la forte mobilisation citoyenne. | Robin Tutenges / Hans Lucas

 

Véritable point de passage frontalier vers les pays voisins que sont la Pologne, la Slovaquie et la Roumanie, Lviv est de fait un carrefour stratégique. D'un côté, les marchandises et les équipements -notamment les armes- partent approvisionner les premières lignes, de l'autre, des centaines de milliers de personnes fuyant les bombardements affluent dans sa direction. La gare de la ville en est le symbole criant. Des masses de gens arrivent par vagues depuis l'est, tandis qu'une autre foule, encore plus impressionnante, attend pendant des heures le prochain train pour la Pologne.

Une partie des produits récoltés ici seront envoyés sur le front, tandis que l'autre partie servira à aider les réfugiés qui le fuient. | Robin Tutenges / Hans Lucas

Ville sous tension

Sur les quais de la gare, on observe parfois l'arrivée de petits groupes d'hommes, visages fermés et sacs de couchage sur le dos. Des hommes venus prendre les armes pour défendre leur pays, et qui se retrouvent à Lviv pour en apprendre le maniement. Avec leur tripes et leur coeur, poussés parfois par l'état d'urgence décrété au début de l'invasion, qui empêche tout Ukrainiens âgé de 18 à 60 ans de quitter le territoire, ils cherchent à s'engager au plus vite dans la défense territoriale. Non sans mal.

L'engouement est en effet tel à Lviv, où les images des horreurs commises par les Russes galvanisent la hargne vengeresse de ses habitants, que peu de volontaires finiront en bout de course par recevoir une arme. Trop de monde, pas assez de matériel et encore moins de temps pour former les non expérimentés. «Il y a même des volontaires qui essayent de donner des pots-de-vin pour être engagés plus rapidement», soufflent un Ukrainien. Celles et ceux qui sont acceptés se voient enseigner les rudiments de la guerre, armes en main, dans des centres d'entraînements improvisés, souvent des gymnases ou des entrepôts. Le tout se fait à l'abri des regards indiscrets -et des espions.

Cette concentration d'activités essentielles à la résistance ukrainienne fait de Lviv une ville sous tension. Les patrouilles sont partout, de nouveaux check point armés fleurissent chaque jour aux coins des rues, tandis que les bâtiments se calfeutrent derrière des sacs de sable. Un couvre-feu instauré de 22 heures à 6 heures du matin rythme le quotidien. Tout le monde ici se prépare à des affrontements prochains.

Lviv a souvent été à l'avant-garde du mouvement national ukrainien. Le sentiment antisoviétique y est particulièrement présent. | Robin Tutenges / Hans Lucas

Béret vissé sur la tête, doudoune par-dessus sa soutane noire, Orace sort d'un tunnel sous son église. «On est prêts à protéger toutes celles et ceux qui veulent se réfugier chez nous pendant les combats», lance le prêtre, en se plaçant devant l'abri anti-bombes. L'entrée est protégée par de lourds sacs de sable empilés les uns sur les autres.«Plus la situation est difficile, plus nous nous entraidons. Nous nous rassemblons et nous devenons fort», ajoute-t-il. Son église grecque-catholique peut accueillir une centaine de personnes en cas de bombardements et distribue déjà de la nourriture à de nombreux réfugiés. «Les Russes nous ont sous-estimés

«Rester, c'est ma façon d'aider»

Olena a un temps pensé faire partie de ces réfugiés. Le premier jour de l'invasion, cette ukrainienne de 36 ans est restée tétanisée sur sa chaise pendant des heures. «J'étais paralysée de peur pour mes enfants», raconte-t-elle. La mère de famille s'est alors mise à enfourner ses affaires dans de grands sacs. «J'ai commencé à chercher des points de chute en Europe, mais mon portable n'arrêtait pas de vibrer. Je recevais des dizaines de messages de familles à l'est qui cherchaient un foyer, qui suppliaient pour qu'on leur trouve une voiture. J'ai compris que j'avais bien plus à faire ici, à aider les autres, en participant à cette guerre d’une façon ou d’une autre.».

Les familles défilent depuis dans l'appartement d'Olena, en banlieue de Lviv. Une mère et son fils arrivent tout juste d'Irpin. Leur maison a été soufflée par les bombardements destructeurs qui ont frappé la ville ces derniers jours. «Je comprends celles et ceux qui fuient, qui ont tout perdu. Moi j'ai encore une maison, ma vie est ici. Qui serais-je en Europe? Une réfugiée, perdue. À Lviv je me sens utile. Rester, c'est devenu ma façon d'aider, c'est mon combat.» Olena boit une gorgée de thé chaud, puis reprend. «Je ne sais pas si je prends la bonne décision, mon fils pleure souvent la nuit, il a peur des bombardements. Moi, j'ai peur pour eux.»

Olena, ses enfants et son mari habitent au 9ème étage. «Si ça bombarde ici, la seule chose à faire sera de prier», explique-t-elle. | Robin Tutenges / Hans Lucas

La femme n'exclut pas d'envoyer ses enfants, Sofia 2 ans et Platon 11 ans, en Pologne avec sa mère. «Mon mari a pris les armes ici, je ferai de même le jour venu. Ensemble nous serons plus forts.» La jeune ukrainienne rassemble les jouets éparpillés sur le sol du salon et ajoute en souriant: «Je me souviens que mon grand-père me disait souvent “je prie chaque jour pour que tu ne voies jamais la guerre”. Maintenant, c’est moi qui prie pour mes enfants.»

Olena ouvre un tiroir de son buffet en bois. Une petite lame apparaît. «Je l'ai faite aiguiser», dit-elle avec un rictus qui trahit sa nervosité. «Je n'aurais jamais pensé vouloir la mort de quelqu’un un jour. Maintenant, je veux tuer tous les Russes. J'espère que Poutine va crever. Cet enfoiré.»

Dans le quartier d'Olena, tout le monde participe d'une façon ou d'une autre à soutenir le pays en ces temps troubles. Même de façon minime. «Ils peuvent bombarder ma maison, je m'en fiche. Mais ils ne piétineront pas mes roses!», peste Jevdokija, une Ukrainienne de 85 ans. Cette dernière peine à protéger à l'aide d'une corde son petit carré de terre, au pied d'un immense building du district de Sykhivskyien.

Sa voisine d'immeuble, Nathalia, 57 ans, explique quant à elle qu'elle a décidé de reprendre son travail de comptable, 7 jours sur 7. «C’est important de soutenir l’économie dans ces temps difficiles. On doit tous rester soudés et faire ce qui est en notre pouvoir pour gagner.» À côté d'elle, Sergei, son mari, marmonne tout en mangeant une grosse cuiller de pâtes. Il est 22 heures, le couple regarde en boucle les vidéos des bombardements, des nouvelles du fronts et des soldats russes tout juste faits prisonniers. Sur une des vidéos, le président ukrainien Volodymyr Zelensky prend la parole, face caméra. «Zelensky, niveau économie, c'est zéro», se plaint Sergei. Le silence règne. Seule la voix du président résonne dans la petite pièce. Sergei se met à pleurer. «Mais je le respecte beaucoup, pour tout ce qu'il fait pour l'Ukraine. Slava Ukraini (“Gloire à l'Ukraine”)!»

Sur une tablette, Nathalia et Sergei regardent tous les soirs les nouvelles de la guerre contre la Russie. | Robin Tutenges / Hans Lucas

Nathalia nettoie, pensive, la table à manger. Quelques heures auparavant, elle était encore en Pologne, où elle est passée voir son fils de 21 ans, accueilli depuis un certain temps chez des amis de la famille. «Il s'appelle Lubomyr, soupire-t-elle. Ça veut dire “amour et paix”. Tout ce dont l'Ukraine a besoin. Moi, tout ce dont j'ai besoin, c'est d'être près de lui.»

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