Politique

Qui sont ces électeurs de gauche qui vont voter Macron?

Déboussolé par la fragmentation et l'effacement de la gauche, une partie de l'électorat pourrait être tenté par le bulletin Emmanuel Macron, dernier à pouvoir empêcher la droite ou l'extrême droite d'emporter la présidentielle.

Le reflet d'Emmanuel Macron. Le 2 février 2022, à Lens. | Pascal Rossignol / Pool / AFP 
Le reflet d'Emmanuel Macron. Le 2 février 2022, à Lens. | Pascal Rossignol / Pool / AFP 

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Le gaucho-macronisme existe-t-il? Le bulletin Emmanuel Macron pourrait-il être utilisé par des électeurs de gauche, qui furent en 2017 réfractaires au vote Macron, et qui demain, pris de fatigue démocratique, dépités par le destin de la gauche, et soucieux, en dernier ressort, de figer le paysage politique plutôt que de le voir basculer sur son versant droit, se résoudraient à jeter son nom dans l'urne? Rationnellement, les électeurs issus du «peuple de gauche» ont fort à faire face à la droitisation croissante du discours politique.

Si le «gaucho-macronisme» devait exister, il serait le fait d'un déplacement significatif d'électeurs de gauche vers le vote Macron. Ce ne sont pas les ralliements espérés, attendus ou suscités d'anciens hiérarques socialistes qui feront la réélection d'Emmanuel Macron à la présidence de la République; en revanche, le président candidat pourrait rencontrer sur son chemin vers les urnes des électeurs aux options et positionnement de gauche, mais qui pourraient faire avec lui «l'alliance d'une minute», le temps de passer dans l'isoloir. L'hypothèse du vote Macron n'est pas écartée par un nombre non-négligeable d'électeurs de gauche.

Sauver la gauche

La «primaire populaire», censée sauver la gauche par une unité proclamée par vote électronique, suggérait surtout que le seul moyen de sauver la gauche de son agonie serait l'avènement et la désignation d'un·e candidat·e suffisamment charismatique pour la sortir de son marasme. La campagne présidentielle est donc abordée par la désignation d'une figure fédératrice, ou au moins présentée comme telle par les initiateurs de l'opération.

Dans les faits, la «primaire populaire» est de façon assumée l'anti-parti par excellence. Elle prend acte non seulement des divergences programmatiques entre les gauches, mais enterre de surcroît la forme du parti, héritée de la section des Piques, cette matrice des partis de gauche. La «primaire populaire» suscite moins un choix qu'une addition de sentiments individuels: elle est délibérément la négation de l'idée d'intellect collectif, qui a pourtant forgé dans le passé la capacité à conquérir le pouvoir.

Le PS, en recourant à Place publique, avait choisi pour se doper le recours à une forme d'anti-CERES, le courant de gauche qui permit Épinay. Cette fois-ci, la gauche fait le choix d'opérer une campagne présidentielle à partir de ce qui constitue dans les faits le plus beau modèle d'anti-parti jamais connu. La campagne de Christiane Taubira met au service de la gauche le charisme de l'une des meilleures oratrices du pays, pour une plaidoirie opiniâtre visant à préserver l'idée même de gauche.

Le macronisme peut-il aspirer un électeur de Mélenchon?

Le noyau originel du macronisme est incontestablement social-libéral. Voici cinq ans, cette famille idéologique ne représentait certes qu'environ 6% de l'électorat, mais était devenue une base suffisante pour engager une conquête électorale du pays, agglomérant au fil des mois d'autres familles idéologiques et des groupes sociaux à la convergence avérée, tant sur le plan de la conception de l'économie et des politiques à mener que sur une identification à la gauche ou à la droite.

Emmanuel Macron a révélé une vérité longtemps refoulée: beaucoup d'électeurs socialistes étaient plus à droite que leur parti.

In fine, c'est environ la moitié des électeurs ralliés à François Hollande en 2012 qu'Emmanuel Macron avait captés dans les urnes en 2017, quand l'autre moitié allait grossir les bataillons d'électeurs de Jean-Luc Mélenchon, fracturant ainsi l'électorat socialiste. Cinq ans plus tard, il apparaît que, loin de refluer dans l'électorat de gauche, le vote Macron a un potentiel bien supérieur à la simple attraction exercée sur les sociaux-libéraux et l'électorat socialiste le plus modéré.

On constate depuis 2017 un glissement vers le centre-droit des anciens électeurs socialistes devenus électeurs d'Emmanuel Macron. Bénéficiant du soutien décisif d'une partie du peuple socialiste, Emmanuel Macron a aussi révélé une vérité longtemps refoulée: beaucoup d'électeurs socialistes étaient plus à droite que leur parti.

Le bulletin Macron comme bouée de sauvetage?

Il y a cinq ans, d'autres anciens électeurs socialistes n'ont pas rejoint Emmanuel Macron, portant en nombre leurs suffrages sur Jean-Luc Mélenchon qui, frôlant les 20%, rata de peu la qualification pour le second tour. Existe-t-il aujourd'hui un contingent d'électeurs de gauche, hier hostiles au macronisme, qui pourraient finalement voter en faveur du presque-candidat LREM, tout en étant opposés à sa politique? Cette thèse a été avancée par la Fondation Jean Jaurès dans une étude réalisée par BVA lors de la première quinzaine d'octobre 2021.

Une des conséquences de l'implosion de la gauche partisane peut être de libérer les électeurs des alignements sur la gauche, et de favoriser des stratégies individuelles répondant à ce que ces électeurs estiment primordial. À l'évidence, départager la concurrence de candidatures déjà marginalisées ne peut donc être ni un enjeu, ni une motivation dans l'isoloir. Plongés dans le désarroi face aux insuffisances de la gauche, et tout de même relativement solidaires des différentes formes de contestation sociale qui ont secoué le pays ces cinq dernières années, les électeurs de gauche font face à un dilemme.

La gauche est désemparée par le pullulement des idéologies morbides.

Face aux secousses répétitives frappant notre vie démocratique, certains électeurs peuvent considérer, in abstracto, qu'en dépit de leurs désaccords de fond avec le président de la République, à tout prendre, le bulletin de vote en sa faveur est le moindre des maux et, sans doute, une façon de sortir d'une période de brutalisation du débat public et de la vie démocratique, que plusieurs décennies avaient pacifiés au point de croire tout antagonisme social et politique placé sous sédation.

Des valeurs de gauche, et un instinct de survie face à l'extrême droite

En toile de fond de cette campagne présidentielle, le moral des Français, qu'une enquête de la Fondation Jean Jaurès décrivait comme dominé par la morosité et la lassitude, est à prendre en compte. Fait particulièrement instructif et intéressant pour émettre quelques hypothèses quant à l'avenir, la structure du moral des Français ressemble à celle du moral des Italiens. Les formes de contestation ne peuvent qu'être influencées par le moral du pays.

La société française est le théâtre d'une succession de frondes à l'imprévisibilité croissante, et aux visions du monde et visées diverses, voire disparates. Depuis cinq ans, aucune mobilisation, aucun questionnement n'a été résolu politiquement. D'une certaine manière «l'hiver russe» macronien a probablement immobilisé ses oppositions, qui n'ont apporté aucune réponse politique globale.

La brutalisation du débat public et l'explosion de formes de violences non seulement verbales mais aussi physiques inquiètent une partie de la population. Si les «gilets jaunes» ont incarné un mouvement social aux motivations solidement ancrées dans divers groupes sociaux, la contestation du président de la République a dérivé vers une exécration de l'homme Macron et le développement, via les réseaux sociaux, d'attaques ad hominem et de campagnes instillant le soupçon sur les institutions, les élus, et les personnes, sur une palette très large de thématiques investies en partie par des adeptes des thèses «conspi». Les menaces physiques ou de mort sont une réalité devenue de plus en plus fréquente. L'agression d'un député –Romain Grau– à Perpignan confirme cette ambiance de violence éruptive et sporadique.

Depuis cinq ans, aucune mobilisation, aucun questionnement n'a été résolu politiquement.

La gauche a pâti d'une absence chronique de stratégie face à Macron: pour le PS, la connivence à l'égard du président a laissé la place à un silence persistant quand ce même président a fait l'objet non pas d'une radicale critique de son action, mais d'une vindicte empreinte de haine de la personne. Les autres forces de gauche ont sans doute un projet, mais il ne suscite rien de notable dans la société. Pendant ce temps, activistes en tout genre épousent n'importe quel combat pourvu qu'il nuise à Emmanuel Macron.

Sans doute faudra-t-il faire le bilan de la complaisance généralisée à l'égard d'un bouillon de culture porté à haïr l'homme, mais incapable de faire l'analyse et la critique de la conduite du pays depuis cinq ans et encore davantage incapable de resituer le moment Macron dans un temps plus long.

Incapable d'opérer avec un mouvement social comme les «gilets jaunes» une relation dialectique porteuse de débouchés, la gauche est à l'évidence désemparée par le pullulement des idéologies morbides. Haïr Emmanuel Macron peut se fonder sur la lecture ou le rejet de la seule presse people. Or une opposition ne peut se constituer à partir de ce simple ressentiment. Critiquer efficacement la politique du président Macron nécessite d'autres lectures, qui s'affranchissent des thèses conspirationnistes, ce qui est plus difficile. Rien en la matière, émanant de la gauche, n'a imprégné le pays.

L'ambiguïté du PS, qui au début du quinquennat s'est escrimé à tenter d'adhérer à la majorité présidentielle –une adhésion censée sauver quelques dizaines de sièges, mais refusée par le nouveau pouvoir–, le départ de cadres éminents d'EELV allant embrasser la cause macroniste, le choix stratégique de LFI de s'adresser aux plus minoritaires et bruyantes radicalités au lieu de se tourner vers les électeurs plus modérés qui avaient commencé à lui faire confiance et songé à rejoindre les rangs de ses électeurs, tous ces éléments ont déboussolé un électorat soucieux de préserver un cadre démocratique et un débat public à la fois stables et immunisés contre toutes les formes de violence.

L'électeur de gauche est tenté, comme le Grenadier Flambeau de Rostand, de «se donner à lui-même un mot d'ordre». S'il ne met pas son drapeau dans sa poche, s'il le ramasse et se donne des ordres à lui-même puisqu'aucune force partisane ne lui soumet de consigne traçant un chemin d'avenir, il peut être amené à faire un choix autonome pour éviter une issue prêtant le flanc à ce qui lui semble être le pire. L'étude de la Fondation Jean Jaurès mentionne cette tentation macroniste à gauche: «Cette idée de “vote utile, pour faire barrage à l'extrême droite” est plus forte encore chez les sympathisants EE-LV qui pourraient voter Emmanuel Macron (56% d'entre eux) et forte aussi chez les sympathisants LFI (41%).»

La gauche la plus mal à droite du monde

Avec une candidate de droite mais surtout deux candidats d'extrême droite en passe de se qualifier face à Emmanuel Macron, dans un contexte de marginalisation de la gauche, on peut imaginer la logique de certains électeurs qui sont enclins à freiner ou arrêter la marche des candidats d'extrême droite.

Si le destin politique de la France est de vivre une situation à l'italienne où, là aussi, deux partis d'extrême droite entrent en concurrence pour la domination de la vie politique de leur pays, entre abstention et ralliement au «moindre mal», l'électorat de gauche ratifiera l'effacement historique de celle-ci.

De l'autre côté des Alpes, la gauche organique, partisane, s'est muée en un parti centriste, dont l'identité de fait fut l'anti-berlusconisme, qui s'est changé en anti-salvinisme, se délestant des mondes ouvriers et populaires qui formaient une part importante des immenses foules rassemblée jadis par le PCI. Il existe, en Italie ou en France, dans le moment historique présent, un substantiel électorat de gauche moins affolé par l'effacement de cette dernière que par l'ascension de l'extrême droite.

La situation à gauche ne rend donc nullement crédible son accession au pouvoir. Pire, il semble que son potentiel rôle politique prête au doute et au scepticisme. Dans le même temps, la montée en puissance d'une extrême droite qui voit le FN/RN quasiment dépassé sur sa droite par la candidature Zemmour, les contestations aussi foisonnantes que virulentes des institutions et de la démocratie représentative, ainsi qu'une démultiplication de thèses complotistes ou conspirationnistes, qui remettent en cause tant la science que les mesures sanitaires les plus élémentaires, laissent planer un sérieux doute sur l'avenir de notre système démocratique.

Dans l'esprit de nombreux électeurs, ce qui est en jeu n'est plus seulement le régime et sa crise, mais la pérennité même du système démocratique de la société française. C'est à l'évidence la source d'un «vote utile», qui tient, selon toute vraisemblance, plus d'une souscription à une assurance démocratique minimale, que d'un vote en faveur du président sortant. Bien que la gauche soit arrimée à ses «valeurs», tout est en place pour que son électorat signe de lui-même le constat de décès de la gauche française.

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