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Pourquoi les savants se battent depuis des siècles sur l'origine du nom «Amérique»

Depuis le dernier tiers du XIXᵉ siècle, certains auteurs cherchent à prouver que le pays ne doit pas son nom à l'explorateur florentin Amerigo Vespucci.

Amerigo Vespucci découvre l'«Amérique». Gravure de Jan Galle, d'après Jan van der Straet (1638). | <a href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:%22America%22_(Engraving)_Nova_reperta_(Speculum_diuersarum_imaginum_speculatiuarum_1638).tif">Wikimedia</a>
Amerigo Vespucci découvre l'«Amérique». Gravure de Jan Galle, d'après Jan van der Straet (1638). | Wikimedia

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Nous avons généralement appris à l'école que l'Amérique avait reçu son nom à la Renaissance, en hommage au navigateur florentin Amerigo Vespucci. Il est ainsi communément admis qu'un groupe d'érudits de Saint-Dié-des-Vosges, gravitant dans l'entourage du duc René II de Lorraine, aurait décidé en 1507 de forger le mot «America». Ces savants humanistes, guidés par le chanoine Vautrin Lud, seraient partis du postulat que Vespucci avait été le premier à prendre conscience que les terres ouvertes à la connaissance des Européens à la fin du XVe siècle n'étaient pas une partie inconnue de l'Asie, mais un «Nouveau Monde». Il convenait dès lors de nommer ces terres nouvelles.

Cette explication fait généralement consensus (tout en suscitant de nombreuses indignations) depuis la mort de Vespucci lui-même, alors que ce dernier n'a sans doute jamais eu conscience que son prénom avait été donné à une partie des terres nouvelles qu'il avait explorées à plusieurs reprises au tournant du XVIᵉ siècle.

Un mot qui fait débat

Pourtant, depuis le dernier tiers du XIXe siècle, certains auteurs ont cherché à prouver que la filiation supposée entre le prénom de Vespucci et la dénomination du Nouveau Monde n'était qu'une grossière confusion. Usant d'arguments très variés, et surtout de motivations diverses, ils ont redoublé d'efforts pour faire admettre à la communauté historienne internationale, mais aussi au grand public, que le nom de l'Amérique avait une tout autre provenance que celle qui était le plus communément admise.

C'est en particulier au début des années 1890, dans le contexte particulier du quatrième centenaire du premier voyage de Christophe Colomb et de l'approche de l'exposition universelle de Chicago (ou World Columbian Exposition), que la polémique autour de l'origine du nom de l'Amérique connaît un certain essor.

On note une effervescence intellectuelle autour du mot «Amérique». Certaines théories sont échafaudées pour tenter de prouver que ce mot n'est pas d'origine européenne, mais qu'il aurait au contraire une provenance indigène. C'est en particulier Jules Marcou, un Jurassien résidant à Cambridge (Massachusetts), qui se fait pendant deux décennies le héraut de cette théorie, à travers ses ouvrages et ses articles.

Brillant géologue, ami intime de Louis Pasteur avec qui il a partagé les bancs du lycée, il est parti aux États-Unis en 1848, s'est marié avec la fille d'un riche Américain en 1850, le mettant ainsi à l'abri des contingences matérielles et lui permettant de se consacrer exclusivement à ses recherches. Il est connu pour s'être fait beaucoup d'ennemis et avoir émis des théories très controversées dans de nombreux domaines.

 

Carte géologique des États-Unis et des possessions britanniques de l'Amérique du Nord, d'après Jules Marcou. | Gallica/BnF

 

Sur la question spécifique du nom de l'Amérique, il cherche à prouver qu'il proviendrait d'une chaîne de montagnes appelée Amerrique ou Amerriques, située entre le lac Nicaragua et la mer des Antilles. La région serait habitée par une tribu d'Indiens nommée Amerriques. En langue Maya, ce nom signifierait «le pays du vent», «le pays où le vent souffle toujours». Ayant entendu ce nom lors de l'une de ses explorations, Vespucci (qui se serait prénommé en réalité Alberico), aurait alors choisi de modifier son prénom en hommage à ces contrées sauvages.

Ces remises en cause ont été fort discutées lors de la huitième session du Congrès des américanistes en octobre 1890 à Paris. Les conclusions en furent sans appel, réfutant totalement les conclusions de Marcou et d'autres chercheurs. Ainsi, le géographe Lucien Gallois, spécialiste de la cartographie de la Renaissance et disciple de Paul Vidal de La Blache, considère que la théorie de Jules Marcou manque de solidité et ne peut être acceptée en l'état.

Un enjeu identitaire

Il faut dire que, pour les savants et politiques de l'ancien et du nouveau monde, l'enjeu est de taille. Il s'agit de savoir si l'Amérique a un nom de baptême d'origine européenne ou indigène. Si les théories de Marcou ont été réfutées assez facilement en raison de leur manque de solidité et du manque de preuves pour les étayer, cette polémique a montré qu'il existait alors un enjeu identitaire fort autour de la captation de ce nom. En effet, dans les années 1890, les États-Unis ont achevé de panser les plaies de la guerre de Sécession et sont en passe de devenir une grande puissance.

Déjà devenus la première puissance industrielle du monde, ils sont au seuil de devenir également un empire. La doctrine Monroe, élaborée en 1823, connaît alors une nouvelle lecture nationaliste, que l'on résume parfois par l'expression «l'Amérique aux Américains». Les États-Unis ont, depuis leur indépendance, progressivement capté à leur profit le nom qui devrait normalement échoir au continent dans son ensemble, «America».

Or, la question de savoir si ce nom est un toponyme originaire du Nouveau Monde ou bien s'il est un avatar dérivé du nom d'un obscur Florentin, considéré qui plus est comme un imposteur par des générations d'auteurs, est tout à fait centrale dans la construction de l'identité nationale des États-Unis.

Théories en cascade

C'est pourquoi des médias américains et européens se font régulièrement l'écho, tout au long du XXe siècle, de nouvelles théories essayant de renouveler l'approche du sujet. Ainsi, en 1908, l'antiquaire de Bristol Alfred Hudd publie un article dans lequel il affirme que le nom de l'Amérique proviendrait en fait de Richard ap Meyrick, shérif de cette ville du sud-ouest de l'Angleterre au début du XVIe siècle et qui avait contribué financièrement aux voyages de Jean et Sébastien Cabot. Pour le remercier, ces derniers auraient décidé de donner son patronyme à l'étendue continentale sur laquelle ils avaient accosté. Cette théorie, qu'aucune étude historique sérieuse n'est venue valider, a pourtant été largement relayée depuis lors, en particulier au Royaume-Uni où l'idée que le nom de l'Amérique ait pu être originaire de Bristol s'avère séduisante.

En octobre 2019, c'est le Guardian qui publie dans son courrier des lecteurs une autre explication. Selon Colin Moffat, c'est bien Colomb qui est à l'origine du nom «America». Au cours de son voyage en Islande en 1477-1478, il aurait entendu parler d'une terre nommée «Markland». Pour convaincre les rois catholiques de financer son expédition, il leur aurait parlé de cette terre pleine de promesses en hispanisant son nom: ajoutant le préfixe A, puis remplaçant «land» par «-ia», «Markland» serait devenu «Amarkia», puis «America». Peu de temps après cette explication aussi alternative qu'iconoclaste, le Guardian n'a pas tardé à publier un nouvel article contestant les propos de Moffat et redonnant à Vespucci la place qui est la sienne dans le panthéon des figures de l'ère des découvertes européennes.

Une telle polémique, qui pourrait prêter à sourire, montre que la question des origines du nom de l'Amérique demeure une histoire vivante et discutée, même si les arguments avancés par ceux qui rejettent la version la plus couramment admise sont rarement étayés par des preuves convaincantes. Depuis les travaux de Jules Marcou à la fin du XIXe siècle, et quelles que soient les motivations qui sous-tendent ces contestations, personne n'a jamais pu apporter la preuve irréfutable que Saint-Dié-des-Vosges ne pouvait pas réellement prétendre au statut de «marraine de l'Amérique», pour avoir abrité les travaux ayant abouti au «baptême» du Nouveau Monde en 1507.

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l'article original.

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