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Ukraine: Poutine a-t-il vraiment le doigt sur la gâchette?

Les véritables enjeux de la crise ukrainienne.

Vladimir Poutine est allé jusqu'à dire que l'Ukraine n'était <em>«pas un pays»</em>. | Mikhail Klimentyev / Sputnik / AFP
Vladimir Poutine est allé jusqu'à dire que l'Ukraine n'était «pas un pays». | Mikhail Klimentyev / Sputnik / AFP

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Et maintenant, que va-t-il se passer?

Le secrétaire d'État Antony Blinken et le ministre des Affaires étrangères russe Sergueï Lavrov se sont rencontrés à Genève vendredi 20 janvier, comme prévu, pour discuter de la possibilité d'une sortie pacifique de la crise ukrainienne. Cette rencontre était annoncée comme le point culminant de plusieurs sessions qui se sont tenues au cours de la semaine passée entre hauts diplomates des États-Unis, de Russie, de l'OTAN et de toute l'Europe, y compris l'Ukraine.

Les enjeux étaient d'importance. Les responsables russes avaient prévenu –et les autres craignaient– que si les États-Unis et l'OTAN ne se pliaient pas à toutes les exigences de leur pays (certaines raisonnables, d'autres non), il n'y aurait plus de raison de poursuivre les négociations. En effet, la diplomatie aurait alors atteint une «impasse», ce qui signifie que Vladimir Poutine, le président russe, pourrait prendre des mesures «technico-militaires» pour garder l'Ukraine dans l'orbite de son pays.

Le statu quo mais pas l'impasse

Blinken et Lavrov se sont parlé pendant quatre-vingt-dix minutes. Aucun des deux n'a cédé d'un pouce. Pourtant, ils se sont accordés à poursuivre le dialogue. La diplomatie ne s'est pas heurtée à une impasse, finalement. Et, semble-t-il, Poutine n'est pas encore tout à fait prêt à tenter le tout pour le tout et à envahir l'Ukraine.

Combien de temps ce surplace peut-il encore durer? On a beaucoup lu que la Russie avait 100.000 soldats prêts à l'action à sa frontière avec l'Ukraine, mais ce n'est pas exactement ça.

Pour Poutine, rien ne presse. Et pendant ce temps, il peut continuer à faire monter la pression en Ukraine, en organisant des cyberattaques ou en envoyant des mercenaires.

Selon Michael Kofman, directeur des études russes chez CNA, un centre de recherches d'Arlington, en Virginie, cela fait très longtemps que 55.000 d'entre eux sont stationnés à la frontière de façon permanente. Les 45.000 autres, qui auraient été mobilisés depuis diverses régions de la Russie, n'ont pas bougé en réalité. C'est plutôt leur équipement –des chars, des blindés, de l'artillerie, des missiles tactiques– qui ont été envoyés dans des zones proches de l'Ukraine.

Cela n'a rien d'inhabituel. Souvent, dans les préparations au conflit, armes et véhicules sont «pré-positionnés» dans des lieux proches de la zone de front; les soldats ne bougent pas mais ils peuvent être rapidement envoyés sur place pour rejoindre armes et véhicules, qu'ils sont formés à utiliser, au cas où la guerre deviendrait imminente.

Alors combien de temps ces préparatifs peuvent-ils rester en place? Comme aucun soldat supplémentaire susceptible d'être épuisé, de geler sur place, de crever de faim ou de se démoraliser n'a été expédié, ça peut durer longtemps. Pour Poutine, rien ne presse. Et pendant ce temps, il peut continuer à faire monter la pression en Ukraine, en organisant des cyberattaques ou en envoyant des mercenaires dans des zones contrôlées par les rebelles dans les provinces orientales du pays –tout en mettant à l'épreuve l'unité de l'OTAN en menaçant de couper les robinets énergétiques vers l'Allemagne et d'autres pays d'Europe de l'Ouest.

L'OTAN, ce nœud gordien

Le président Biden et d'autres dirigeants occidentaux peuvent eux aussi faire durer un peu le plaisir en fournissant encore plus d'armes antichars et de missiles anti-aériens à l'Ukraine ou en envoyant d'autres soldats dans les pays d'Europe de l'est de l'OTAN, surtout en Pologne et dans les pays baltes, dont les populations se sentent très exposées face à la résurgence de la Russie.

Des propositions d'adhésion à l'OTAN pourraient également être agitées sous le nez de la Suède et de la Finlande, nations occidentales neutres de longue date sur le flanc nord-ouest de la Russie et dont les dirigeants caressent l'idée d'une adhésion en réaction aux récentes initiatives de Poutine.

La question est de savoir quelles pressions, d'un camp ou de l'autre, auront le plus rapidement un fort impact politique –à supposer qu'elles aient le moindre effet.

En attendant, de quoi parle-t-on? La Russie a exposé plusieurs exigences concernant ce qu'elle qualifie de «garanties de sécurité», dont la plus pressante semble être que l'Ukraine ne soit jamais autorisée à entrer dans l'OTAN. Les Russes sont nombreux à considérer que l'Ukraine est vitale pour leur pays –historiquement, culturellement, économiquement et en tant qu'État-tampon qui les protège des intrusions occidentales. Poutine est allé jusqu'à dire que l'Ukraine n'était «pas un pays» et qu'elle faisait, avait toujours fait et ferait toujours partie de la Russie.

Si l'Ukraine a progressé dans tous ces domaines, elle est encore loin de remplir les critères exigés par l'OTAN.

Le fait est que l'Ukraine est très peu susceptible d'être accueillie dans l'OTAN avant longtemps, voire jamais. Même au début des années 1990, après l'effondrement de l'Union soviétique et la frénésie de demandes d'adhésion à l'OTAN d'anciens États du pacte de Varsovie, l'Ukraine a toujours été considérée comme un cas à part. Contrairement à la Pologne, la République tchèque et la Hongrie, elle a fait partie intégrante de l'Union soviétique. Il était également entendu qu'attirer l'Ukraine dans une alliance militaire occidentale serait une provocation extrême vis-à-vis de la Russie.

L'article 5 du traité de l'OTAN expose qu'une attaque contre l'un de ses membres sera considérée comme une attaque contre tous, et très peu de membres de l'OTAN sont prêts à entrer en guerre contre la Russie pour sauvegarder l'indépendance de l'Ukraine (même aujourd'hui, Biden et d'autres dirigeants de l'OTAN affirment qu'ils n'enverront pas de soldats défendre l'Ukraine si la Russie attaque).

Enfin, contrairement aux pays baltes (qui ont fait partie de l'Union soviétique mais ont quand même été autorisés à rejoindre l'OTAN), l'Ukraine ne remplissait pas les conditions nécessaires à l'adhésion –un haut degré de démocratisation, un faible niveau de corruption, le contrôle de l'armée par des civils et la capacité à s'intégrer aux armées d'autres pays de l'OTAN. Si l'Ukraine a progressé dans tous ces domaines, elle est encore loin de remplir les critères exigés par l'OTAN.

Quoi qu'il en soit, Biden et les autres dirigeants occidentaux insistent sur le fait qu'aucun pays tiers, et encore moins un pays hostile comme la Russie, n'a le droit de décréter qui est autorisé, ou pas, à rejoindre leur alliance. Pendant «l'élargissement» de l'OTAN après la Guerre froide, ses dirigeants avaient annoncé que l'adhésion resterait ouverte. En exigeant que l'OTAN s'interdise désormais toute extension à l'est, Poutine est en train de remettre ce principe en question.

Des mois capitaux

Lors de leur rencontre vendredi, Blinken a accepté de fournir à Lavrov des réponses écrites aux exigences de la Russie –ce que les responsables américains n'avaient pas fait encore quelques jours auparavant. Écrire ces réponses va nécessiter énormément de consultations au sein de l'administration Biden et avec d'autres pays de l'OTAN, ainsi qu'avec l'Ukraine. Cela va prolonger le processus diplomatique et empêcher Poutine d'appuyer sur la gâchette pendant des semaines.

Biden sera-t-il capable de trouver suffisamment de compromis pour détourner Poutine de l'idée de la guerre sans trop lui céder?

Dans le même temps, il va falloir faire pression sur l'Ukraine. Blinken et Alexandre Grouchko, le vice-ministre des Affaires étrangères russe, ont tous deux dit à des occasions différentes que la mise en application des accords de Minsk pourrait beaucoup contribuer à réduire les tensions. Ces accords, signés par la Russie et l'Ukraine en 2015 mais ignorés par les deux camps depuis, appellent à un cessez-le-feu entre l'Ukraine et les milices séparatistes de la province du Donbass, à un échange de prisonniers, au désarmement des milices, mais également à des élections libres dans le Donbass, ce qui pourrait avoir un effet sur les politiques ukrainiennes.

À un moment, il faudra régler la question de l'élargissement de l'OTAN. Il est fou de déclencher une guerre pour un principe –la possible adhésion de l'Ukraine à l'OTAN– qui n'a aucune chance d'être mis en application. Il doit y avoir des moyens de désamorcer la querelle sans abandonner ce principe. L'OTAN pourrait faire une déclaration pour expliquer les nombreuses raisons pour lesquelles l'Ukraine n'est pas éligible pour l'instant.

Les experts pourraient être consultés sur le temps qu'il faudrait pour que cette situation change. Dans le même temps, Biden et d'autres dirigeants occidentaux devraient tenir des pourparlers en coulisses avec le président ukrainien Volodymyr Zelensky, et proposer toute une cargaison de garanties de sécurité et de cadeaux économiques en échange du retrait de sa demande d'adhésion à l'OTAN –à la condition que la Russie retire de la frontière ukrainienne ses chars et autres armes fraîchement mobilisées.

Est-ce que ce sera facile? Non. La diplomatie est difficile, surtout quand les disputes et les conflits d'intérêt sont aussi profonds et complexes. Est-ce que tout le monde sera satisfait du résultat? Non plus. Les Ukrainiens voudraient profiter du confort et de la sécurité offerts par les garanties de l'article 5 de l'OTAN. Les Russes (pas juste Poutine) voudraient voir restaurer de façon irréfutable leur «sphère d'influence» à l'Ouest. Ils n'obtiendront pas satisfaction.
 

Les questions qui s'offrent à nous sont les suivantes: Poutine pense-t-il qu'il vaut la peine de prendre le risque d'une guerre pour tenter d'obtenir ce qu'il veut, ce qu'il envisage comme un retour au destin de grande puissance de la Russie? Biden sera-t-il capable de trouver suffisamment de compromis pour détourner Poutine de l'idée de la guerre sans trop lui céder? Les prochains mois vont mettre les nerfs de tout le monde à rude épreuve.
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