Égalités / Culture

«Journal intime d'une féministe (noire)», en quête de liberté

Avec son premier livre, la podcasteuse et militante féministe Axelle Jah Nijké raconte l'intime de son parcours pour s'émanciper d'un passé marqué par la violence, et se réapproprier l'histoire des femmes de sa famille.

L'émancipation par l'écriture. | Florian Klauer <a href="https://unsplash.com/photos/mk7D-4UCfmg">via Unsplash</a>
L'émancipation par l'écriture. | Florian Klauer via Unsplash

Temps de lecture: 7 minutes

Dans Journal intime d'une féministe (noire), publié aux éditions Au diable vauvert, Axelle Jah Njiké relate une expérience de vie peu courante dans le paysage littéraire français, celle d'une personne afropéenne, fille, femme, citoyenne devenue mère, ayant souffert de violences sexuelles et de violences éducatives dans l'enfance.
Un récit où l'intime rejoint l'éminemment politique, où le rapport au corps, à la sexualité, et sa transmission est un acte révolutionnaire.

Nous en publions ici des extraits.

 

Dancing queen

«You are the dancing queen / Young and sweet, only seventeen / Dancing queen / Feel the beat from the tambourine, oh yeah / You can dance, you can jive / Having the time of your life.»
—«Dancing Queen», Abba

J'ai guetté le bruit de l'ascenseur, jusqu'à mes 17 ans.
Et puis, un jour, je suis partie.
En sortant du lycée, j'ai décidé de ne pas rentrer. De ne plus jamais rentrer.
En fait, j'avais pris cette décision en partant ce matin-là, à l'école.
Ou était-ce pendant la nuit?

Il n'y avait plus d'alternance entre les filles qu'il emmenait au bois, et moi. Il n'y avait plus que moi. Et ses coups. De plus en plus souvent. De plus en plus fort. La dernière raclée s'était soldée par une hémorragie.

À l'infirmier des urgences de l'hôpital Lariboisière qui lui demandait depuis combien de temps je perdais autant de sang, il s'était bien gardé de révéler que les coups de pied qu'il m'avait mis dans le ventre, alors que j'avais mes règles, avaient probablement contribué à déclencher l'hémorragie. C'est probablement à cet instant-là que j'ai su que j'allais partir. Même si dans les semaines qui ont suivi, il ne m'a plus touchée. Je savais seulement que la prochaine fois, il me tuerait.

Alors ce matin-là dans ma chambre, j'ai juste pris mon journal intime, des dessous et quelques vêtements dans un sac, comme si j'avais cours de gym, et j'ai refermé la porte sans me retourner. Je ne crois même pas lui avoir dit au revoir. Je ne me souviens même pas s'il était là, ce matin-là. Ou déjà parti au travail.

On ne se reverra qu'une fois. Je serais alors une jeune femme de 19 ans, mariée, et sur le point de devenir mère. Son frère aîné, celui qui était à l'origine mon tuteur légal et auquel ma garde avait été confiée par ma mère à mon départ du Cameroun, retrouvera ma trace, et insistera pour qu'on se retrouve tous les trois. Et qu'on se réconcilie, tous les deux. En ne sachant rien de l'ampleur des mauvais traitements subis. Ne pouvant imaginer leur teneur. Croyant bien faire.

La dureté de mon regard, le silence assourdissant de celui qui me battait si fort, lui fera comprendre l'improbabilité de cette éventualité, et nous nous séparerons comme nous nous étions retrouvés.
Poliment, mais sans aucune affection.

Je rentrerais chez moi en me rappelant, après mon départ de la maison, avoir eu peur tous les jours, jusqu'à mes 18 ans, qu'il me retrouve et me force à revenir. Je me souviendrais avoir fondu en larmes en me réveillant le matin de ma majorité à l'idée d'être enfin libre. De ne plus pouvoir être contrainte de retourner sous le toit «familial».

Je me souviendrais aussi avoir passé ma première nuit, après le matin de mon départ, sur le canapé des bureaux de l'association de jeunes téléspectateurs dans laquelle je militais. Les pieds dans le Paf. Paf, Paysage Audiovisuel Français. Je me rappellerais n'avoir alors dit qu'à Catherine pourquoi j'étais partie et pourquoi je ne pouvais pas rentrer.

Catherine qui m'avouera avoir bien remarqué les ecchymoses sur mes jambes, et mes bras, mais n'avoir jamais osé me demander quelles en étaient les causes. Sachant que je finirais par en parler. Résolue à se mêler de ce qui ne la regardait pas si elle me voyait une fois encore la mine froissée, et le regard fuyant.

Catherine qui s'engagera à m'aider à trouver une solution, et qui tiendra parole. Grâce à elle, et sa compagne de l'époque, j'allais atterrir quelques jours plus tard, dans un duplex sous les toits, rue du Faubourg-Poissonnière, dans le Xe arrondissement.

Grâce à elle, j'aurais un toit au-dessus de ma tête, et un logement à moi pendant des mois, dans lequel je pourrais reprendre mon souffle. Laisser derrière moi les années de maltraitance et de peur.

Grâce à elle, j'allais reprendre mes cours, à distance, via le Centre national d'Éducation à distance et ne pas avoir à retourner au Cours privé Saint-Sulpice, la peur au ventre à l'idée de voir débarquer mon tuteur, qui en règle les frais de scolarité.

Je me souviens de tout cela en rentrant, mais pas seulement...

Je me souviens aussi du Rex Club, du Palace, du Privilège, du Moloko, des Folies Pigalle, tous ces lieux où j'ai fait la fête, jusqu'à point d'heure.
Je me souviens avoir dansé jusqu'au petit matin sur des plots, des tables, des banquettes, des bars, sans m'arrêter, arrivée sur la piste de danse à 23 heures et n'en sortant qu'à 4 heures du matin, pour aller faire pipi.
Je me souviens de David Guetta aux platines du Rex Club, le mardi soir, mixant le meilleur du hip-hop et de la soul, heureux de nous voir danser aux sons de Salt-N-Pepa, en Vogue, Neneh Cherry, C+C Music Factory, Run-DMC ou Public Enemy.

Je me souviens avoir été la plus belle pour aller danser.
D'avoir fait un sort à coups de chorégraphies, de déhanchements et de refrains repris à plein poumons, aux coups, aux cris, aux humiliations et aux peurs du passé. D'avoir découvert la joie d'avoir 17 ans, puis 18, en étant libre.
De mes mouvements, de mes engouements, et de mes choix.

Trop évoluée pour une Africaine

«Definitions belong to the definers, not the defined.»
—Toni Morrison

«Moi, je vous dis ça pour votre bien, hein! Mais vous êtes trop évoluée pour une Africaine. Ça vous jouera des tours!» L'homme qui vient de me tenir ces propos est un ancien ingénieur de la compagnie Elf, à la retraite. Michel quelque chose... il a fait toute sa carrière en Afrique et se vante de bien connaître le continent et ses habitants. Raison pour laquelle il se permet, vous comprenez, de me parler franchement...

Je ne tenais pas particulièrement à me rendre à cette soirée. Mais l'ami qui l'organisait avait insisté et je n'avais qu'à traverser la rue pour arriver à bon port. Et dès mon arrivée, tardive –j'ai pris tout mon temps pour quitter le confort de mon canapé–, Michel Machin me fonce dessus. Et je vais vite comprendre que cet empressement est dû à ma couleur de peau. Il faut dire que comme souvent, lorsque je sors dans le cercle d'amis qui est le mien, je suis la seule femme noire de l'assistance.

Mais pour mes amis, je ne suis pas noire. Je suis Axelle. Et je dois avouer que dans mon esprit aussi, je ne suis pas noire.
Je suis d'abord celle que j'ai choisi d'être, Axelle.
Avec son parcours de vie chaotique, son histoire familiale faite de coups et de bosses, et son indéfectible goût pour la lecture et le cinéma.

Alors quand Michel bidule me dit que je suis trop évoluée pour une Africaine, je ne comprends pas très bien la phrase. Encore moins, quand il juge bon de rajouter que cela pourrait un jour me jouer des tours. Par curiosité –et par irritation aussi, un peu, je dois l'avouer, je lui demande ce qu'il veut dire par là.

Et j'écoute donc Michel bidule chouette, cet ancien de Elf, dans toute sa superbe du haut de ses 70 ans, m'expliquer que, même si je suis très belle, je n'écoute pas ce qu'on me dit. J'argumente. Je discute. Je ne sais pas laisser le dernier mot aux hommes.


Michel trucmuche n'est pas raciste. Il est con. Il est juste con avant même d'être raciste. Et il est sexiste. Surtout. Dans le monde d'où il vient, avec l'éducation qu'il a reçue, une femme doit savoir rester à sa place. Elle ne peut pas avoir trop de personnalité. Une femme ne peut pas échanger sur un pied d'égalité avec un homme. Une femme doit être et demeurer dans la séduction. Guetter le bon vouloir des hommes. Aspirer à leur plaire. Et ne pas faire de vagues.
Et en prime, si elle est noire, elle ne doit pas être trop éloquente.
«Singer», seront ses mots exacts, «les manières d'être des femmes blanches». «Les Africaines valent tellement mieux que ça!»

J'ai raconté, au lendemain de la soirée, notre échange à notre hôte qui s'est personnellement chargé d'aller dire à Michel quel gros con il était. Par la suite, lorsqu'il nous croiserait dans le quartier, celui-ci rebrousserait chemin ou ferait semblant de ne pas nous avoir vu, s'il ne lui était plus possible de se dérober.

Mon hôte s'est longtemps étonné de la bonhommie avec laquelle j'avais pris l'incident. Qu'il n'ait pas suscité chez moi une plus grande contrariété. Voire de la colère. Mais la vérité, c'est que Michel n'avait que l'importance que je voulais bien lui conférer. Michel ne me connaissait pas. Il n'avait pas la moindre idée de l'être que j'étais, de mon histoire. À quel titre aurais-je dû accorder de l'importance à son opinion?

Michel ne parlait pas de moi, mais de l'idée qu'il se faisait de moi. Des femmes africaines. Des femmes blanches. Et de nous toutes. De la façon dont nous devrions nous comporter pour être de «vraies» femmes. Et visiblement je ne rentrais pas dans les cases. Et pour toutes ces raisons, l'avis de Michel m'importait peu. Michel ne savait rien de moi. Du fait que j'étais la première des femmes de ma famille à savoir lire et écrire. La première à être devenue l'épouse d'un seul... et ne pas avoir eu à partager mon époux avec des co-épouses, qu'elles soient cinq ou... soixante-quinze.

Michel ne savait pas que j'étais la première qui ne se soit pas vu imposer un mariage dont elle ne voulait pas. La première dont la vie de femme mariée n'avait pas été une succession de viols déguisés en relations conjugales. En vérité, il ne savait pas que moi, l'enfant d'une femme mariée contre son gré à 12 ans à un homme qu'elle n'avait jamais vu, j'avais choisi à 19 ans celui qui allait devenir mon mari. Et divorcé à 25.

Il ne pouvait pas imaginer que fille d'une femme elle-même devenue mère à 13 ans, puis à 16 ans, j'étais la première à avoir pu choisir de mon plein gré, ma grossesse, et celui qui allait devenir le père de mon enfant. La première, à avoir souhaité que mon premier-né soit une fille. Pas un garçon, une fille.

Et que si je n'avais pas eu d'autres enfants, moi qui avais pu choisir de devenir mère à 19 ans, c'était parce que j'avais choisi d'avorter. Trois fois.

Les mots de Michel ne pouvaient me toucher, mon histoire et celle de mes aïeules était plus vaste que la somme de ses préjugés.

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